Le XXe siècle risque bien de rester dans l’histoire comme le plus monstrueusement inhumain de tous les temps, et c’est certainement l’un de ceux où la poésie a tenu le moins de place. Pourtant – ô dialectique ! –, il a été un grand siècle de poésie. Ce n’est pas ici le lieu de jouer au palmarès mais, pour la langue française seulement, il est impossible de se limiter à une pléiade. Du moins, ne peut-on guère contester que le surréalisme, avec ses entours, y domine, d’Apollinaire et Saint-John Perse à Prévert et Queneau, en passant par Desnos, Péret et, naturellement, André Breton.
À cette galaxie appartient Césaire ! Quoique n’ayant pas appartenu au mouvement, ne fut-il pas reconnu par Breton dès qu’il le découvrit aux Antilles, et comme le plus grand ? Mais unique, au-delà de cette reconnaissance de son lyrisme révolutionnaire, et cela à plusieurs titres.
D’abord, parce que, s’il est de langue française, il est, en tout premier lieu, poète des Antilles et poète noir. En cela, il dépasse déjà la poésie française par le choix d’un maniement de cette langue, qui va ouvrir le champ de la grande littérature antillaise. Certes si, par définition, toute poésie est intraduisible, son écho exige au moins une langue de grande communication. Et Césaire a compris l’erreur de ses amis antillais qui, par anticolonialisme, choisissaient le créole pour chanter leur vie et ses luttes. Césaire a compris qu’à ceux qui leur avaient tout pris, ce n’était que justice de prendre leur langue pour les combattre, en la portant plus haut, en un français antillais, plus riche que celui de la métropole coloniale, et plus généreux par son contenu de fraternité humaine.
Plus haut encore, il a élevé cette poésie en fécondant la littérature de ce qu’il a appelé lui-même la négritude. Et l’intraduisible de la poésie, par la sienne, est devenue traduisible dans tout le monde noir. Le secret de sa merveilleuse musique poétique, c’est son contenu révolutionnaire ! Elle est toute de dénonciation : de toute colonisation, de tout racisme, de toute oppression des peuples.
Et cette poésie n’est pas seulement dans ses poèmes, mais dans tout ce qu’il a écrit : poésie tragique de ses œuvres dramatiques qui couvrent tout le champ des révoltes et des révolutions, de celle d’Haïti, pas encore sorti des convulsions de la liberté noire, à celle du Congo, symbolisant toutes les autres, contre le colonialisme, devenu plus abject quand il se couvre de tartufferie néocoloniale, révoltes et révolutions qui saignent toujours sous nos yeux, de l’Afrique à la Palestine. Sur leurs drapeaux peut – hélas ! –, toujours s’écrire : « Je pousserai d’une telle raideur le grand cri nègre que les assises du monde en seront ébranlées… les assauts de vocables, tous sabords fumants. »
Universel
Sa poésie s’étend jusqu’en son travail d’historien, rigoureux dans son magnifique Toussaint Louverture, qui devrait faire se cacher de honte tous les chantres de Napoléon. Jusqu’en ses superbes discours mêmes, et ses textes politiques, dits dans sa solitude parlementaire, ayant rompu avec le stalinisme dont il avait bu jusqu’à la lie les mensonges et vécu les trahisons.
On ne voit pas qui aurait le droit de lui reprocher ses paris et ses défis : celui d’accepter que les Antilles deviennent de vrais départements français, vraiment égalitaires ; ceux d’une décolonisation démocratique. S’il n’a gagné les uns qu’à demi, a échoué pour les autres, qui a fait mieux ? Les hommages baveux d’un pouvoir qui est la négation absolue de sa vie, de ses luttes et de ses œuvres, n’enterreront pas sous des funérailles nationales la portée révolutionnaire immortelle de son nom et de sa poésie, et le peuple antillais n’est pas plus dupe des simagrées des embaumeurs professionnels que ne le sont les lutteurs du monde entier. Césaire, d’un vol d’aigle, s’est élevé de degré en degré, de ciels en ciels de la voix humaine, dans son « non ! » à la déshumanisation du monde. Sa mort le situe comme le plus universel de tous les poètes du siècle.
Notes
• À cet hommage à celui que j’ai eu l’honneur et le bonheur d’avoir connu, aimé, et célébré lors de son 80e anniversaire, je tiens à ajouter la manifestation de solidaire amitié avec ses amis, mes amis de Martinique et de Guadeloupe, en particulier à celui qui m’a introduit auprès du poète, son fidèle Roger Toumson, et au souvenir de l’autre fidèle, Xavier Orville, ainsi qu’à ceux de notre camarade Vincent Placoly, et de Jean Pons, l’ami de Césaire en ses heures noires et le merveilleux illustrateur de ses poèmes.
BATOUQUE
[…]
batouque
quand le monde sera nu et roux
comme une matrice calcinée par les grands soleils de l’amour
batouque
quand le monde sera sans enquête
un cœur merveilleux où s’imprime le décor
des regards brisés en éclats
pour la première fois
quand les attirances prendront au piège les étoiles
quand l’amour et la mort seront
un même serpent corail ressoudé autour d’un bras sans joyau
sans suie
sans défense
[…]
* in Aimé Césaire, Les Armes miraculeuses