La classe ouvrière, affaiblie par le coup d’État de 1958, ne relève la tête qu’en mars 1963, avec la grève des mines pour les salaires et contre les licenciements. Elle implique les mineurs, mais aussi les employés, parfois même les cadres. Elle dure un mois, malgré la réquisition tentée par de Gaulle. Cette année-là, il y a 5 990 150 jours de grève (1 137 700 en 1958). Après la pause électorale de 1965, les luttes reprennent en 1966 (2,5 millions de jours de grève), violentes et brutales. Des barricades sont dressées à Redon, au Mans. Le 17 mai 1966, se tient l’une des plus importantes journées d’action organisées depuis 1958. En 1967, ces conflits localisés et durs se multiplient, il y aura 4,5 millions de journées de grève.
L’un des plus emblématiques est celui des Rhodiaceta, usines de textiles artificiels, qui renoue avec l’occupation. La grève commence le 25 février, à Besançon (3 000 salariés). Les syndicats annoncent une grève, le lundi, contre le chômage partiel. Dès le samedi précédent, l’équipe sortante décide de commencer la grève, sans attendre, et d’occuper l’usine. La grève s’étend à Lyon-Vaise, à péage de Roussillon. Elle va durer cinq semaines. L’occupation des locaux entraîne un fort mouvement de solidarité local, notamment avec un comité universitaire de soutien ; et national, impliquant des personnalités du monde de la culture. La mobilisation sur place des travailleurs permet le développement d’une véritable effervescence. Alors que la revendication initiale portait sur le refus du chômage partiel, l’accord prévoit des augmentations de salaires. Cette réponse est refusée par une partie des ouvriers, qui dressent une barricade devant l’usine et se saisissent des lances à incendie. Les gendarmes mobiles interviennent. La reprise est votée à une très courte majorité. Malgré ces résultats mitigés, la grève de la Rhodia constitue une expérience fondamentale des luttes précédant 1968.
Affrontements
À Saint-Nazaire, les mensuels des chantiers navals arrêtent le travail 63 jours pour l’augmentation des salaires et contre les primes à la tête du client. À cette époque, les ouvriers sont payés à l’heure et les mensuels perçus comme les collaborateurs des patrons. Leur grève est une nouveauté. Des manifestations hors de l’usine sont organisées. La population soutient massivement les grévistes : 3 000 femmes manifestent, le comité de soutien organise la distribution de nourriture (des tonnes de poisson, patates, carottes, poulets, etc.), les coiffeurs « rasent gratis » les grévistes (un jour)…
Il y a aussi des grèves chez Berliet, dans les mines de fer en Lorraine, avec occupations. Chez Dassault, des débrayages surprises sont systématisés, dans ce que les travailleurs appelleront la grève « tam-tam » : certains jours, il y a cinq minutes de grève toutes les heures et des manifestations dans les ateliers accompagnées d’un orchestre improvisé… Le 17 mai, une grève générale interprofessionnelle unitaire (CGT, CFDT, FO et FEN), contre les projets d’ordonnances sur la Sécurité sociale, qui visent à faire disparaître la gestion par les organisations syndicales, est l’occasion de manifestations très massives. Les ordonnances seront adoptées le 27 août : beaucoup s’en souviendront un an plus tard. Le 25 mai, dans les colonies, en Guadeloupe, les forces de l’ordre tirent sur une manifestation d’ouvriers demandant une augmentation salariale de 2,5 %, faisant morts et blessés. Le mouvement de révolte qui suit dure trois jours, faisant des dizaines de morts (probablement 85). En octobre, trois manifestations violentes embrasent la ville du Mans, successivement les agriculteurs, les ouvriers de Renault, enfin ceux de Jeumont Schneider, Glaenzer-Spitzer et Ohmic. Les manifestants convergeant vers le centre-ville bousculent les barrages de CRS et donnent l’assaut à la préfecture.
En janvier 1968, Caen prend le relais. Le 23, une grève d’une heure est appelée à la Saviem (4 000 salariés) pour l’obtention d’une augmentation de salaires (6 %), la création d’un fonds de garantie de ressources en cas de réduction d’horaires, et le respect des droits syndicaux. La base, pour l’essentiel composée de jeunes travailleurs (environ 500), déborde les syndicats, défile en cortège dans l’usine et entraîne les autres travailleurs. L’usine est occupée, des piquets de grève sont mis en place toute la nuit. L’autoritarisme de la maîtrise est dénoncé. Le lendemain, la manifestation des Saviem retrouve les grévistes de Jaeger et Sonoral, qui sont eux aussi en grève illimitée. La police charge, les affrontements sont violents.
Jeunesse
Le 27 janvier, une nouvelle manifestation est organisée, rejointe par d’autres usines (Moulinex, SMN), en grève de solidarité. Les jeunes travailleurs, rejoints par une centaine d’étudiants venus prêter main-forte, débordent le service d’ordre syndical aux abords de la préfecture dans laquelle ils essaient de pénétrer. La chambre patronale, la préfecture, les banques n’ont plus de vitres. C’est une nuit d’émeute jusqu’à 5 heures du matin : on compte près de 200 blessés.
Le 30 janvier, la grève s’étend à l’ensemble des entreprises métallurgiques de la région : 15 000 grévistes. Le 2 février, le vote donne 502 voix pour la poursuite de la grève et 272 pour les actions à l’intérieur de l’entreprise. Les organisations syndicales, jugeant trop faible le nombre de votants, décident la reprise du travail. Celle-ci a bien lieu, le lundi 5, mais, à 14 heures, sans aucune consigne, 3000 ouvriers quittent le travail, manifestent dans l’usine et s’en vont !
À Redon, les syndicats lancent un mouvement pour une augmentation de 30 centimes. Le 11 mars, alors que les délégués syndicaux discutent dans la mairie avec le patronat, dehors, les jeunes décident de manifester leur détermination : ils barrent la voie ferrée Paris-Quimper et ils se heurtent violemment aux CRS. Les mois suivants, d’autres grèves se développent, dans la métallurgie, les banques, à Air Inter. Des manifestations locales ayant une dimension régionale se multiplient : Pays-de-Loire, Nord-Pas-de-Calais, Bretagne, Le Mans, Mulhouse…
Toutes ces grèves sont riches de leçons, témoignant d’une combativité qui ne trouve pas à s’exprimer dans les initiatives officielles des syndicats. Elles ouvrent un nouveau cycle de luttes ouvrières, qui va se développer jusqu’à la fin des années 1970. Les jeunes y ont un rôle moteur dans la détermination des formes de lutte. Ces jeunes, souvent peu qualifiés et soumis à une autorité insupportable de chefaillons, sont peu syndiqués et sans expérience de lutte. Les directions syndicales contrôlent peu cette base, qui ne les reconnaît pas, pour la première fois depuis des décennies.
Les jeunes joueront un rôle important, en écho aux barricades étudiantes, dans le déclenchement des grèves de mai-juin 1968 et les formes qu’elles prendront, mais ils ne constitueront pas une force alternative à celle des directions syndicales, notamment de la CGT, et du PCF.