Critique communiste : Si tu le veux bien, nous allons commencer cet échange par un retour sur 68 et sur la façon dont ces événements ont alors été perçus politiquement…
Michel Lequenne : Quand on parle de 68, c’est le plus souvent de 68 en France. Or, il ne faut pas oublier qu’il y a eu en même temps des explosions sociales, non seulement en Europe, mais dans le monde : en Allemagne, avec un mouvement étudiant, derrière Rudi Dutschke, qui a précédé la mobilisation en France, au Mexique avec des conséquences beaucoup plus dramatiques en termes de victimes, et aussi les événements de l’Est européen… 68 est arrivé en une sorte de polarisation de sursauts d’ébranlement de la société. Et il fait peu de doute que ce furent des manifestations de surgissement de toute une nouvelle génération.
En France, spécifiquement, la situation avant 68 apparaissait comme parfaitement calme : la société de consommation fonctionnait à plein. Certes, il y a eu des grèves tout au long des Trente glorieuses, mais grâce à la situation économique, elles se terminaient par des compromis. Dans le cadre des négociations, les capitalistes avaient les moyens de lâcher de petites concessions. Ce calme tenait aussi à la politique des grands partis ouvriers qui jouaient pleinement un rôle d’apaisement social. Ils représentaient, face au pouvoir, une opposition de compères ! En fait, c’est cela qui empêchait tout mouvement social de se développer. Il est donc vrai que le mouvement étudiant a été le déclencheur, sur des questions qui n’étaient pas centrales pour les masses travailleuses, mais à partir d’une radicalisation née des luttes anticolonialistes, qui avaient pris une ampleur du fait de la guerre d’Algérie, avec participation du contingent et de « rappelés ».
Enfin, cela correspondait à un changement social profond, duquel il me semble que l’on n’a pas assez tenu compte : entre la fin de la Guerre mondiale et 68, la scolarisation dans les études secondaires a été multipliée par dix. C’était un autre effet des Trente glorieuses et des besoins d’une main-d’œuvre de plus en plus qualifiée et de formation intellectuelle. Des techniciens, des employés, des ouvriers ont envoyé leurs enfants passer le bac, et si possible pour aller plus loin. Nous avions donc une jeunesse scolarisée qui devenait partie prenante du prolétariat, au sens où j’en ai étendu le concept : un prolétariat qui inclut tous les salariés qui n’ont que leur force de travail à vendre comme source de revenu. Et ces jeunes étaient marqués par la guerre d’Algérie.
Les contradictions que bloquaient les grands partis, elles se sont exprimées au sein du monde universitaire, d’où est venu le choc qui a provoqué 68. Et dans des lieux tel que Nanterre, où les étudiants issus du peuple étaient nombreux, et confrontés à des difficultés de vie considérables. Les revendications sur le mode de vie ont de ce fait été très importantes. Ce monde étudiant-là n’avait plus rien à voir avec la participation des étudiants aux révolutions du XIXe siècle, ou leur absence en 1936. Les événements qui allaient survenir à partir de ce choc, personne ne les avait prévus, y compris parmi nous.
Critique communiste : Précisément, ce « nous », qui était-il ?
Michel Lequenne : Je parle de notre toute petite organisation, le PCI : tout au plus 150 membres en Mai 68 ! Elle comprenait les étudiants qui militaient à la JCR. Une JCR qui débordait de beaucoup notre réalité militante, mais avec laquelle nous étions parfaitement en phase. Les non étudiants étaient des anciens, sans beaucoup d’implantation. Il y avait un petit groupe d’enseignants, avec Charbin, Debourdeau, quelques syndicalistes, mais isolés… Ce n’était plus la situation de l’après guerre, lorsque avaient été intégrés des ouvriers, des vrais, pas seulement les militants qui avaient été envoyés dans les usines, avec des cadres tels que Renard ou Righetti, avec le groupe dit de Puteaux-Suresnes… A la veille de 68, ils n’étaient plus là, découragés par les explosions successives de l’organisation.
Quand il y a une crise, et, pire, une scission, les ouvriers se retirent dans leur travail syndical ; tandis que les intellectuels théorisent, ce qui prépare des sorties sur des positions diverses ! A chaque scission, on avait perdu des militants, et essentiellement les ouvriers. Même en 1952, une partie des militants ouvriers étaient dehors avant la scission. Ce fut le cas du groupe de Puteaux-Suresnes. Il y avait eu, en 1961, le retour du petit groupe d’anciens majoritaires français de 1952, augmenté de militants gagnés dans le PSU, mais tout cela était groupusculaire, et la réunification « mondiale » de 1963 n’impliqua rien pour la France ; enfin, en 1965, ce fut le départ du courant de Pablo, avec quelques ouvriers, dont Benoits.
Donc, notre réalité était celle de militants anciens isolés, ce qui explique les difficultés de notre journal, et la crise de février 1968, lorsque les étudiants ont demandé à être représentés de manière plus importante dans la direction.
Critique communiste : La direction du PCI, quelle était-elle ?
Michel Lequenne : Le Bureau politique, en 1968, c’était les trois anciens : Franck, Prager et moi-même, plus les frères Krivine : Jean-Michel, de loin le premier à avoir été trotskiste, Alain, qui avait été élu comme mon suppléant au CEI lors du congrès de la IVe de 1966, et Hubert. Il me semble que Weber en était également. Très clairement, les jeunes visaient à dominer la direction.
En 68, le secrétariat du BP réunissait Franck, Alain et moi, les trois membres du CEI. Nous nous réunissions chaque semaine, très souvent près de mon travail, au café de l’angle de la rue Cassette et de la rue de Rennes. Nous fonctionnions très bien, et nous n’avons eu entre nous aucun problème par rapport au mouvement qui se développait.
Critique communiste : Cette petite organisation, comment percevait-elle la réalité où mûrissait Mai 68 ?
Michel Lequenne : On ne mordait pas sur la situation. LO et les lambertistes, pour des raisons différentes, disposaient de forces plus importantes que nous. On sentait des frémissements, et nous avions une petite influence dans les milieux intellectuels : les réunions du cercle Karl Marx réunissaient une assistance modeste, de l’ordre en moyenne de la cinquantaine de participants, mais non négligeable à notre échelle. Ce qui ex-plique la discussion engagée avec le groupe surréaliste.
Il existait des sensibilités diverses au sein de ces milieux en fonction des compréhensions différentes de la situation mondiale. Ainsi, Edgar Morin, lors de la guerre d’Algérie, avait suscité un appel, en fait sur des bases pacifistes, opposé à celui, dit « des 121 », rédigé par les surréalistes et le groupe Mascolo, que nous avions signé, et qui présentait un caractère révolutionnaire. Cela explique le rapprochement qui s’était opéré avec le Groupe surréaliste avec lequel une discussion était engagée.
Il n’empêche que beaucoup, dont les surréalistes, étaient extrêmement pessimistes quant à la perspective immédiate. Pour notre part, nous considérions qu’il existait des possibilités de lutte, et nous espérions beaucoup du développement du travail dans la jeunesse. Personne parmi nous ne sous-estimait son importance. Par exemple, lorsque nous avons quitté le PSU en 1965, notre courant a demandé aux groupes JSU que nous influencions de rejoindre la JCR, ce qui se fit à Caen et à Rouen, une réalité militante qui ne fut pas négligeable pour la suite.
Critique communiste : Cette importance donnée à la JCR correspondait à l’intérêt pour le PC ou pour les évolutions au sein de la jeunesse ?
Michel Lequenne : Les deux. Il ne faut pas oublier que nombre de nos camarades avaient été formés avec les conceptions de Pablo, donc avec cette idée que tout viendrait de l’évolution du PC. Cette approche était marquée par le campisme, au demeurant devenu davantage un campisme nord/sud que ouest/est, et avec une certaine méfiance à l’égard du prolétariat jugé intégré. II est vrai que la JCR est bien née du travail entriste, mais dans la jeunesse et non dans le PC. Et l’idée dominante chez nous continuait à tout attendre de mouvements du prolétariat « classique », des grandes usines.
Critique communiste : Y avait-il une compréhension de la nouvelle place de la jeunesse dans la société ?
Michel Lequenne : Non ! C’est une analyse qui est venue après. Après tout, les révolutionnaires sont toujours les Del Dongo de la bataille de Waterloo : ils sont dans le champ de bataille, mais ne voient pas tout ce qui s’y joue. Le mouvement étudiant a été le déclencheur de quelque chose qui le dépassait de beaucoup. Il a provoqué un mouvement dont les bases souterraines existaient sans être perçues.
En tant que marxistes, même prisonniers d’idées un peu dépassées, nous avions une certaine compréhension des évolutions du monde. D’où, par exemple, au sein du PSU, ma polémique avec Serge Malet, sur sa théorie de la nouvelle classe technicienne et ma conception du prolétariat large. Il faut dire que j’étais bien placé pour comprendre cela, puisque j’avais vécu à plein ces évolutions. A quinze ans, au Havre, j’étais petit commis dans le négoce du coton brut : je portais un faux-col et j’étais payé un salaire de misère. Mon patron, courtier, en 36, m’a viré avec deux autres commis, il nous payait 150 francs par mois. La lecture du livre de Gibelin et Danos m’a appris que ce montant était en réalité en dessous du minimum ouvrier. Qu’est-ce qu’il nous a dit ? « Messieurs, je suis obligé de vous licencier, parce que maintenant on ne peut plus payer les gens ce qu’ils valent ! ». Tu imagines, l’envie de tuer qui m’a pris à la gorge !
Après mon licenciement, j’ai été embauché presque immédiatement par un autre courtier. À 250 francs ! Le tarif des accords Matignon. Ahurissant, non ? Dans la même veine, j’ai entendu, à la Bourse, un de ces négociants gueuler : « Mais, à la canaille, tant on leur en donnera, autant il leur en faudra ! ». Ils n’osent plus parler comme ça aujourd’hui : ils sont plus hypocrites ! Mais ma conscience de classe est née là ! Et avec une force pour la vie… Et plus tard l’intelligence théorique du phénomène.
Critique communiste : Comment es-tu devenu correcteur ?
Michel Lequenne : À la fin de la guerre, après avoir travaillé dans les chantiers, alors que j’étais membre de la direction parisienne du PCI, je me retrouvais sans métier, avec quelques notions de comptabilité mais sans qualification. J’ai alors trouvé, grâce à Malaquais, un emploi dans l’édition. J’y suis devenu secrétaire d’édition, technicien de fabrication. Dans le même temps, j’avais appris la correction en faisant le journal de l’organisation. Pour faire mon livre sur Colomb j’ai dû quitter la maison d’édition où je travaillais. C’était après la grande crise de 1952, puis l’exclusion de notre tendance par Lambert. À ce moment, j’ai sérieusement tiré le diable par la queue. Le Colomb devait être publié par le Club du meilleur livre, dont le directeur a demandé à son chef correcteur de « me trouver quelque chose ». C’est par ce biais que je suis devenu correcteur.
Et, en 68, j’étais membre du Comité du syndicat des correcteurs, dirigé depuis toujours par des anarcho-syndicalistes. Mais, alors que je travaillais aux éditions Arthaud, j’avais créé, avec deux ou trois camarades, la première section d’édition du syndicat et, en 1966, une délégation du Comité m’a proposé d’y déposer ma candidature. Je leur ai rappelé que j’étais responsable d’un parti politique, le PCI, et que ce cumul de mandats était contraire aux statuts. « On ne veut pas le savoir », m’ont-ils répliqué. Il est vrai que ce parti minuscule ne posait pas de problèmes dangereux pour le syndicat. En fait, ils me faisaient confiance et, de surcroît, ils avaient besoin d’un trotskiste de mon acabit pour faire face aux lambertistes, qui eux étaient dangereux.
Nos désaccords politiques n’ont pas empêché que nous restions amis jusqu’à aujourd’hui. Le 25 mai 1968, il y a eu une AG du syndicat, avec un monde fou. Diverses positions s’exprimaient, dont celle des lambertistes, qui militaient pour un Comité central de grève. J’ai écrit une résolution qui intégrait ce mot d’ordre et qui a été adoptée à l’unanimité. J’en ai fait la lecture au meeting de Charléty, ainsi qu’à la Cité universitaire, où j’ai croisé Geismar qui m’a interpellé en me disant : « Alors, tu as changé de casquette ! ». C’était culotté, alors que cet ex-lieutenant de Jean Poperen au PSU était devenu maoïste ! Moi, je n’avais jamais cessé d’être un militant syndicaliste en même temps qu’un trotskiste…
Critique communiste : Qu’est-ce qui est apparu réellement possible en Mai 68 ?
Michel Lequenne : Nous avons eu l’illusion que c’était une révolution qui commençait. Oui ! On y a cru. Quoique pas longtemps ! Il y avait des comités partout, toutes sortes de réunions se tenaient. Ça faisait un peu 1917 ! Il fallait courir partout ! Sans oublier, pour moi, les problèmes posés au sein de mon entreprise, l’Encyclopædia universalis, où les correcteurs étaient les seuls syndiqués ; les rédacteurs étant pour la plupart des jeunes tout droit sortis de l’Université, mais sans expérience syndicale. L’envers de la médaille c’était, il ne faut pas l’oublier, qu’il y avait une sacrée résistance. En tant que syndicaliste du Livre, j’ai participé à une délégation qui s’est rendue à France Soir pour faire débrayer les travailleurs. Nous avons été bloqués aux grilles par les gros bras du PCF, non seulement il n’était pas question d’entrer, mais on a bien failli se faire casser la figure. Pensons aussi à la virée des étudiants à Renault Billancourt !
Critique communiste : L’objectif d’au moins renverser De Gaulle n’était-il pas réaliste ?
Michel Lequenne : Sans doute ! Mais on a buté sur l’incapacité de proposer une alternative à De Gaulle. Ce qui a permis à celui-ci de reprendre la main.
Critique communiste : A partir de là, c’est l’après-Mai 68…
Michel Lequenne : C’est en effet après que les problèmes ont commencé. « Ce n’est qu’un début ! », on y croyait. Mais il fallait bien accepter que ce n’était plus la révolution. La question d’une nouvelle organisation s’est immédiatement posée. Le mouvement était traversé de multiples courants — dont le nôtre, qui n’était pas dominant —, jusqu’aux ultra-gauches, dont ceux qui allaient dériver vers certaines formes de terrorisme. Il y avait plusieurs sortes d’anars, les maoïstes dans leurs diverses variétés… Un vrai melting pot ! Nous avions de nombreux membres de la JCR à la direction du PCI, mais le PCI n’était pas la JCR, et il ne pesait pas lourd. Il y eut des négociations. Et un accord pour travailler en direction du PCF.
Critique communiste : Malgré sa trahison ?
Michel Lequenne : À cause de sa trahison ! À chaque crise, le PC a perdu des militants. A la Libération, nous en avons gagné beaucoup. Mais nous n’avons pas réussi à les intégrer. J’ai, par exemple, organisé un vieux militant qui avait participé au Congrès de Tours. Il vendait auparavant des dizaines d’exemplaires d’un petit journal local du PC, sur son coin, et a décidé de le remplacer par la Vérité ! Évidemment, il n’en a vendu aucun. Ses acheteurs prenaient le journal local du PC pour les petites nouvelles et faits-divers. Nous étions incapables de garder ces militants ouvriers, qui n’avaient pas la même culture, ni le même militantisme. Il faut préciser qu’après la guerre notre activisme était quelque chose d’inimaginable !
Après 68, ce qu’était devenu le PCF n’a pas été propice à une crise en ses rangs. L’important était l’échec. Je crois que nous n’avons gagné aucun militant du PCF. Un autre phénomène décisif de l’après-68 a été la formation de la CFDT. Ainsi, à l’Encyclopædia Universalis, hormis les correcteurs qui étaient à la CGT, tous les autres employés et cadres ont adhéré à la CFDT. Pour eux la CGT était marquée du signe de la trahison ! Mais, cas peut être unique dû à la nature de notre entreprise et au fait que la CGT c’était là les correcteurs, CGT et CFDT nous avons travaillé immédiatement main dans la main.
Critique communiste : Donc, le moment est venu de créer une nouvelle organisation. Cette nécessité était-elle partagée par tous ?
Michel Lequenne : Nous étions tous d’accord qu’il fallait une organisation nouvelle. Moi, plus que tous, car j’ai toujours été pour le dépassement. Et j’avais l’expérience du PSU.
Critique communiste : Les acquis de cette expérience, tu les as fait passer ?
Michel Lequenne : Non ! C’est le problème que nous avons traîné tout au long de notre histoire : le parti révolutionnaire, bolchevik, le noyau qu’il faut développer… Cela dit, nous passions alors d’un coup, avec les jeunes, de 150 à environ 2000 militants, dont ceux de Révolution, qui n’étaient pas trotskistes. C’était un vrai chaos, et une Ligue gauchiste, triomphaliste. Il suffit de relire les débats dans Critique communiste, qui allait naître peu après…
Critique communiste : Quelle était la place des anciens dans cette nouvelle organisation ?
Michel Lequenne : Tous étaient d’accord sur la nécessité de celle-ci. Mais certains ont été refoulés, parce que jugés insuffisamment militants. Pierre Franck, compte tenu de son statut, était intouchable, mais il ne voulait pas non plus affronter les problèmes ainsi posés et se consacra à la revue Quatrième Internationale. Pour ma part, je n’avais pu, pour des raisons professionnelles et personnelles, participer au Congrès international post 68, qui fut le congrès des vainqueurs, celui de la nouvelle génération. Je n’étais donc plus à la direction, ni à celle du nouveau journal, Rouge, qui venait d’être créé et qu’allait diriger Jean-Pierre Beauvais.
Très vite, j’ai eu des désaccords multiples. Sur le plan du travail syndical, la ligne fut de créer des fractions syndicales. J’y opposai la nécessité de tendances. Puis ce fut, en 1969, le problème du féminisme. Je pensais qu’il fallait que nos camarades femmes s’engagent dans le Mouvement des femmes, contre ceux qui le refusaient au nom du combat de classe qui devait intégrer tout cela. J’ai plus tard également soutenu la revendication des réunions non mixtes, que les femmes de l’organisation ont eu du mal à imposer. Au niveau de l’Internationale, je fus contre les théorisations sur la guérilla urbaine : tout seul au sein du Comité central ! De surcroît, j’avais été un anti-pabliste, opposé à l’entrisme sui generis — et bien que je n’ai jamais été contre toute forme d’entrisme, mais contre celui-là précisément —, les camarades venus du pablisme continuaient à confondre toutes les notions d’entrisme et en valorisait la pratique, bien que leur propre expérience montrait qu’il n’en avait rien été retiré de décisif en ce qui concerne le PC, et qu’inversement l’expérience de la JCR n’avait rien eu à voir avec l’entrisme sui generis.
Bref, en ces premières années de la Ligue Communiste, j’étais en désaccord sur presque tous les problèmes politiques centraux.
Critique communiste : Pour en finir avec le retour sur tout ce passé, dis nous s’il t’apparaît avoir été marqué par des occasions manquées ?
Michel Lequenne : Des occasions manquées, il y en a eu beaucoup ! Le drame ce fut 1952, la crise pabliste, dont on paye encore les conséquences. Sans cette crise, le mouvement n’aurait pas explosé, et nous aurions affronté les suites avec beaucoup plus de forces. Quand on pense qu’un an après c’était le 19e congrès, l’exclusion de Marti, la mort de Staline ! Si nous avions sauvegardé une organisation unie, il n’y aurait pas eu le lambertisme, et nous aurions disposé de bien plus grandes possibilités lors de la guerre d’Algérie, avec une combinaison entre le soutien au FLN et une façade publique. Tout aurait été fort différent !
Il faut reconnaître que nous avons tous été collectivement des épigones de Trotsky. Car le problème était moins Pablo lui-même que la conception du parti mondial ultra-centralisé. Franck et Mandel portent une responsabilité, en ce qu’ils ont cédé à Pablo, en fonction de cette formule confiée à Bleibtreu : « Mieux vaut sauver l’organisation qu’avoir raison ! ». Ça a donné le contraire ! Peut-être que Mandel ne s’est pas senti de taille à affronter Pablo. Et il faut reconnaître que, quelles qu’aient été ses qualités politiques et humaines, Mandel n’avait pas la stature qu’il aurait fallu pour assumer les tâches qui lui tombaient sur les épaules au sommet de l’Internationale.
Franck, pour sa part, était sans doute dominé par sa cruelle expérience de lieutenant de Molinier, qui l’avait conduit à s’opposer à Trotsky. Il lui avait fait prendre la mesure des risques des oppositions radicales. Du coup, il était devenu d’une orthodoxie absolue.
Nous sommes bien placés pour la savoir : dans une petite organisation, les questions de personnes prennent toujours une importance démesurée. Notre organisation a terriblement souffert de ses pertes, par mort et usure : un fossé immense s’est créé entre les générations de dirigeants. L’Internationale est passée ainsi de l’extrême rigueur organisationnelle à un laxisme tout aussi destructeur, et d’une certaine dogmatisation du programme laissé par Trotsky à une insuffisance théorique face aux défis d’un grand tournant du monde. Le problème est donc de savoir si cela sera dépassé pour entrer dans l’époque nouvelle et pour répondre à ses exigences politiques.