Il y a 40 ans, les tambours de guerre du Front national de libération vietnamien annonçaient une incroyable nouvelle : les envahisseurs n’étaient pas invincibles. Ici, l’ordre moral et le despotisme d’usine pesaient et, paraît-il, la France s’ennuyait. D’Amérique latine, retentit une voix – il fallait créer « deux, trois, plusieurs Viêt-nam » – celle du Che, qui avait séjourné dans l’Algérie de Ben Bella pour esquisser un axe révolutionnaire permettant d’échapper à l’emprise de Yalta. Partout, ou presque, les campus s’enflammaient, l’insoumission ouvrière se répandait comme une traînée de poudre, le vieux monde était bousculé. Paris, Mexico, Berlin, Berkeley, Turin et Prague ne faisaient plus qu’un. La jeunesse, celle des facs et celle des usines, secouait la vieille société, les hiérarchies, les pouvoirs de droit divin, la propriété inaliénable, les bureaucraties. Les murs prenaient la parole et les barricades ouvraient des voies insoupçonnées.
Le monde de Yalta était secoué par un désordre climatique d’une telle magnitude que le cycle des saisons en fut perturbé. Le printemps fut tchécoslovaque et, en France, Mai dura jusqu’en juin et prit la forme de la plus grande grève générale qu’ait connu la France. En Italie, Mai fut rampant et l’automne chaud. Tel un missile balistique à têtes multiples, la rébellion frappera bientôt toutes les cibles : le capital, bien sûr, le despotisme d’usine, l’ordre patronal et patriarcal, la démocratie bourgeoise et les « démocraties populaires », la ségrégation raciale et sociale, l’ordre moral, la guerre, la bureaucratie inepte, prédatrice et liberticide qui sévissait à l’Est « au nom du socialisme », l’oppression des femmes, la division sociale et sexuée du travail…
Ces années furent aussi celles de la tourmente qui souffla sur les dictatures d’Europe occidentale, en Grèce, en Espagne, au Portugal. Dans ce pays, s’ébroua une authentique révolution, commencée de manière inédite, et dont l’essor réactualisait les possibles. Les travailleurs, les paysans, les femmes et les soldats portugais, l’œillet à la boutonnière et dans le canon des fusils, voulaient en finir tout à la fois avec la dictature salazariste et avec celle du capital. Tout avait semblé possible aussi à Prague, puis à Santiago…
Ce tour d’horizon, rapide et incomplet, vise simplement à rendre compte de l’épaisseur historique des années 1968, que l’on a encore tendance à réduire à un « monôme étudiant » ayant mal tourné, à un simple conflit de générations ou encore à une secousse de l’archaïsme ambiant. Il n’est pas rare, en effet, de trouver des interprétations du « mouvement de Mai » faisant silence sur la grève générale, l’occupation des entreprises et la crise politique majeure…
Avec La France des années 1968, une encyclopédie de la contestation, nous avons essayé de rendre compte de l’épaisseur historique des années 1968. Outre l’environnement international, mai-juin 1968 en France est le produit d’une rencontre entre la révolte étudiante et la grève générale. Et si l’on ne traite pas de cette double dimension, il devient alors difficile de comprendre la déferlante qui va secouer la France – pour ne parler que de ce pays –, son ampleur, mais également sa durée.
Pour nous, parler de la France des années 1968, c’est traiter non pas d’un feu de paille éphémère, mais d’une longue décennie, courant de la seconde moitié des années 1960 à l’élection de Mitterrand et au coup de force en Pologne, en 1981. Sinon, l’on donne de ce temps une vue très partielle (et partiale). Ainsi, l’histoire des phénomènes de radicalisation est souvent réduite à l’observation des courants « maoïstes » et/ou « spontanéistes » qui, eux, effectivement, disparaissent dès 1972. D’autres observateurs ne prennent pas en compte les effets de Mai 68 sur le mouvement ouvrier traditionnel. Et la remarque vaut pour ce qu’il est convenu d’appeler les « nouveaux mouvements sociaux ». L’histoire du féminisme ne se réduit pas à l’émergence – spectaculaire – du Mouvement de libération des femmes, en 1970-1973. Quant au mouvement des soldats, il prend son essor lors de la présidentielle de 1974.
Nous avons voulu rendre compte de la longueur de la période concernée, de la profondeur et de la diversité des ébranlements qui ont traversé l’ensemble des rapports sociaux, et des effets de la « contestation », pour employer une formule de l’époque, sur des terrains où, classiquement, le mouvement ouvrier et révolutionnaire était peu présent. Cela n’alla pas sans tension, évidemment, entre des formes « classiques » des luttes de classe et ces nouvelles formes de contestation, mais c’est pourtant cette rencontre qui donne ses caractéristiques aux années 1968.
C’est cette diversité que nous avons voulu restituer : plus de 80 articles, écrits par près de 80 auteurs venus d’horizons et d’histoires différents… Outre une analyse très détaillée de la grève générale de mai-juin, quelques thèmes traités : « Affiches et ateliers des Beaux-Arts », « Allemagne », « Anarchismes », « Art et contestation », « Autogestion », « Avortement », « Cedetim », « CFDT », « CGT », « Che Guevara », « Chili », « Cinéma », « Classes sociales », « Comités d’action », « Comités de soldats », « Commune étudiante », « Corse », « Disciplines », « DOM-TOM », « École », « Écologie », « Économie », « Enseignants », « Espagne », « Famille », « Fascistes », « Féminisme », « FO », « Free Jazz », « Gauche critique avant 68 », « Grèce », « Grèves ouvrières », « Homosexualités », « Immigrés », « Mai rampant italien », « Jeunesse scolarisée », « Justice », « Lip », « Luttes ouvrières », « Maoïsmes », « Éditions Maspero », « Nationalités et régionalismes », « Ordre moral », « Pays de l’Est », « PCF », « Parti socialiste », « PSU », « Paysans », « Polar », « Pologne », « Révolution des œillets au Portugal », « Prisons », « Prostituées », « Psychiatrie », « Radios pirates », « Révolution culturelle en Chine », « Société du spectacle », « Critiques du sport », « Surréalisme », « Théâtres et arts de rue », « Trotskysmes », « USA », « Viêt-nam », « Violence révolutionnaire »…