La laïcité, dites-vous, est menacée par le créationnisme. Comment serait-ce possible ?
Entre les deux tours de la dernière élection présidentielle, j’ai publié un livre, Lucy et l’obscurantisme (1), dans lequel je décrivais l’histoire du créationnisme aux Etats-Unis d’Amérique, son expansion dans le monde et ses menaces en Europe et en France. J’avais proposé comme titre Lucy et la laïcité, ce qui fut accueilli avec scepticisme par mon éditrice Odile Jacob. Que je défende les théories de l’évolution contre des mises en cause par des courants de pensées religieux, extérieurs à la science, va de soi, mais que j’aille sur le terrain de la laïcité, voilà qui étonnait. Ces réactions montrent, hélas, que les créationnistes et les partisans du dessein intelligent (Intelligent Design, ID) avaient bien œuvré puisque les laïques ne voyaient là qu’une controverse autour des seules théories de l’évolution. Les créationnistes et les adeptes de l’ID n’ont pas pour cible les théories de l’évolution en soi, mais utilisent fort intelligemment le fait que cette théorie, si mal comprise, contient tout ce qu’ils veulent combattre. C’est la première étape, celle qui doit, selon la « stratégie du coin » (the wedge strategy) engager la suivante avec pour objectif d’imposer leur conception du monde dans l’enseignement. Car leur stratégie vise l’éducation privée et publique.
Faut-il vraiment mener combat pour enseigner l’évolution ?
Un des grands principes de la laïcité est que tout individu est libre d’exercer le culte qu’il a choisi à condition de ne pas troubler l’ordre public. Or dans les collèges, les lycées et maintenant dans les universités, comme récemment à l’université Lyon I, des fondamentalistes chrétiens et musulmans perturbent les cours, provoquent de l’agitation, menacent et cherchent à imposer leur vérité. Face à cela, il y a toujours les partisans de l’attitude munichoise qui consiste à dire que si la théorie de l’évolution suscite des troubles, il faut en édulcorer, voire supprimer l’enseignement. On sait où cela mène. Au contraire, il faut renforcer son enseignement car elle suscite ce grand débat laïque sur les diverses façons d’interroger le monde. Le Conseil de l’Europe l’a bien compris : écarter l’enseignement de l’évolution en biologie, c’est menacer l’enseignement des sciences avant de menacer la laïcité.
Mais ce problème n’est-il pas spécifiquement américain ?
La France, amusée de l’archaïsme des Etats-Unis, a peu porté attention à ce qui se passe sur le Vieux Continent. Il y eut de nombreuses tentatives, parfois abouties, pour éliminer l’enseignement de l’évolution de l’école en Angleterre, Allemagne, Pologne, Italie, aux Pays-Bas… sans oublier la Russie. Le tout sans échos médiatiques, sauf lors du rejet par une commission du Conseil de l’Europe d’une résolution contre les pressions exercées par des courants religieux et/ou inspirés de l’ID sur le contenu des programmes d’enseignement en biologie. Cette résolution intitulée « Les dangers du créationnisme dans l’éducation » a finalement été adoptée en octobre 2007.
La Pologne, certes, mais la France ?
Notre pays est bien celui de Descartes. Pas celui de la méthode, mais celui qui, lorsqu’il ne comprend pas quelque chose ou si une observation ne correspond pas à son cogito, s’en remet à Dieu. La théorie de l’évolution héritée de Charles Darwin peine à pénétrer notre pensée, sauf chez les biologistes. Nous croyons être à l’abri de toute contagion car la loi de 1905 nous protège. Quelle naïveté ! Je suis donc plein de gratitude envers Nicolas Sarkozy qui, grâce à ses propos, a réveillé les combattants de la laïcité. Je reste stupéfait qu’il ait repris des affirmations propres aux créationnistes et aux antilaïques primaires selon lesquels les événements tragiques du XXe siècle résultent d’un recul de la religion. L’argument ? L’homme éloigné de son créateur est redevenu un animal qui se comporte selon la loi du plus fort en accord avec la théorie de Darwin. Si on enseigne que l’homme descend d’un animal inférieur et si, à cause de la laïcité, il ne reçoit plus d’enseignement religieux, alors cela entraîne et justifie toutes les horreurs. Il faut donc supprimer l’enseignement de l’évolution, CQFD.
En France, l’Islam est la deuxième religion, comment aborde-t-il cette question ?
Les médias se sont peu inquiétés des influences créationnistes propres à l’Islam, avant que plusieurs milliers de personnes ne reçoivent le désormais célèbre Atlas de la création dû au fondamentaliste turc Harun Yahya. D’un seul coup c’est la panique parce qu’un livre venant d’un pays musulman tombe comme un pavé dans la mare aux certitudes. Or l’auteur de ce livre n’a fait qu’employer les méthodes des évangélistes fondamentalistes américains. Cette alliance de circonstance entre évangélistes et islamistes poursuit un même but : détruire la laïcité.
Que retenez-vous de l’affirmation de Nicolas Sarkozy : l’instituteur est moins apte à enseigner la morale que le prêtre, le rabbin ou l’imam ?
La morale n’est pas de la seule compétence des religions, et encore moins des seules religions du livre. Il y a une morale supérieure à toutes les autres, celle qui enjoint de respecter le droit de croire et de ne pas croire, pour soi et pour les autres. Seule cette morale laïque permet, justement, la tolérance entre les religions et c’est en ce sens qu’elle est supérieure aux autres. A l’heure de la mondialisation et de tant de conflits ethniques et religieux, la laïcité se fonde sur les droits universels de l’Homme. Et notamment des droits des femmes et des enfants durement acquis à l’encontre de ces « morales » qui leur confèrent toujours une position inférieure. La morale laïque est de ce côté, pas toutes les morales religieuses, loin s’en faut. Car derrière l’activisme des créationnistes, il y a le sombre dessein de renier ces acquis issus du siècle le plus laïque, le XXe siècle. Louons ces créationnistes qui nous rappellent que dans la vie, que ce soit l’évolution ou l’histoire, rien n’est jamais définitivement acquis.
(1) Lucy et l’obscurantisme, Editions Odile Jacob, 304 pp, 2007, 22,90 euros.