Critique communiste : Par rapport à Mai 68, quel est ton souvenir personnel le plus marquant ?
René Cottrez : Ce qui m’a alors le plus frappé c’est la spontanéité du démarrage de l’action. Contre la volonté de Louis Danais, le dirigeant de la CGT, et membre du PC, on a décidé de séquestrer la direction : « Ils se sont enfermés et ils refusent de nous recevoir, et bien on les laisse enfermés ! ». Les locaux de la direction étaient situés au-dessus des ateliers. C’est une des premières choses qu’ils ont changé après 68 : s’écarter des ateliers ! L’autre souvenir très prégnant, c’est le souci de préserver l’outil de travail. Il a été présent dans tous les conflits ultérieurs, mais en 68 c’était très fort. Pendant toute la nuit, les copains de la fonderie ont vidé les fours, qui autrement auraient été détériorés, plusieurs tonnes d’aluminium en fusion ! Les délégués sont intervenus en ce sens, mais le souci était présent dans toutes les têtes : « C’est à nous, on veut le préserver ! »… J’ajouterai également la force de la solidarité ouvrière. J’étais célibataire et je ne suis pas rentré chez moi durant huit jours. Durant tout ce temps on m’a amené de la nourriture. Les jeunes, nous étions couvés… Ce sont là des souvenirs impérissables !
Critique communiste : Quel jour l’occupation a commencé ?
René Cottrez : C’était le 15 mai. L’équipe du matin avait organisé un fort débrayage, ce qui créait un bon rapport de forces. Et l’équipe de l’après-midi est partie dans la grève. Un copain m’a dit :« On fait grève aujourd’hui ? », j’ai répondu :« On y va. On démarre ! ». Pour qui, pourquoi ? Très certainement la lutte des étudiants avait une influence sur nous. On est partis dans les ateliers pour faire débrayer. A partir de 18 heures, la boîte était bloquée, et c’est alors que se sont posés les problèmes de protection de l’outil de travail : les fours donc, le traitement thermique également, les fours ont été maintenus en chauffe minimum durant tout le conflit, ensuite le graissage régulier des machines… Et on a attendu l’équipe de nuit, dont on savait qu’elle renforcerait le rapport de force. Mais quant à ce qui se passerait le lendemain : c’était l’inconnu total !
Critique communiste : Selon toi, comment s’explique le démarrage d’une telle mobilisation ?
René Cottrez : Comme je viens de le dire, consciemment ou non, l’ambiance étudiante devait y être pour quelque chose. Et pesait le poids étouffant d’une hiérarchie tatillonne, autoritaire... Il était interdit de se laver les mains avant l’heure, même si la production était finie : on devait attendre le passage du chef, qui vérifiait qu’on avait toujours les mains sales. Il était interdit de franchir avant l’heure les lignes jaunes qui séparaient les différents ateliers. Des trucs invraisemblables !
Critique communiste : Comment s’est organisée l’occupation ?
René Cottrez : L’occupation a été organisée avec la formation d’équi-pes. Des piquets de grève ont été installés à toutes les portes, une bonne dizaine au total. Ils étaient constitués par affinités : les gars des moteurs, ceux de la maintenance, ou des boîtes de vitesse etc… Pour ma part, j’ai occupé la nuit. Ce fut une occupation bon enfant : courses de vélos, recherche de bois pour se chauffer : toutes les palettes y sont passées… Et aussi chasse aux la-pins : l’immense espace de Cléon n’était pas totalement construit, il y avait donc beaucoup de taillis : les lapins ont beaucoup souffert de 68 ! Très rapidement aussi des délégations ont été envoyées vers les entreprises du coin pour les faire débrayer. Boîtes du textile alors nombreuses et qui ont disparu depuis, entreprise de piles… Le mouvement a fait rapidement tâche d’huile à partir de Cléon qui, avec ses 5 000 salariés, était la plus grosse usine. On a alors appris à dialoguer avec ces autres secteurs, qui avaient d’autres traditions, certaines avec une forte présence féminine qui n’existait pas à Renault. On a retrouvé partout le même souci de préserver l’outil de travail, qui faisait qu’on n’entrait pas comme ça dans l’entreprise. Un comité de grève avait été constitué, en fait une intersyndicale CGT-CFDT. Une assemblée générale se tenait chaque matin, les deux leaders CGT et CFDT donnaient les con-signes, et on organisait les piquets de grève. Certains syndiqués, par ailleurs, autour de l’UL, organisaient l’interprofessionnel. Ce fut une occupation patiente : on suivait ce qui se passait à Paris, on était en relation avec Billancourt, certains sont allés à Flins… Mais tout cela passait par les structures syndicales et les élus. On attendait. Une anecdote : comme je possédais une mobylette, j’étais le seul motorisé. Et un jour le comité de grève m’a demandé de faire le tour des piquets pour que soit retiré un tract qui n’était pas conforme. Ce que j’ai fait. Décision du comité de grève : il faut mettre ce tract à la poubelle ! Bien sûr, j’en ai mis un dans ma poche : c’était le premier tract sur la boîte de… Voix ouvrière !
Critique communiste : Y a-t-il eu des rapports avec l’extrême gauche et les mobilisations étudiantes ?
René Cottrez : Il y avait un militant de l’AJS, mais qui n’est pas resté longtemps. Et un camarade de la JCR présent dans l’entreprise depuis 1964, qui avait un mandat de CE, dont il a été dépossédé par la suite lors des tensions avec le PC, et qui plus tard sera la cheville ouvrière du comité d’action. LO viendra sur l’entreprise, mais je n’ai pas souvenir d’une présence à l’intérieur. Un jour nous avons décidé à quelques uns, après débat et contre l’avis des militants communistes, d’aller à Mont Saint-Aignan, rencontrer les étudiants… pour voir, sans idées préconçues… Dans l’usine, il y avait des discussions, les anciens racontaient 36, mais nous n’avions pas de formation politique. Alors, débarquer au milieu des discussions des étudiants, au« Cirque », on arrivait sur une autre planète, un peu des débats de fous !
Critique communiste : Y a-t-il eu des contradictions entre les salariés et leurs organisations ?
René Cottrez : En termes de rupture, le fait majeur ce fut au moment de la reprise du travail : 2 500 personnes acceptent de reprendre le travail, sur la base des accords de Grenelle améliorés Renault, en particulier sur les salaires, et 900 s’y opposent, dont une partie allait décider de continuer à se réunir.
Critique communiste : Comment ont été vécus les accords de Grenelle ?
René Cottrez : Nous avions des comptes rendus chaque matin, on nous expliquait que ça négociait, que ça avançait, mais sans qu’il y ait de réel débat… On avait les informations, pas par la télé, mais par la radio. On n’a pas vécu ce qui s’est joué à Billancourt, avec le meeting où sont intervenus Séguy et Benoît Frachon. Après l’arrêt de la grève à Billancourt, nous avons été invités à voter sur la reprise. C’est alors que certains ont dit que le compte n’y était pas.
Critique communiste : Cela voulait dire ?
René Cottrez : Le compte n’y était pas sur le plan revendicatif : sur la base d’un tel mouvement on pouvait obtenir davantage. Le problème de l’abattement salarial pour la province par rapport à Paris, par exemple, qui suscitait un fort mécontentement, n’était pas remis en cause Et, pour certains, le compte n’y était pas sur le plan politique. A l’époque on n’a pas évoqué la révolution, mais ceux qui avaient une formation politique, et une expérience, celle de 36, portaient cette idée qu’on pouvait obtenir autre chose, qu’un espoir était trahi. Est-ce que tout était possible ? Peut-être, avec d’autres directions… Donc on peut dire, aujourd’hui, que c’était avec une part d’illusions… N’empêche que tout cela était dans les têtes. Une partie de ceux qui ont refusé la reprise ont constitué le comité d’action, qui sortira trois tracts, Le prolétaire, ainsi qu’un bouquin, écrit en grande partie par le copain militant de la JCR et certainement avec le concours de Gérard Filoche, et il organisera, avec des militants du Comité d’action, de la CFDT, et peut-être de la CGT, un débat sur Mai 68, ses conséquences, la question de la reprise… Le comité d’action réunira jusqu’à une centaine de participants. Puis il se transformera en comité rouge. Beaucoup n’adhèreront jamais à la Ligue, mais ils constitueront un noyau militant sur lequel reposeront toutes les initiatives ultérieures, par exemple les occupations, et qui imposera à la CGT le droit d’expression par tracts, en particulier de la Ligue. On vendra jusqu’à 50 Rouge sur la boîte. Bref, des camarades qui resteront disponibles pour beaucoup de choses. Est-ce qu’on aurait pu capitaliser tout ce potentiel militant ? Je ne sais pas… N’empêche que l’histoire de la Ligue sur Cléon, avec ensuite des copains qui s’embaucheront, et les transformations de la CGT, tout cela est indissociable de ce qui s’est passé en 68.
Critique communiste : Et lors de la reprise, comment cela s’est-il passé ?
René Cottrez : Les délégués syndicaux ont garé leurs voitures à côté de celles de la direction. Et, avec tout le monde derrière eux, la reprise s’est organisée. Mais dans un bordel pas possible. Il a fallu plusieurs mois pour que la normalisation se fasse. Bien au-delà des vacances qui ont provoqué une rupture inévitable. On débrayait pour un oui ou un non, spontanément, il suffisait qu’un chef veuille un peu trop jouer les cadors. J’ai le souvenir d’un contre-maître, un mois auparavant hautain, sûr de lui, qui vient me voir, moi un jeune de 19 ans, pour me dire :« Qu’est-ce qu’on fait ? ». Il est vrai que ça ne bossait pas, l’ambiance était totalement instable, et il n’était plus question de supporter l’autoritarisme. On se lavait les mains avant l’heure, on franchissait les lignes jaunes, on montait les escaliers sans autorisation…
Il y avait le souci de conserver ce qui avait été imposé, et donc un changement radical dans le relationnel. La désobéissance s’organisait : « Les gardes chiourmes, ça suffit, on n’est pas des gosses ! ». A plus long terme, ces manières de finir avant l’heure ont été utilisées par la direction pour… réinstaurer une hausse des cadences ! Tel gars qui, au lieu de laisser une machine sur trois en repos, utilisait les trois pour finir avant l’heure, avait fait la démonstration qu’il avait la compétence d’utiliser trois machines en même temps ! A partir des années 80, le process de travail a changé et, même si une certaine liberté dans l’atelier a été préservée, une reprise en main s’est opérée. Et aujourd’hui, avec les objectifs tellement ambitieux qui sont imposés, les tensions s’accroissent, les incidents se multiplient, et l’esprit né de 68 tend à disparaître.
Critique communiste : De cette grève de 68, est-il resté des acquis ?
René Cottrez : Oui, il y a eu des acquis incontestables. Les salaires ont été augmentés de manière significative. Et, après, les exigences sur les cadences, sur les conditions de travail ont été systématiquement mises en avant, par exemple la nécessité d’être doté en chaussures et en gants de sécurité. Il n’y a pas eu de transformation des conditions de travail en 68, mais dans les années qui ont suivi ce type d’exigences a été maintenu. Et bien sûr la reconnaissance de la section syndicale dans l’entreprise.
Critique communiste : Et en ce qui concerne les organisations syndicales, quels changements ont eu lieu ?
René Cottrez : 68, c’était seulement ma deuxième grève, la première ayant été celle contre les ordonnances de De Gaulle sur la Sécurité sociale. Je me suis syndiqué immédiatement, à la CFDT, mais j’étais seulement adhérent et pas militant. Mon premier mandat ce sera en 1971. Donc je n’ai pas vécu de l’intérieur ces débats et confrontations. Il y eu des bagarres pour la démocratie interne, aussi bien à la CFDT qu’à la CGT. La CGT était structurée en sections par bâtiment, mais ce n’était vrai que sur le papier. Il y a donc eu une exigence que cela se concrétise. Et, dans la CFDT, pour que ces sections se créent et se réunissent. A la différence de la CGT, il n’y avait pas de congrès, le premier aura lieu en 1976. Un minimum de démocratie syndicale a donc été imposé au cours de ces années. Dans la CFDT, je n’ai pas le souvenir de réels débats. Dans la CGT, il y en a certainement eu, mais je ne les ai pas connus.
Le fait d’aller rencontrer les étudiants à Mont Saint-Aignan, c’était une rupture avec la direction syndicale, mais qui ne fut pas vécue comme telle. Quant à la participation au comité d’action, c’était d’abord l’expression de la volonté de continuer. Il y eut aussi des mesures de rétorsion. Contre le camarade de la JCR, comme je l’ai évoqué à l’instant. Lorsqu’il fut décidé en 1969 que je passe à la CGT, j’étais alors organisé politiquement, je me suis heurté à un refus catégorique. Cela aurait pu se concrétiser les années suivantes, mais nous avions alors changé d’orientation, et ce n’est qu’en 1989 que je suis passé à la CGT. Je fus alors accueilli à bras ouverts : il y avait eu dans l’intervalle tout un travail, des copains dans la CGT, et de mon côté l’audience que j’avais gagnée dans l’entreprise.
Critique communiste : Dans les années qui ont suivi, quelles furent les mobilisations dans l’entreprise ?
René Cottrez : Il y a eu un conflit dès 1969, avec occupation, mais que je n’ai pas vécu puisque j’étais à l’armée. C’était une réaction contre des sanctions et un licenciement, et qui a manifesté la prégnance d’un pôle combatif. En 1971, nous avons eu une occupation, avec une opposition syndicale qui s’est manifestée en tant que telle, et qui publiera une brochure. En 1978, nouveau conflit, avec nouvelle occupation durant huit jours, et évacuation par la police. En 1987, en réaction à une première charrette de licenciements, on vivra une mobilisation très forte, qui n’empêchera pas tous les licenciements, mais en bloquera un certain nombre. En 1991, une occupation dure, et une évacuation par la police, sur diverses revendications dont celle, centrale, des 1500 francs pour tous. Un moment très dur, dans la mesure où une majorité de travailleurs s’est prononcée contre la reprise, alors que syndicalement nous défendions l’idée qu’il fallait reprendre, une dizaine de travailleurs étaient pris en otages par la direction et se trouvaient menacés de licenciement. On a eu du mal à remonter la pente….
En 1995, sous forme d’un conflit larvé on a connu une forte mobilisation. C’est le dernier conflit en date de cette force. Depuis la donne a changé. La CGT est combative, mais les autres syndicats, CFDT, FO, CFTC, CGC, se sont transformés en pions de la direction, signant tout, ne participant pas aux grèves. Si une telle attitude peut se comprendre de la CGC, les cadres étant pris dans la logique de leur rôle, c’est autre chose pour des syndicats ouvriers qui apparaissent avoir perdu toutes leurs références de classe. C’est particulièrement dramatique pour la CFDT : en 1978 nous avons combattu le recentrage, mais c’était encore une confrontation entre syndicalistes, alors qu’aujourd’hui ce n’est plus cela. Une telle situation est particulièrement dommageable dans le contexte actuel. Par exemple les négociations en cours concernant la gestion prévisionnelle des compétences, qui tend à une démolition du Code du travail, supposeraient qu’on fasse face avec d’autres réponses que celle qui consiste à signer tout ce que propose la direction.