De Fort-de-France,
Une immense tristesse et une immense fierté : voici ce que les Martiniquais ont ressenti à la mort d’Aimé Césaire, qui a marqué plusieurs générations de militants. D’abord, la génération qui, de 1941 à 1945, lutta contre le nazisme et le régime du maréchal Pétain, et qui se jeta dans la Résistance (aux Antilles, on parle de la dissidence). Le plus célèbre de ces jeunes lycéens, admiratif de son professeur Césaire, était Frantz Fanon.
Ensuite, celle des militants et des militantes ouvriers, syndicalistes et communistes des années 1945 à 1956 qui, pour imposer la conquête de droits sociaux, ont eu pratiquement une année sur deux à déplorer de nombreux morts tombés sous les balles des CRS et des troupes françaises. Les vieux militants encore en vie vous récitent les poèmes de Césaire fustigeant les mitrailleurs des frères Jacques, ouvriers agricoles grévistes de 1948 dans la commune du Carbet.
Enfin, la troisième génération est celle des jeunes adolescents lycéens au tournant des années 1950 et 1960 qui, par rejet de l’ordre colonial établi et du monde des bien-pensants assimilationnistes, avaient lu, décortiqué, appris, déclamé le Cahier d’un retour au pays natal, le Discours sur le colonialisme, la « Lettre à Maurice Thorez ».
Même si leur activisme politique les avait conduits à revendiquer des combats quotidiens plus radicaux que ceux que menait le poète, maire et député, ils se retrouvaient dans la fierté nègre contenue dans le Cahier et la marche pour la conquête de l’identité. « La bouche des malheurs qui n’ont point de bouche », affirmait qu’il était beau et bon d’être nègre, et cela a renforcé le combat pour rejeter les complexes de génuflexion, d’infériorité et de subordination.
Ils retrouvaient dans le Discours tous les thèmes de la révolution coloniale et celui d’un engagement anticolonialiste cherchant la construction d’un monde débarrassé de l’exploitation et de l’oppression. Ils saluaient le panache de « L’heure de nous-mêmes a sonné » de la « Lettre à Maurice Thorez », annonçant la démission de Césaire du Parti communiste français, après les révélations du XXe Congrès du Parti communiste d’Union soviétique et au moment de l’écrasement des soulèvements de Pologne et de Hongrie. Ils approuvaient cette volonté proclamée de construire un communisme à visage humain, rejetant le stalinisme. Et, plus tard, quelle puissance et quelle invitation à la réflexion, dans Une saison au Congo ou dans La Tragédie du roi Christophe, lorsque le mouvement de décolonisation eut à aborder les choix décisifs !
Nous n’avons jamais été persuadés que Césaire avait donné toutes les bonnes réponses. En revanche, il a posé, parfois avec lucidité et clairvoyance, bien avant d’autres, une partie des bonnes questions, malgré la forte tension qui a pu exister entre ses écrits et ses choix politiques quotidiens. On a toujours apprécié la dimension internationale de son combat, avec Haïti, l’Afrique du Sud ou les Noirs américains. Lors de sa difficile réélection à la députation, en juin 1968, Césaire, le soir du « vidé » (célébration de la victoire), eut une pensée pour la lutte des Noirs américains, et il lança aux milliers de partisans qui s’apprêtaient à manifester : « Je m’adresse à cette réaction de Fort-de-France qui se terre dans ses demeures coloniales du centre-ville, dépitée de sa défaite électorale. Le peuple va passer vous montrer sa joie et sa détermination, alors je ne vous dis qu’une consigne : comme disent ceux du Black Power, “Let my people go !” » C’est ce rebelle que des milliers de Martiniquais ont honoré.