« Un broyage des solidarités »
Daniel Bensaïd, professeur de philosophie à Paris-VIII.
La formulation même de fracture sociale laissait présager expédients et rustines, car elle appelle un traitement médical en lieu de place d’une lutte contre la polarisation sociale qui s’accentue. La tendance est de décrocher le phénomène de l’exclusion de la matrice générale des problèmes. Le résultat ? On se focalise sur l’exclusion, alors que ce n’est que la part maudite d’un phénomène plus global. La dualisation n’est pas uniquement entre les chômeurs et ceux qui ont un emploi. Elle se caractérise aussi entre les salariés. Dans tous les secteurs, et même dans la fonction publique, il y a de plus en plus de précarisation. Et, tout en haut, après l’étalage des discours des années 80 sur l’argent comme étalon social absolu, cela donne le spectacle ahurissant de Suard à la télévision annonçant autour d’un million de francs de revenu mensuel. Partout, on assiste à un éclatement des statuts, et, de fait, à un broyage des solidarités. Or, quand la solidarité semble poser problème, on lui substitue la charité. Et en plus, une charité sélective. Mais comment peut-on traiter la précarité, l’exclusion, la pauvreté sans parler du travail, de l’éducation, de la santé en général ? Le problème est isolé de ses racines en traitant les effets beaucoup plus qu’en s’efforçant de rétablir la cohésion sociale.
« La fin des régulations »
Robert Castel, Ecole des hautes études en sciences sociales. Dernier livre paru : « Métaphores de la question sociale : une chronique du salariat » (Fayard, 1995).
On est dans la fracture quand la question sociale arrive à son point de rupture. Il y a eu, dans le passé, des sociétés fracturées. Au XIXe siècle, par exemple, quand un prolétariat misérable produisait la richesse de la société industrielle, mais se retrouvait sans droits, méprisé « campant dans la société sans y être casé », disait Auguste Comte. C’est la rupture entre ceux qui ont presque tout et ceux qui n’ont presque rien, sur fond de guerre civile, comme en juin 1848, où elle a été près de se réaliser. Les deux pans de la fracture avaient été tant bien que mal recollés à travers la relative intégration de la classe ouvrière, le développement du droit du travail et de la protection sociale et la domestication du marché par un régime stable de l’emploi. Ces régulations se défont et la menace réapparaît : déstabilisation des stables, invalidation d’une part croissante de la population active, soumission des relations professionnelles aux pures lois du marché. La menace de fracture se situe au centre de la société par l’affaiblissement du système de solidarité et de protection sociale et non à travers les phénomènes d’exclusion, qui ne font que répercuter l’effet de ces dérégulations sur les plus vulnérables. La lutte contre la fracture ne se résout pas à lutter contre l’exclusion. C’est bien en amont que se joue la cohésion de notre société.
« D’abord l’inadmissible »
Roger Sue, professeur des universités. Auteur de « Temps et ordre social » (PUF, 1995).
Parlons plutôt de fractures sociales. C’est d’abord l’inadmissible. Comment admettre qu’une société qui progresse économiquement régresse socialement ? Cette incompréhension rend les Français étrangers à leur société. C’est aussi, plus que l’exclusion, la polarisation aux extrêmes de l’échelle sociale. Une très petite minorité se retrouve bien au-dessus du salariat (primes, intéressements et stock-options), face à une fraction croissante de la population qui se situe en deçà du salariat et des protections sociales. La fracture est aussi sociopolitique par l’incapacité du discours dominant à donner un diagnostic de la crise. Le mot est d’ailleurs mal venu : « crise » sous-entend que l’état est exceptionnel et qu’on reviendra au stade antérieur. C’est évidemment faux. Et cette crise n’est pas économique : depuis 1973, début officiel de la « crise », le PIB a augmenté de 70%. Il faudrait plutôt parler de déclin du travail, principe même de la structuration du terrain. Nous sommes à la fin d’un modèle social axé sur le progrès et la sécurité sans qu’apparaisse un nouveau modèle. Comme disait Gramsci : « L’ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour. Dans ce clair obscur, les monstres apparaissent. »
« Une déchirure »
Alain Lipietz, auteur de « la Société en sablier », La Découverte, 1996.
Je n’aime pas le mot de fracture sociale qui évoque un bout de bois cassé. D’un côté, il y a les exclus, de l’autre les inclus. Je préfère parler de déchirure sociale, comme pour un bas filé, ce qui montre que tout le monde est touché progressivement. Si on considère la fracture, cela signifie que l’exclusion est un état presque définitif, et non un processus continu et graduel. La fracture, c’est deux morceaux de société. Ce n’est évidemment pas innocent car les politiques que l’on va appliquer découlent de ce choix de vocabulaire. Avec la fracture, on va faire des lois pour étendre la « bienveillance » de la société à ces exclus, faire une sorte de politique coloniale à l’égard des gens pour qu’ils ne se sentent pas trop en dehors. C’est un phénomène habituel en Amérique latine, où l’on sépare exclus et inclus par une sorte de ligne en pointillés et où on s’efforce d’assurer aux premiers un certains nombre de droits fondamentaux, comme le droit au logement ou le droit de vote. Au contraire, si l’on admet qu’il s’agit d’une déchirure sociale, on va tenter de mettre un point de suture pour stopper le processus : ce serait le partage du travail et des richesses.
« La plaie de l’exclusion »
Jean-Baptiste de Foucauld, inspecteur général des finances, a codirigé avec Robert Fraisse « la France en prospectives », Odile Jacob, 1996.
Fracture sociale : une expression simple pour décrire une réalité complexe que l’on a du mal à maîtriser, mais à laquelle on ne saurait se résigner. Cette réalité, c’est celle de l’exclusion : des personnes différentes les unes des autres, non reliées entre elles, mais qui ont en commun de ne plus faire partie, temporairement ou non, des échanges économiques et sociaux. A la problématique de l’exploitation vient désormais s’ajouter celle de l’exclusion. Avec cette différence que les moyens utilisés pour combattre la première (la grève, la force, la loi) ne marchent pas bien pour réduire la seconde. Lutter contre l’exclusion requiert en effet capacités à l’initiative, sens de la coopération, faculté d’écoute et de dialogue, fut-il conflictuel, et acceptation de disciplines de partage et de solidarité. Pour lutter contre la fracture sociale, faite à la fois de regain d’exploitation et de montée de l’exclusion, dans un climat d’opacité et d’illisibilité sociale croissante, il faut une stratégie claire. Celle-ci doit amorcer un développement fondé sur de nouvelles régulations économiques, sociales, institutionnelles et éthiques. Car la fracture sociale se prévient plus qu’elle ne se guérit.
« La classe moyenne visée »
Alain Touraine, Ecole des hautes études en sciences sociales. Dernier ouvrage paru : « Pourrons-nous vivre ensemble ? » ( Fayard, 1997).
Pendant trente ans, la classe ouvrière avait fini par entrer dans les classes moyennes. Aujourd’hui, c’est la classe moyenne qui retombe. C’est une chute qui attend un nombre considérable de gens. Ils ne sont pas tous dans la misère. Dans cette tranche de population, on trouve des chômeurs, des gens en traitement social du chômage, des étudiants qui retardent leur entrée dans le monde du travail, des préretraités, des femmes de plus de 45 ans qui ne cherchent même pas de travail. On arrive ainsi à 12 millions de personnes dans la précarité. Avec des causes complexes : le développement d’un capitalisme financier et pas entrepreneurial, la part décroissante des salaires dans le revenu national. Une bulle financière s’est constituée dans le monde ; tandis que le monde productif perd du terrain. Forcément, on crée de la pauvreté et de l’exclusion.
« Un roman de Dickens »
François Dubet, professeur à l’université de Bordeaux. Dernier ouvrage paru : « Ecole-famille : le malentendu » (1997, Textuel).
C’est d’abord l’image des SDF, des Misérables, des romans de Dickens. Puis vient l’image des manifestations et des mobilisations, qui procèdent de la peur de la fracture sociale. Mais ces mouvements ne contribuent-ils pas à l’accélérer ? La fracture sépare ceux qui ont la capacité de se défendre et ceux qui ont perdu la parole.
Par BANTMAN BÉATRICE, LATRIVE FLORENT