Les mobilisations contre la guerre du Vietnam marquent la génération de 68 pendant pratiquement une décennie. Aux Etats-Unis d’abord, depuis 1964-65, puis dans les pays politiquement les plus liés à eux (Japon, Royaume-Uni, Allemagne Fédérale, Italie), et enfin, à l’échelle universelle, où elles ne cessent de monter en puissance. Au sommet de la vague, en 1970-71, elles parviennent à mobiliser jusqu’à 60% de l’ensemble des étudiant-e-s états-uniens. Le fameux pédiatre Benjamin Spock, auteur du Common Sense Book of Baby and Child Care, qu’avaient lu la plupart des jeunes parents de l’après-guerre, prend fait et cause pour « ses petits-enfants » qui résistent à la conscription, ce qui lui vaut d’être condamné en 1968. Et même de l’autre côté du rideau de fer, l’étudiant tchèque Ian Palach, qui s’immole par le feu en 1969 pour protester contre l’occupation soviétique de son pays, lance sur son lit de mort : « Ça suffit les bombes sur le Vietnam ! ».
Les manifestations anti-guerres, souvent explicitement anti-impérialistes, mettent en cause l’hypocrisie du « monde libre » : déportation massive de paysans dès le début des années 60 (hameaux stratégiques), mauvais traitements infligés aux civils et aux prisonniers (cages à tigre de 1,5 m. sur 2 m. fabriquées en Californie, mutilation des cadavres), massacres de villageois (400 à 500 villageois exterminés en mars 1968 à Mi Lai), bombardements massifs et indiscriminés (défoliants - agent orange -, napalm, munitions à fragmentation, carpet bombing), visant des objectifs civils (villes, villages, écoles, hôpitaux, pagodes, digues, etc.).
Aux yeux du monde entier, en 1967, le Tribunal Russel tiendra deux sessions à Stockholm pour instruire le dossier des crimes de guerre US au Vietnam. Animé par des intellectuels de premier plan – Bertrand Russel, Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre, Gisèle Halimi, Tariq Ali, etc. – il reconnaît le gouvernement des Etats-Unis coupable de tous les chefs d’accusation. « J’ai vécu l’Affaire Dreyfus et fait partie de la commission d’enquête sur les crimes commis au Congo par le roi Léopold. Je me souviens de nombreuses guerres, note Russel... Je ne peux retrouver dans mon souvenir l’exemple d’un peuple si torturé... Je ne vois pas d’autre conflit où la disparité des forces en présence ait été si considérable. »
La guerre du Vietnam aura un profond impact sur les mobilisations des années 68 en Suisse qui, en dépit de sa neutralité, fait figure de fidèle alliée des Etats-Unis. Le 1er mars 1968, des drapeaux du Vietcong sont hissés sur les locaux de la Neue Zürcher Zeitung, le grand quotidien bourgeois zurichois ; le 27 avril une banderole est tendue entre les tours de la cathédrale de Lausanne. Le 22 juin, une Journée suisse pour le Vietnam rassemble des milliers de manifestant-e-s dans les grandes villes suisses. C’est sans doute le thème qui rassemblera le plus de protestataires dans la rue pendant toute cette période.
Dans la rue contre l’impérialisme US…
« Il y avait d’immenses mobilisations contre l’intervention américaine au Vietnam. J’ai bien participé à une dizaine de manifestions à Lausanne, à Genève, à Zurich… En 1971, si je me souviens bien, avec ce qu’on appelait les Comités Indochine Vaincra, des satellites de la Ligue Marxiste Révolutionnaire qui réunissaient des jeunes qui n’étaient pas nécessairement membres de la Ligue, nous avions organisé une exposition tout à fait illégale dans les locaux de l’université sur les atrocités américaines, en particulier sur les bombardements au phosphore, les défoliants, l’agent orange… On avait des photos, des témoignages, et on avait organisé une exposition sans autorisation… Je me souviens que j’avais été… convoqué par le recteur et que j’avais reçu un blâme. »
« Le 6 novembre 1972, Les Lausannois se sont retrouvés avec deux drapeaux sur la cathédrale et une banderole de 62 mètres de long entre les deux tours qui disait : ‘Pour la victoire du FNL’. Le 6 novembre, c’était une journée internationale de solidarité avec le Vietnam. Notre position était de demander la victoire du FNL. Dans le monde entier y avait des manifestations. Les gendarmes sont venu à 8 heures du matin, ils ont essayé de nous déloger, mais on est resté à peu près jusqu’à midi, parce qu’on avait réussi à se barricader dans les tours. On était 17 ou 18 à être inculpés. Notre procès a eu lieu, six mois ou une année plus tard. Il y a eu des témoignages absolument extraordinaires. Un médecin français a montré des bombes à fragmentation au tribunal ; le Président a pris ça dans ses mains et il a dit : ‘ça va pas péter ?’ Un professeur de géographie français est venu parler de la situation au Vietnam ; c’était comme un meeting. Tout ça nous a coûté dix mille francs d’amende »
« J’ai écopé de dix jours de prison avec sursis, suite à une manifestation dans un cinéma où ils projetaient un film américain sur la guerre du Vietnam. La police était arrivée le deuxième ou le troisième jour, alors que des camarades occupaient le devant de l’écran. Et moi je ne sais pas comment j’ai fait, mais j’ai passé par-dessus le dossier de ma chaise, j’ai arraché la casquette d’un policier, et j’ai sauté sur sa matraque, car il avait déjà deux à trois copains grassouillets. Il avait la chemise déchirée et la peau ouverte… Il s’était retourné et il allait me taper dessus. Mais mon mari était grand et il avait eu le temps d’arriver. J’étais la seule femme à être embarquée. On a été au tribunal de district parce que j’étais considérée comme une personne dangereuse… »
La mobilisation contre la guerre du Vietnam au cœur des mouvements de 1968 en Suisse
L’opposition à l’intervention US au Vietnam est l’un des axes centraux du cycle de contestation mondial des années 1965-1975. En Suisse aussi, la contestation s’organise autour de la dénonciation de cette guerre et de l’alignement helvétique sur la politique de Washington.
Aux Etats-Unis d’abord, la convergence entre la lutte des Noirs et la dénonciation de l’intervention au Vietnam donne lieu à un véritable mouvement de masse. Mais l’extraordinaire brutalité de cette guerre, qui voit la première puissance militaire du monde frapper la population civile d’un pays pauvre, provoquera des réactions dans le monde entier. Au Japon, les étudiant-e-s se mobilisent pour dénoncer l’utilisation de la base américaine d’Okinawa pour le décollage des B52 qui larguent leurs bombes sur le Nord-Vietnam ; au Mexique, la contestation de l’impérialisme américain en Indochine est au centre du mouvement de 1968 ; à Prague, Jan Palach s’immole pour protester contre l’invasion soviétique, comme les bonzes de Saigon, mais il condamne dans un même souffle les bombardements US sur le Vietnam ; en Allemagne et en France, le massacre de paysans vietnamiens sans défense, des vieillards, des femmes et des enfants du village de My Lai, en mars 1968, est dénoncé par d’importants rassemblements.
En Suisse aussi, l’opposition contre la guerre du Vietnam sera un important moteur de la nouvelle mobilisation politique. La protestation s’inscrit dans la continuation du mouvement pacifique et anti-atomique qui avait émergé durant la décennie précédente, notamment autour des marches de Pâques. Après des actions et des prises de position sporadiques qui ont lieu depuis le début de l’intrusion militaire américaine, la dénonciation devient plus visible à partir de 1966, quand sont créés des comités Vietnam dans plusieurs villes. Ces premières actions visent surtout à demander une intervention du gouvernement suisse, notamment pour proposer ses bons offices et ainsi favoriser des négociations de paix. Des campagnes menées par des organisations humanitaires, comme la Centrale Sanitaire Suisse ou Terre des Hommes, pour rendre attentif à la détresse de la population vietnamienne rencontrent un écho considérable. Ainsi, le 9 mai 1968, une action de Caritas en faveur du Vietnam recueille 50 000 Fr. dans toute la Suisse.
Les nouveaux mouvements de contestation qui émergent à partir de 1968 radicalisent leur critique en dénonçant, à travers le conflit asiatique, la nature impérialiste et répressive du système capitaliste. Les protestations se dirigent en premier lieu contre le gouvernement américain et son intervention illégitime et brutale au Vietnam. Mais l’alignement de facto de la Suisse sur la politique américaine fait également l’objet de violentes critiques. En effet, quelle politique est menée par la Suisse officielle à l’égard du Vietnam ? Tout d’abord, Berne reconnaît le Vietnam du Sud en 1958 et y installe un Consulat général. Durant treize ans, c’est-à-dire jusqu’à la reconnaissance du Vietnam du Nord en 1971, Berne entretient des relations officielles uniquement avec le régime du Sud, sous contrôle américain.
Etat vassal des USA...
Cette orientation unilatérale de la politique extérieure suisse s’exprime aussi sur le plan commercial. Les exportations suisses, dirigées quasi exclusivement vers Saigon, s’intensifient durant le conflit ; ainsi, leur valeur se voit-elle multipliée par six, de 1965 à 1969. La Suisse participe aussi directement à l’effort de guerre des Etats-Unis en leur livrant différents produits stratégiques. Des avions Pilatus-Porter sont d’abord exportés à Washington et produits ensuite sous licence sur place ; ils seront mis à contribution dans la guerre en Indochine. Un rôle important est aussi joué par les pièces d’horlogerie exportées par la Suisse et qui servent à la fabrication d’armes et d’explosifs que l’armée américaine utilise au Vietnam.
C’est aussi ce soutien helvétique à la politique américaine qui est attaqué par les militant-e-s suisses. En avril 1968, Max Frisch écrit dans la presse que la position officielle de neutralité affichée par la Confédération dans le conflit du Vietnam équivaut au silence d’un Etat vassal, enclave à l’intérieur de l’empire américain. Durant ce même printemps, un drapeau Vietcong est hissé sur le toit des locaux de la Neue Zürcher Zeitung. Il s’agit de dénoncer les reportages de guerre mensongers et proaméricains de ce grand journal bourgeois. Quelques jours plus tard, une action a lieu devant le siège zurichois de Dow Chemical, firme qui produit le Napalm et l’Agent orange, utilisés par l’armée américaine au Vietnam, et qui provoquent des souffrances atroces pour la population vietnamienne. Des drapeaux Vietcong sont hissés sur les cathédrales de Lausanne et de Berne. Dans plusieurs villes enfin, des actions politiques sont organisées devant les cinémas qui projettent des films apologétiques de l’armée US, tels que The Green Berets.
Rôle central de la gauche radicale
Une très importante manifestation est organisée pour la journée nationale du Vietnam, le 22 juin 1968, mobilisant des milliers de personnes dans les grandes villes suisses. Malgré ce succès retentissant, le mouvement ne retrouvera plus cette unité d’action par la suite et la tentative de créer un Comité Vietnam national échouera. Toutefois, dans les différentes régions, les actions se poursuivent et s’intensifient. Les organisations de la Nouvelle Gauche, notamment les POCH en Suisse alémanique, le PSA au Tessin, de même que la Ligue Marxiste Révolutionnaire dans plusieurs cantons, Rupture pour le Communisme à Lausanne ou le Centre de liaison politique à Genève, vont tous faire de la dénonciation de la guerre et du soutien au FNL, un axe fort de leur intervention politique. Le rôle désormais prépondérant de la gauche radicale contribuera à radicaliser le discours sur le Vietnam.
Westmoreland au DMF
Une nouvelle action nationale a lieu le 13 septembre 1969, à l’occasion de la visite à Berne du Général Westmoreland, qui avait été Commandant en chef américain au Vietnam, entre 1964 et 1968. Des centaines de personnes protestent contre sa présence comme invité officiel du Département militaire fédéral. En novembre 1971 enfin, le sommet de la cathédrale de Lausanne est occupé : une immense banderole tendue entre les deux tours proclame que l’Indochine est la clef de la révolution mondiale.
La reprise des bombardements sur le Vietnam du Nord, en 1972, provoque une nouvelle intensification de la mobilisation. Ainsi, jusqu’à la signature des accords de Paris en janvier 1973, l’intervention américaine en Indochine alimente de nombreuses actions contestataires dans les villes suisses. L’opposition à la guerre du Vietnam a ainsi été un facteur centripète essentiel pour les différents acteurs - mouvements, organisations et groupes - qui ont marqué les protestations des années 68 en Suisse.
Janick Schaufelbuehl
A Lire
Diplomatie et économie suisse durant la guerre du Vietnam
Pour plusieurs générations militantes - dont celle née de l’opposition à la sale guerre menée par les USA, de 1960 à 1975, en Indochine -, l’ouvrage de David Gaffino (collaborateur du « Journal du Jura », Bienne), paru aux Editions Alphil [1], représente une contribution utile à la préservation de la mémoire historique.
Bien qu’influencée par l’esprit de la « guerre froide » entre l’Est et l’Ouest, la Suisse reconnaît officiellement le Nord Vietnam en 1971. En avance par rapport à la plupart des pays occidentaux (sauf la France et la Suède), cette décision tranche par rapport à l’attitude suisse envers d’autres « Etats divisés » (Allemagne et Corée).
Selon le résumé des Editions Alphil :
« Pour comprendre les enjeux de cette décision, il faut remonter aux accords de Genève qui mettent fin à la guerre d’Indochine [2] et dont la Suisse fut l’Etat hôte. En fait, la diplomatie suisse nourrit l’espoir d’accueillir une conférence de paix pour mettre un terme à la guerre du Viêt Nam. Il lui faut pour cela établir des relations diplomatiques avec Hanoi, l’ennemi de Washington. Mais l’embargo américain contre le Viêt Nam communiste contraint la Suisse à manœuvrer avec prudence, entamant un rapprochement à petit pas avec le régime du Nord, tout en préservant ses échanges commerciaux avec le Sud et surtout avec les Etats-Unis. Pour la Suisse, l’enjeu est important, puisque de nombreuses entreprises livrent à Washington des pièces d’horlogerie destinées à l’effort de guerre au Viêt Nam ». [3]
David Gaffino révèle « certains épisodes peu glorieux de notre diplomatie, comme les tentatives d’étouffer l’information concernant les exportations de pignons et d’engrenages pour l’industrie d’armement américaine ». [4] Il signale aussi que la reconversion militaire des très civils avions Pilatus date de la guerre du Vietnam, bien que cette reconversion ait été dénoncée à nouveau lors des guerres d’Amérique centrale (dans les années 1980) par l’Organisation du Peuple en Armes (ORPA), du Guatemala.
Est aussi démont(r)ée la dialectique des rapports inégaux entre économie suisse [5] et diplomatie, gérée par les ministres PS Willy Spühler, puis Pierre Graber. En dernière instance - « le politique suit en boitant l’économique » (Friedrich Engels) -, les pas diplomatiques suisses vers le Nord Vietnam s’effectuent seulement s’ils ne contredisent pas les intérêts économiques. [6]
Quelques années avant la fin de la guerre, il y eut rééquilibrage des investissements suisses entre le Sud et le Nord Vietnam. Toutefois, au Sud Vietnam, la Suisse était un « partenaire junior » : les appels d’offre - comme pour la reconstruction du Koweit (1991) et de l’Iraq (début du 21e siècle) - bénéficiaient en priorité (selon la logique d’une concurrence « pas du tout libre et tout à fait faussée ») aux alliés des USA (Taïwan et Corée du Sud), présents militairement au Vietnam...
En conclusion, un texte - opportunément mis en exergue par David Gaffino -, dont l’auteur, François-René de Chateaubriand (écrivain catholique, pamphlétaire monarchiste du 19e siècle) avait pourtant « de la noblesse et puis du style » [7] :
« Il y a deux sortes de neutralité : l’une qui défend tout, l’autre qui permet tout. [...] La neutralité qui permet tout est une neutralité marchande, vénale, intéressée : quand les parties belligérantes sont inégales en puissance, cette neutralité, véritable dérision, est une hostilité pour la partie faible, comme elle est une connivence avec la partie forte. Mieux vaudrait se joindre franchement à l’oppresseur contre l’oppressé, car du moins on n’ajouterait pas l’hypocrisie à l’injustice ».
A bon entendeur (suisse), salut !
Hans-Peter Renk