« Mai 68 nous avait imposé le relativisme intellectuel et moral. Les héritiers de Mai 68 avaient imposé l’idée que tout se valait, qu’il n’y avait aucune différence entre le bien et le mal, entre le vrai et le faux, entre le beau et le laid. […] Il n’y avait plus de valeurs, plus de hiérarchie. […] Dans cette élection, il s’agit de savoir si l’héritage de Mai 68 doit être perpétué, ou s’il doit être liquidé une bonne fois pour toutes. » À l’évidence, pour son dernier discours de l’entre-deux tours de la présidentielle, Nicolas Sarkozy souhaitait se mettre en scène comme le candidat de la « rupture ». En réalité, il ne faisait que s’inscrire dans une longue tradition de dénigrement du soulèvement étudiant et de la grève générale ouvrière, tradition qui n’est pas seulement de droite et dont les origines remontent, en fait, à mai et juin 1968…
Le général De Gaulle dénonçait alors « la chienlit ». Mais les dirigeants du PCF n’étaient pas en reste : Georges Marchais stigmatisait en Daniel Cohn-Bendit un « anarchiste allemand ». Jacques Duclos consacrait aux « gauchistes » un ouvrage au titre évocateur : Anarchistes d’hier et d’aujourd’hui. Comment le gauchisme fait le jeu de la réaction. En juin 1968, alors que certaines usines étaient encore occupées, l’Humanité titrait : « Gouvernement et patronat prolongent la grève dans des secteurs importants. » Et Raymond Aron, aujourd’hui principale référence intellectuelle des libéraux, se désolait : « Ils rêvent d’un ordre libertaire que symbolise l’idée d’autogestion et qui me paraît incompatible avec la modernité ». Depuis, la « haine de 68 » est devenue un genre littéraire à part entière, surtout lors des anniversaires décennaux. En 1978, Régis Debray dénonçait dans le mouvement de 68 un mouvement bourgeois pour en finir avec « l’exception française », une ruse de l’histoire qui aurait, en fait, accéléré l’américanisation de la société : « La République bourgeoise avait fêté dans la prise de la Bastille sa naissance, elle fêtera un jour sa renaissance dans la prise de parole de 68. » En 1985, Alain Renault et Luc Ferry – si, si, le futur ex-ministre… – s’en prenaient à « l’antihumanisme » des intellectuels supposés avoir inspiré le mouvement de 68. Et, pour le quarantième anniversaire, Marcel Gachet impute à 68 la consolidation de « notre fatal modèle étato-aristo-clérical » et « l’état de sécession endémique vis-à-vis de tout ce qui prétend diriger ou représenter » le pays. Sans compter, évidemment, l’avalanche d’ouvrages sortis ce printemps par d’anciens acteurs de 68 – ou prétendus tels –, repentis mais toujours aussi péremptoires, tel Daniel Cohn-Bendit, qui nous intime d’oublier 68… Qu’est-ce donc qui peut inspirer, 10, 20, 30 et même 40 ans après, un tel déluge de ressentiment et de repentance, sinon la peur que, sous une forme ou une autre, « ça recommence » un jour ? Ils détestent le mouvement de 68… exactement pour les raisons qui nous le font aimer !
Car Mai 68 a montré les capacités de la jeunesse à faire vaciller un pouvoir politique autoritaire qui semblait installé pour durer. Mai 68 a montré que, lorsque les travailleurs et les travailleuses – ceux et celles qui produisent toutes les richesses et n’en voient pas la couleur – se mettaient en grève, le système capitaliste était paralysé. Mai 68 a montré que, lorsque les gens ordinaires prennent la parole et que la politique devient vraiment l’affaire de tous et de toutes, alors toutes les hiérarchies, les dominations et les oppressions sont remises en cause. Mai 68 a montré que la marginalité qui avait été, pendant plusieurs décennies, le lot des organisations révolutionnaires n’était pas une fatalité. Mai 68 a montré que l’espérance révolutionnaire n’était pas le vestige d’un passé révolu ou une illusion exotique, mais une possibilité actuelle, maintenant et ici, même au cœur des pays capitalistes développés.
Et puis, surtout, Mai 68 a imposé la nécessité de prendre parti. Prendre le parti des étudiants contre la répression policière. Prendre le parti des travailleurs en grève contre les patrons. Prendre le parti de l’ouvrière de Wonder qui ne veut pas retourner au travail contre le bureaucrate syndical qui désire que tout « ce désordre » s’arrête au plus vite. Prendre le parti des femmes contre l’Ordre des médecins qui leur refuse la libre disposition de leur corps. Prendre le parti des OS immigrés des bagnes de l’industrie automobile contre les milices patronales. Prendre le parti des jeunes contre les « lycées casernes ».
Quarante ans après, prendre parti reste plus que jamais d’actualité. Car l’esprit de rébellion et de résistance – si puissant en Mai 68 – continue de souffler sur la société française : dans les grèves et les manifestations de novembre et décembre 1995 comme dans celles du printemps 2003 ; dans la bataille politique contre la Constitution européenne, en mai 2005, comme dans la révolte de la jeunesse des quartiers populaires, en novembre de la même année, ou la lutte victorieuse contre le CPE, au printemps 2006. Et, aujourd’hui, en ce printemps 2008, dans les manifestations lycéennes contre les suppressions de postes d’enseignants, dans la lutte des sans-papiers pour leur régularisation. Dans les mobilisations des usagers pour la défense des services publics, de la santé et de l’éducation gratuite. Dans la grève des salariés et des salariées de La Redoute pour des augmentations de salaires. Dans le mouvement qui se dessine actuellement en faveur des retraites. Dans le combat des salariés de Gandrange (Moselle) contre la fermeture du site Arcelor-Mittal. Dans la bataille politique pour une autre redistribution des richesses et la construction d’une force politique anticapitaliste qui, elle, ne lâche rien. Car l’heure n’est pas à « commémorer 68 », mais à en continuer les combats.