En 1887, Friedrich Engels écrivait un article “Le mouvement ouvrier aux États-Unis”, pour célébrer les conquêtes des luttes pour la journée de huit heures qui venaient d’avoir lieu. Il mettait en particulier l’accent sur la capacité des travailleurs américains à dépasser radicalement la conscience de classe de leurs compagnons européens, due “au terrain plus favorable des USA où n’existent pas de ruines moyenâgeuses qui encombrent le chemin” en Europe. Il serait difficile de trouver aujourd’hui des écrits marxistes pour attribuer un jugement analogue en ce qui concerne les événements qui se sont déroulés 80 années après, pendant la décennie tumultueuse de la période de “68”.
1. Une année tumultueuse
Comment porter un jugement comparatif avec l’année tant célébrée de “1968” ?
Ce fut un vrai tournant dans la lutte de classe en Europe, à l’Ouest comme à l’Est. Le plus connu, c’est le printemps de Prague provoquant une invasion des chars soviétiques qui renversèrent le gouvernement, tandis qu’en France la révolte de Mai amenait des barricades dans le Quartier Latin et une grève générale de 10 millions de travailleurs dans le pays.
Aux États-Unis, les événements furent certainement imposants et traumatisants. Sur le front militaire, il y avait l’offensive du Têt, une attaque coordonnée sans précédent de la part de l’armée nord-vietnamienne [1] contre des bases militaires américaines et des villes sous contrôle des États-Unis. Il y eut aussi le massacre de My Lai, qui allait porter, quand cela s’est su deux années plus tard, un coup terrible à l’autorité morale de l’effort de guerre américain. Et puis il y eut les assassinats de Robert F. Kennedy, candidat à la présidence, et de Martin Luther King Jr., le dirigeant du Mouvement pour les droits civiques. L’assassinat de ce dernier déclenchait la révolte des afro-américains dans 168 villes. Il est traditionnellement cité comme la transition du mouvement de libération nationale des afro-américains vers le militantisme du type Black Power.
Finalement, le mouvement étudiant radical entrait aux États-Unis dans sa phase la plus active de cette époque. Entre janvier et juin 1968, il y eut 200 manifestations de masse étudiantes, dont 59 se terminèrent par des occupation des locaux. La grève de l’Université de Columbia fut la plus remarquable de celles qui soulevaient les enjeux cruciaux du racisme anti-noir (l’université construisait à ce moment un nouveau gymnase contre la volonté de la communauté noire de Harlem), des liens entre l’université et la machine de guerre et des principes d’un gouvernement démocratique.
La brutalité de l’attaque policière de New York contre ces étudiants et la faculté a choqué toute la nation, et beaucoup de revendications radicales furent imposées. Le mouvement étudiant fut aussi la composante centrale d’un mouvement de masse non-violent , en août de cette même année, contre le congrès national du Parti Démocrate, qui se tenait à Chicago.
Néanmoins, l’ensemble des événements de 1968 posait à peine la question du “pouvoir” sur le plan national, comme ce fut le cas à Paris ou à Prague. L’offensive du Têt échoua. Le mouvement noir, après M.L. King, fût certes plus militant, mais aussi plus fragmenté et harcelé par des infiltration policières, il souffrit d’ultra-gauchisme. Le mouvement étudiant, dont l’expression la plus achevée était le SDS (Students for a Democratic Society, Étudiants pour une société démocratique), qui revendiquait une bonne centaine de milliers d’adhérents, explosait au printemps 1969 ; il ne réussirait plus jamais à regagner sa cohésion organisationnelle antérieure.
La protestation de Chicago ne parvint pas à imposer Eugene McCarthy, le “candidat de la paix”, et Richard Nixon devait gagner les élections en automne 1968. En fait, dans ces mêmes élections, le candidat ouvertement raciste, George Wallace et son parti (American Independant Party) obtenait 14% des votes. Les scores additionnés de Nixon et Wallace se chiffrant à 57%, il y avait un basculement vers le conservatisme de la part de la majorité de la population américaine qui peut et va voter. Ainsi, les élections de 1968 sont généralement interprétées comme un retour de manivelle à droite, inaugurant le premier grand réalignement partidaire depuis la Grande Dépression et le prélude à la “révolution reaganienne”.
2. Prise de conscience
1968 a certainement signifié un tournant radical dans la conscience d’une large couche de militants étudiant de la New Left (nouvelle gauche), qui commencent aussi à réviser leur opinion à propos de la “vieille gauche”. Beaucoup parmi nous en ont conclu qu’une direction politique pour une transformation révolutionnaire-démocratique doit être basée sur une classe ouvrière multinationale, éduquée sur un programme socialiste, et organisée d’une manière professionnelle. Mais de telles conclusions découlaient avant tout de nos observations d’événements positifs en France et en Italie, et non pas des succès révolutionnaires aux États-Unis, même si nous avons admiré l’esprit combatif du Black Panter Party, des Young Lords, du American Indian Movement, des Brown Berets, et autres développements impressionnants.
Il faut pourtant constater qu’un secteur crucial de la New Left rompait avec les idées de Herbert Marcuse (célèbre représentant aux États-Unis de “l’École de Francfort”), qui voyait dans une classe ouvrière “cooptée par le système” la cause des problèmes, et idéalisait les étudiants et les minorités discriminées. Beaucoup de militants jetaient un nouveau regard sur l’histoire de la lutte des classes aux États-Unis, la situation présente du mouvement syndical et l’héritage des mouvements communiste et trotskiste. Ils commençaient à considérer les travailleurs américains en tant qu’agent potentiel de la révolution et les travailleurs afro-américains (déjà entrés en action comme à Detroit) comme une direction particulière et unique pour les luttes à venir.
Néanmoins, il y a aussi une manière d’exagérer le rôle des étudiants blancs en se focalisant sur l’année 1968. Il faut se rappeler que, cette année-là, la plupart des luttes aux États-Unis étaient menées par des étudiants (souvent dans les universités élitistes) qui occupaient les bâtiments, faisaient campagne pour Eugène McCarthy lors de “la croisade des enfants” et mobilisaient pour Chicago.
Une certaine fixation sur “l’année 1968” tend aussi à réduire la lutte de libération Noire aux images de martyre et de violence urbaine. En réalité, l’histoire politique du mouvement afro-américain tourne autour d’un certain nombre d’axes à partir du mouvement pour les droits civils des années cinquante et incluant la montée de Malcolm X au début des années soixante. La dynamique semi-autonome de la lutte des Chicanos, des Portoricains et du Native American Movement (aborigènes indiens) est également quelque peu marginalisés par cette fixation sur 1968. C’est plutôt 1969 (Stonewall Rebellion) et 1973 (la légalisation de l’avortement par une décision de la Cour suprême) qui sont des moments déterminants dans les mouvements des homosexuels et des femmes. En général, vouloir trouver une année particulière où ces mouvements se seraient trouvés à l’apogée de leur puissance, ou auraient connu une expérience bouleversante, empêche la compréhension des spécificités de ces mouvements et de leur interaction. [2]
3. Perspectives alternatives
Peu de ce qui a eu lieu en 1968, peut être compris en dehors d’une information adéquate qui porte aussi sur l’année ou les deux années qui ont suivi. Par exemple, même si le mouvement étudiant est monté très haut en 1968, il y eut aussi une crise majeure en 1969. 1969 fut l’année de Woodstock, des “journées de rage” ultra-gauche de Chicago, des assassinats des dirigeants du Black Panther Party (Fred Hampton et Mark Clark), de l’occupation de Alcatraz par les amérindiens aborigènes, et des mouvements du même type qui donnent son sens au radicalisme des années soixante.
Si la mobilisation de masse contre la politique gouvernementale est un critère de potentialité politique, 1969 requiert une attention spéciale en tant qu’année du Moratoire pour le Viêt-nam (incluant le moratoire des Chicanos à Los Angeles) en octobre, ainsi que la marche massive contre la guerre au Viêt-nam à Washington, la capitale, en novembre. Et on peut certainement aussi argumenter que l’apogée du mouvement des masses étudiantes n’est ni en 1968 ni en 1969, mais en mai 1970 ; à ce moment 60% des campus du pays étaient le théâtre de manifestations contre l’invasion américaine au Cambodge et l’assassinat d’étudiants aux universités de Kent et de Jackson. Il est aussi évident que 1968 est quelque peu compromis comme année révolutionnaire en politique américaine précisément parce que ce fut une année électorale. Ici, il faut comprendre la problématique de la gauche américaine dans un contexte d’emprise du Parti démocrate sur la politique radicale depuis les années trente jusqu’à présent. Sans une expression politique indépendante, les luttes subalternes sont inévitablement cooptées et démobilisées par l’apparition de politiciens “progressistes” (“liberals”) qui promettent d’appuyer leur cause en échange d’un vote aux prochaines élections.
Cela fut clairement le cas en 1968, quand la force motrice du mouvement radical était l’opposition à la guerre du Viêt-nam. A ce moment-là, la candidature d’Eugen McCarthy avait usé et épuisé l’énergie de milliers de militants, les espoirs et les rêves de beaucoup plus encore. Suite à la victoire, au congrès de Chicago du Parti Démocrate, de Hubert Humphrey (l’autre candidat démocrate) qui n’avait aucune crédibilité anti-guerre, le mouvement devait trébucher et décliner tout au long de l’automne 1968. Au moment où Nixon entrait en fonction (en janvier 1969), il apparaissait moribond. Ce fut la décision de Henry Kissinger, secrétaire d’État (ministre des affaires étrangères) de bombarder le Cambodge, qui relança le mouvement de masse.
D’un point de vue marxiste, l’évolution du mouvement ouvrier en 1968 fut cruciale. Un épisode excitant et symbolique fut le voyage à Atlanta de M.L. King (qui sera bientôt assassiné) pour exprimer sa solidarité avec les travailleurs de la santé afro-américains en grève. Et pourtant, la majorité de la classe ouvrière américaine semblait impassible, voire guerrière, en 1968. Évidemment, certains syndicats, surtout de gauche, soutenaient le mouvement anti-guerre. Mais c’est l’attaque physique des ouvriers du bâtiment en 1970 contre des manifestants anti-guerre new-yorkais, qui est probablement l’activité ouvrière autour du Viêt-nam la plus connue.
Sur le plan économique, la classe ouvrière fut peu ou pas affectée avant la récession de 1969-71. Puis, en août 1971, le président Nixon introduisait la “Nouvelle Politique Économique”. Elle comportait un gel des prix et des salaires, des contrôles fédéraux, une dévaluation du dollar et une surcharge d’impôts. Une nouvelle récession eut lieu entre 1973 et 1975.
4. Une série de vagues
Ainsi, 1968 fut une année charnière aux États-Unis, mais uniquement sous certains angles et pour certains groupes sociaux. Un examen plus précis du terrain politique pourrait sans doute montrer une série de vagues, l’une se superposant à l’autre, mais qui malheureusement n’ont jamais conflué en une vague massive débouchant sur un tournant politique, comme cela s’est passé en France.
Incontestablement, l’ère de passivité politique (quelque peu exagérée) associée à la “génération silencieuse” des années ‘50, fut renversée d’une manière décisive. Cette nouvelle légitimité de la contestation dure jusqu’à présent, et cela malgré le déclin des mouvements sociaux spécifiques apparus dans les années soixante. En particulier, si l’on considère les années 1968-71 comme un bloc, elles marquent clairement la fin du “siècle américain” — l’ère qui débutait après la deuxième guerre mondiale — où la possibilité américaine d’agir à sa guise face au Tiers Monde semblait freinée par les seuls missiles soviétiques. Il est vrai qu’il y eut aussi cette année, une sorte d’épuisement du libéralisme de l’administration Johnson, dont le programme de la “Grande Société” échoua devant la montée du racisme, de la pauvreté et de la guerre impérialiste.
Ces deux développements ont créé une base pour la résurgence d’une organisation socialiste révolutionnaire dans les années soixante-dix. C’est certainement l’aspect le plus négligé dans les manuels scolaires, les livres, les mémoires et les anthologies de documents qui ont été publiés durant la derrière décennie à propos du radicalisme des années soixante.
Avec la fin de la guerre du Viêt-nam des dizaines de milliers de militants radicalisés se trouvèrent sans objectifs pour leur énergie politique et organisationnelle. Beaucoup avaient évolué vers une conscience socialiste, entraînés par la génération qui fut profondément affectée par les événements internationaux de 1968. Maintenant certains rejoignaient les organisations marxistes qui s’étaient distinguées, pendant la décennie précédente — spécialement la jeunesse du Parti communiste (Young Workers Liberation League) ; celle du Socialist workers party (Young Socialist Alliance) ; et Socialisme international (précédemment Independent Socialist Clubs).
Beaucoup d’autres furent attirés par le maoïsme, en partie parce qu’ils partageaient l’illusion, que le maoïsme représentait un courant plus radical et aussi parce le maoïsme, dont l’origine se situait en dehors de l’Europe et plutôt proche du Viêt-nam, semblait plus compatible avec les luttes antiracistes et tiers-mondistes. Excepté le Progressive Labor Party et le Communist Labor Party, la plupart des groupes (anti-révisionnistes) maoïstes furent constitués à partir de l’ex-New Left, et pas par des vétérans de la vieille génération. Malheureusement, les mouvements maoïstes américains se liaient à ce régime hautement instable qui n’hésitait pas à soutenir des gouvernements réactionnaires et à monter des théories conspiratives anti-soviétiques dignes de Joe Mac Carthy, le tristement fameux procureur anticommuniste. Ils battirent rapidement le record du sectarisme et du scissionnisme, qui fait partie du bilan honteux des groupes trotskistes américains. Certains groupes maoïstes réintroduirent même la pratique indéfendable de la violence, au sein de la gauche, à l’encontre de leur rivaux politiques.
A la fin des années soixante-dix, beaucoup de ceux qui en 1968 et après, avaient compris la nécessité d’une organisation léniniste, ont réexaminé tout cela. Les groupes ayant bénéficié de l’apport de “la génération de 1968”, ont presque tous connu une scission centrale parmi leurs cadres et une perte spectaculaire de membres. Cela vaut aussi pour le PC, le SWP et SI. La majorité des organisations maoïstes (certaines d’entre elles ont évolué vers des positions pro-albanaises) ont disparu. Entre-temps, un secteur substantiel des militants est entré dans le monde académique, où le post-marxisme est une carte de visite dans le circuit des conférenciers médiatisés. Une véritable crise frappait la génération des années soixante, qui ne disparaissait pas totalement, mais ne trouvait pas d’issue efficace.
Par une stratégie de “regroupement” et un engagement dans le militantisme de base, dans les syndicats et les luttes associatives, un secteur militant cherchait à maintenir les meilleures traditions du socialisme révolutionnaire américain — celles des années trente et soixante.
Mais la crise ne sera pas résolue tant qu’une nouvelle génération de militants américains — femmes et hommes, homos et hétéros, euro-américains et afro-américains, latinos, asiato-américains et amérindiens aborigènes — n’aura pas trouvé un terrain commun par des luttes communes contre un système qui opprime sans distinction tous ceux qui sont désunis. Seulement ainsi la signification de 1968 sera clarifiée dans l’histoire politique des États-Unis, et les promesses utopiques honorées.