Y a-t-il des armes chimiques en Syrie ? Le régime de Bachar el-Assad en utilise-t-il ? Alors que le haut-commissaire de l’ONU aux droits de l’homme a averti ce lundi qu’un « cauchemar » se dessine en Syrie, pourquoi la communauté internationale n’intervient-elle pas ? Lundi 27 mai, Le Monde publie le récit et un témoignage vidéo de deux de ses envoyés spéciaux « clandestins durant deux mois dans Damas et sa région, avec les rebelles syriens », témoins directs selon eux de l’usage d’armes chimiques par les forces de Bachar el-Assad. [1]
Les deux envoyés spéciaux décrivent des hommes qui toussent, leurs vomissements et leurs évanouissements, et affirment en avoir été témoins, plusieurs jours d’affilée sur le front de Jobar, à la sortie de Damas. Laurent Van Der Stockt, le photographe du Monde, a d’ailleurs lui-même souffert de troubles visuels et respiratoires. Des prélèvements réalisés sur place seraient en cours d’examen à l’étranger. Pour Le Monde, ces attaques chimiques sont bien le fait des forces de Bachar el-Assad. Dès janvier, le quotidien faisait déjà état d’informations tendant à démontrer l’usage d’armes chimiques en Syrie. Informations démenties à l’époque par Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères de la France. Vendredi 24 mai, cinq mois après le démenti de son ministre, le président de la République, François Hollande, affirmait de son côté, dans un discours devant de hauts responsables militaires, à Paris : « Le conflit a aujourd’hui pris une ampleur qui nous oblige, avec nos alliés, à n’écarter aucune option, si l’usage des armes chimiques était bien établi. »
Jusqu’ici, aucun rapport officiel ne fait état de l’utilisation de telles armes, que ce soit de la part du régime ou de l’opposition syrienne. Le 6 mai, la commission d’enquête ad hoc de l’ONU a désavoué les déclarations de Carla Del Ponte [la Suissesse tessinoise – qui préside cette Commission] sur l’utilisation du gaz sarin par l’opposition, estimant que les éléments recueillis n’étaient pas assez concluants. C. Del Ponte avait affirmé à la chaîne de télévision publique suisse du Tessin avoir vu un rapport sur « des témoignages recueillis concernant l’utilisation d’armes chimiques, en particulier de gaz neurotoxique, par les opposants et non par le gouvernement ». Elle avait évoqué de « forts soupçons, des soupçons concrets » et jugé que ce n’était pas « surprenant » que l’opposition ait utilisé du gaz sarin « car des combattants étrangers se sont infiltrés parmi les opposants ».
La commission d’enquête, dont le mandat s’achèvera en mars 2014, doit publier son prochain rapport sur les violations des droits de l’homme en Syrie fin mai 2013, en vue de le présenter le 3 juin 2013, au cours de la prochaine session du Conseil des droits de l’homme de l’ONU à Genève. Les équipes de la commission d’enquête, mandatée depuis 2011 par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU, n’ont jamais reçu le feu vert de Damas pour entrer en Syrie. La commission mène donc ses enquêtes en se rendant notamment dans les pays voisins.
Une autre commission d’experts a été mandatée fin mars par le secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon pour faire la lumière sur l’usage éventuel d’armes chimiques, mais elle s’est vu elle aussi refuser l’accès au pays par les autorités.
Depuis plusieurs semaines, l’usage ou non des armes chimiques en Syrie se trouve au cœur du débat sur l’armement et l’aide internationale à l’opposition syrienne. Vendredi 10 mai, le secrétaire d’Etat américain, John Kerry, a déclaré que les Etats-Unis pensaient détenir une « preuve solide » de l’utilisation de ces armes par le régime syrien. Au cours d’un dialogue avec des internautes organisé par Google +, la télévision NBC News et le département d’Etat, John Kerry [le secrétaire d’Etat d’Obama] a dénoncé les « choix terribles qu’a faits le régime (…) d’avoir recours à des gaz pour lesquels nous pensons avoir la preuve solide de leur utilisation ».
Une conférence en juin à Genève
Ces « preuves » et la ligne américaine avaient déjà été avancées fin avril par Barack Obama. Mardi 30 avril 2013, le président américain avait assuré détenir la preuve de l’utilisation d’armes chimiques en Syrie : « Nous avons maintenant des preuves que des armes chimiques ont été utilisées en Syrie, mais nous ne savons pas par qui, ni quand, ni comment », avait expliqué le président américain.
Barack Obama a également assuré que Washington reverrait sa position sur le conflit syrien s’il était établi que le régime de Bachar el-Assad a effectivement utilisé des armes chimiques contre les rebelles. Le président américain avait cependant mis en garde contre la prise de décisions hâtives sur ce dossier en l’absence de faits précis et concrets : « Je dois être certain d’avoir tous les éléments. C’est ce que le peuple américain est en droit d’attendre. » Un principe de non-intervention et une ligne de réserve sont maintenus jusqu’à aujourd’hui – bien que devenus pourtant intenables – alors que d’autres pays, comme la Turquie, font depuis plusieurs semaines part de leur certitude sur ce thème, et que les indices sur de tels usages se sont multipliés ces dernières semaines.
Pour le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, aucun doute : la Syrie a utilisé des armes chimiques et a « franchi depuis longtemps » la ligne rouge fixée par les Etats-Unis, estimait-il vendredi 10 mai 2013, interrogé par NBC News. Selon le ministre des affaires étrangères turc, Ahmet Davutoglu, des examens menés en Turquie sur des victimes de la guerre en Syrie indiquent que des armes chimiques ont bien été utilisées. Le 22 mai 2013, lors de son briefing devant le Conseil de sécurité, le coordinateur spécial des Nations unies pour le processus de paix au Moyen-Orient, Robert Serry, a lui aussi fait état d’« informations de plus en plus nombreuses » relatives à l’emploi d’armes chimiques sur le champ de bataille syrien.
En dépit de tous ces indices et déclarations, le Conseil de sécurité de l’ONU ne s’est toujours pas décidé à saisir la Cour pénale internationale (CPI), et Washington ne semble pas décidé à agir. L’urgence d’une intervention internationale n’est pourtant plus à démontrer, alors que le bilan du conflit a dépassé les 70’000 victimes [94’000 selon certaines sources]. Lundi 27 mai, Navi Pillay, haut-commissaire de l’ONU aux droits de l’homme, a d’ailleurs averti qu’un « cauchemar » se dessine en Syrie, lors de l’ouverture de la 23e session du Conseil des droits de l’homme de l’ONU. « Je crains que la communauté internationale ne réussisse pas à remplir ses obligations fondamentales envers les victimes », a-t-elle ajouté. « Au cours des 26 derniers mois, nous avons assisté à un conflit brutal en Syrie. Le régime d’Assad brandissant un arsenal d’armes lourdes, d’avions, de missiles balistiques et éventuellement d’armes chimiques, a tué ou blessé un nombre “indicible” de civils », a déclaré pour sa part l’ambassadeur des États-Unis auprès du Conseil, Mme Eileen Chamberlain Donahoe.
Aux États-Unis comme en Europe, l’embarras est réel. Le Conseil des droits de l’homme a d’ailleurs été saisi vendredi d’une demande de débat urgent de la part des États-Unis, de la Turquie et du Qatar sur la « détérioration de la situation des droits de l’homme en Syrie, et sur les récentes tueries à Qousseir ». Lundi 27 mai, les préparatifs s’accéléraient toutefois en vue de la tenue, en juin à Genève, d’une conférence internationale pour mettre fin au conflit en Syrie, avec des réunions de haut niveau lundi à Paris tandis qu’à Bruxelles les ministres européens doivent discuter d’une éventuelle levée de l’embargo d’armes pour l’opposition syrienne. Cette conférence de Genève doit mettre à la même table rebelles et régime syrien. Le peu d’empressement des capitales occidentales à se saisir pour de bon de l’épineux problème des armes chimiques s’explique sans doute en partie par leur volonté de faire aboutir cette conférence.
Pierre Puchot