Anne Tristan rappelle avec émotion l’excitation et la peur précédant la première réunion appelée par son minuscule groupe féministe, Masculin-Féminin-avenir (MFA), dans un amphithéâtre de la Sorbonne, en Mai 68 [1]. L’audace a payé : l’amphithéâtre s’est rempli ; la discussion fut très riche et leur groupe s’est élargi de manière éphémère ! Il faudra encore deux ans pour que différents collectifs féministes, nés dans la foulée de 1968, se rejoignent et fassent « mouvement » (Christine Delphy, 1991).
Le mouvement féministe n’existait pas en 1968, mais les femmes, loin d’être cantonnées aux fonctions subalternes, ont participé très activement à ce bouillonnement social, politique et culturel. Mai 68, comme tous les grands mouvements sociaux, a été le fruit de la jeunesse masculine et féminine, des travailleurs et des travailleuses.
Diriger : une affaire d’hommes ?
Comme les hommes, les jeunes femmes s’étaient politisées, dans les années précédentes, en se mobilisant contre la guerre d’Algérie et, en plus grand nombre encore, contre la guerre du Viêt-nam. En Mai 68, les femmes étaient partout : dans les assemblées générales des universités, dans les comités d’action lycéens, de quartiers, dans les entreprises en grève, dans les manifestations de rue, etc. Elles ont voté la grève, y compris dans des lycées de filles ou dans des entreprises composées majoritairement de femmes salariées [2]. Les femmes étaient actives et prenaient la parole, à la base le plus souvent mais pas seulement ; cependant, elles étaient rarement aux premiers rangs des manifestations, et il était hors de question qu’elles soient les porte-parole du mouvement étudiant ou du mouvement gréviste. Cette monopolisation par les hommes de la représentation politique ne choquait effectivement pas grand monde à l’époque. Une dirigeante de la CGT, Madeleine Colin, a exprimé, après coup, ses regrets de ne pas avoir proposé une femme dans la délégation de la CGT aux négociations de Grenelle.
Les femmes ont trouvé leur compte dans le grand chambardement de Mai, car cela a permis de lever la chape de plomb morale qui pesait tout particulièrement sur les jeunes femmes, qu’elles soient lycéennes ou déjà au travail : les lycées étaient non mixtes, il était interdit aux filles d’y porter des pantalons, sauf en cas de gel ; la crainte qui hantait les adolescentes dans leurs relations avec les garçons, était celle de « tomber enceinte », or il n’était pas question de parler ouvertement de contraception et encore moins d’avortement, même si, grâce à l’action du Planning familial, une nouvelle loi (la loi Neuwirth) venait d’être votée. Mais il a fallu attendre 1972 pour que les décrets d’application soient publiés, après les premières grandes initiatives féministes. Les conditions de travail des femmes (salaires, cadences, contrôle, harcèlement sexuel) étaient encore plus harassantes que celles des hommes, d’autant qu’elles se doublaient d’un travail invisible, à la maison, au service de leur famille.
Mais la majorité des femmes n’a pas pu faire entendre sa voix. Pour plusieurs raisons. D’abord, pour la gauche comme pour l’extrême gauche, la lutte prioritaire était la lutte de classe contre l’exploitation capitaliste. Toutes les autres oppressions étaient censées disparaître avec la révolution (pour les plus radicaux) ou le passage au socialisme pour les autres. D’ailleurs, avec le développement du mouvement gréviste dans toute la France et la radicalisation de l’affrontement avec l’État gaulliste, il ne faisait aucun doute, pour les femmes aussi, qu’il fallait effectivement concentrer toutes les énergies sur la question centrale de la lutte de classe.
Il faut rappeler également que le mouvement de grève ou l’occupation des différents établissements n’était pas du tout coordonné (sauf exception), de manière démocratique, sur la base de délégués élus. Pour le mouvement universitaire de Paris, ce sont les dirigeants (tous des hommes) de l’Unef, du Snesup, de la JCR, etc., qui se retrouvaient pour décider du parcours des manifestations au jour le jour. Sans élection de délégués de la base au sommet, les femmes n’avaient aucune chance de devenir les porte-parole de ces mouvements, sauf exception.
Enfin, comme on l’a constaté au cours de la grève des Lip et de bien d’autres mouvements sociaux, il faut du temps aux militantes pour faire émerger leur point de vue dans les mouvements sociaux mixtes, tant la crainte de la « division » face au patronat, à l’État, est présente dans tous les esprits.
Pourtant, il y avait beaucoup à dire, d’un point de vue féministe, sur le mouvement de Mai. Il est vrai que les femmes ont souvent été sollicitées pour « assurer l’intendance » du mouvement. Certaines ont résisté, d’autres ont accepté. Nombreuses étaient celles qui ne refusaient pas de taper un tract en souffrance, faute de dactylos masculins, ou de prendre un balai, tout en assumant l’animation de la grève. On aurait pu discuter également du récit machiste des affrontements avec la police, répété à satiété par les jeunes militants. En matière de sexualité, rien n’était simple non plus. Avec Wilhelm Reich, chacun et chacune était intimement convaincu que la répression sexuelle résultait de la volonté du capitalisme (avec l’appui de l’Église) de distiller l’esprit de soumission chez les prolétaires : « Plus je fais l’amour, plus j’ai envie de faire la révolution, plus je fais la révolution, plus j’ai envie de faire l’amour », disait un slogan de 68. Sans doute, mais ce slogan, comme l’idéologie de l’époque, masquait les rapports de force et l’asymétrie complète qui existaient entre hommes et femmes en matière de sexualité…
Réflexion critique
Changer la société pouvait-il se faire sans remettre en cause la division du travail militant ou domestique, sans exiger l’abrogation des lois répressives sur la contraception ou l’avortement ? Le « patriarcat » ne fut analysé systématiquement et largement qu’après Mai 68, notamment dans un numéro spécial de la revue Partisans, intitulé « Libération des femmes, année zéro », publié à l’automne 1970, année de naissance du Mouvement de libération des femmes, qui allait bouleverser la vie politique [3].
Sans mouvement féministe, les femmes risquent fort d’être les « dupes » des révolutions, comme l’écrivait le collectif FMA, en juin 1968. Ont-elles été la « piétaille » de ce mouvement ? Non, car en Mai 1968, toute une génération de femmes s’est politisée, puisant dans ce mouvement non seulement l’énergie de lancer le nouveau mouvement féministe en France, mais également une réflexion critique qui a permis de dégager une aile radicale du féminisme, capable de résister aux flux et reflux qui ont rythmé la vie politique des 40 dernières années.