Le « contrat de coalition » du gouvernement d’Angela Merkel se situe dans la stricte continuité de la politique propatronale de Gerhard Schröder. La TVA va passer, le 1er janvier 2007, de 16 à 19 %. Les retraites seront gelées au moins jusqu’en 2009 et les allocations chômage une nouvelle fois réduites, notamment pour les jeunes. La période d’essai, pendant laquelle tout salarié peut être licencié du jour au lendemain, passe de six à 25 mois. À ces mesures, s’ajoutent de nouveaux cadeaux fiscaux aux patrons, qui bénéficieront d’allégements de charges de quatre milliards d’euros en 2006. Ce programme 100 % libéral est la preuve que la social-démocratie et la droite ont un objectif commun : restaurer la compétitivité du capital allemand au niveau international, en imposant un modèle de société où l’exploitation capitaliste est libérée de toute contrainte.
Mais le durcissement des attaques contre les travailleurs, les retraités et les jeunes, ne doit pas occulter que la coalition CDU/SPD ne bénéficie d’aucun état de grâce de la part de la population. Aujourd’hui, un immense abîme sépare la grande majorité des gens ordinaires de l’ensemble de la classe politique. Un récent sondage indique que 71,5 % de la population pensent « qu’en dernier ressort, ce sont les grands patrons et non les partis politiques qui décident véritablement de l’avenir du pays ». La constitution de cette deuxième « grande coalition » de l’histoire allemande d’après-guerre n’est aucunement la manifestation d’un prétendu « consensus » qui régnerait dans le pays mais, au contraire, l’expression d’une instabilité accrue du régime, ce qui ouvre des perspectives nouvelles à toux ceux qui combattent le capitalisme libéral.
Alternative de classe
Le 18 septembre, les 4,1 millions de voix du Parti de gauche (Linkspartei) - l’alliance électorale entre le Wasg et le PDS - ont exprimé le rejet du libéralisme de la CDU-CSU et du social-libéralisme du SPD et des Verts. À juste titre, Gregor Gysi, dirigeant du PDS, a parlé d’un « succès historique ». Pour la première fois depuis 1945, avec 8,7 % des suffrages exprimés et 54 députés, un parti implanté dans les classes populaires et se situant à gauche de la social-démocratie a réussi à être représenté au Bundestag. Par rapport aux scores du PDS de 2002, il s’agit d’une progression de 2,1 millions de voix. À l’Est, le Parti de gauche atteint 25,3% des voix et devient le deuxième parti, derrière le SPD. Les 5 % à l’Ouest constituent un véritable exploit, qui a même été dépassé dans plusieurs circonscriptions ouvrières, à Duisburg, Bochum ou encore Hambourg.
Le Parti de gauche a obtenu ses meilleurs scores dans les classes populaires : 12 % des ouvriers et 23 % des chômeurs ont voté pour la nouvelle force politique. L’écho a été énorme dans les syndicats. La gauche syndicale - organisée depuis plusieurs années au niveau national - a unanimement voté et fait campagne pour le Parti de gauche. L’appel Wie wählen links (« Nous votons à gauche »), initié par des responsables syndicaux, a recueilli un large soutien dans les grandes entreprises du privé et du public. Après des décennies d’alternance entre des gouvernements de centre gauche et de centre droit, les listes du Parti de gauche ont permis à une partie significative des travailleurs de sanctionner la politique sociale-libérale de Schröder, en votant pour une alternative politique qui s’affirme du côté des classes populaires.
Après seize années de gouvernement de droite sous le chancelier Kohl (1982-1998), la victoire de l’alliance SPD-Verts a été vécue comme une petite libération. La déception a été d’autant plus forte qu’une des premières décisions du gouvernement Schröder-Fischer a été l’envoi de soldats allemands à l’étranger (Kosovo), une première depuis la chute du régime nazi en 1945. La participation à l’occupation de l’Afghanistan, de même que le rôle accru dans la construction d’une Europe militaire, ont révolté une grande partie de la population. L’autre face de cette politique militariste a été l’ultralibéral Agenda 2010. Comme l’explique fort justement Peter Wahl, fondateur d’Attac-Allemagne, « l’Agenda 2010 est un programme de “réformes’’ sociales à dimension thatchérienne, à la différence que ce projet a entraîné la chute du gouvernement et jeté la social-démocratie allemande dans une crise historique ».
Deux chiffres résument le bilan social de Schröder : entre 1998 et 2003, le nombre de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté est passé de 9,5 à 10,8 millions. Un enfant sur sept est concerné. Dans le même temps, le chômage touche désormais plus de cinq millions de personnes, contre 4,2 millions lors de l’arrivée du chancelier SPD.
Ce bilan calamiteux, auquel s’ajoutent les contre-réformes des retraites, du système de santé et des allocations chômage, a frappé de plein fouet la base traditionnelle de la social-démocratie. Les politiques libérales et l’exploitation accrue imposée par le patronat ne s’attaquent pas seulement aux précaires et aux chômeurs. Elles visent tous ceux qui n’ont que leur force de travail à vendre. Ce sont notamment les couches qualifiées du salariat - employés de la fonction publique, enseignants, techniciens, etc. - qui subissent la dégradation continue de leurs conditions de vie. La rupture de dizaines de milliers de salariés avec le SPD et les directions syndicales qui lui étaient soumises trouve ses racines dans les transformations sociales du camp des travailleurs.
Issu des luttes
Rétrospectivement, on peut dater du 1er novembre 2003 le début de l’émergence de la nouvelle force politique à gauche. Ce jour-là, quelque chose d’inédit se passe à Berlin : 100 000 personnes manifestent contre l’Agenda 2010 de Schröder, alors que ni les partis politiques de la gauche traditionnelle, ni la confédération syndicale DGB n’ont appelé à manifester ce jour-là. Cette manifestation politique de masse a été organisée à la seule initiative du petit réseau de la gauche syndicale. La colère contre Schröder provoque un véritable sursaut populaire. Des milliers d’hommes et de femmes des quartiers populaires berlinois se joignent à la manifestation en la voyant passer sous leurs fenêtres.
Le succès, inattendu, donne une énorme confiance à tous ces militants syndicaux, de l’IG Metall et de Verdi, qui se battent au quotidien contre l’offensive patronale, et qui refusent de capituler face au gouvernement social-libéral. Le DGB fut obligé de réagir à la pression de sa base et appela à des manifestations contre Schröder, le 3 avril 2004. Plus de 500 000 salariés et chômeurs se retrouvaient dans la rue, ce qui constituait la plus importante mobilisation populaire depuis plus de vingt ans.
Sur la base de ces mobilisations massives, une partie de la gauche syndicale estima que l’action syndicale ne suffisait plus et qu’il était temps de lancer une initiative politique pour « l’emploi et la justice sociale ». Les réunions publiques organisées dans ce cadre ont connu un succès fulgurant : entre 10 000 et 15 000 personnes ont participé aux réunions pour discuter de la nécessité de construire une alternative politique à gauche du SPD et des Verts. La plateforme politique de ce qui allait devenir le Wasg reflétait largement les revendications du mouvement social : abrogation de la totalité de l’Agenda 2010, défense et élargissement des services publics, refus des licenciements, instauration d’un salaire minimum de 1 400 euros et taxation des capitaux pour financer de nouveaux investissements. Cette plateforme antilibérale, inscrite plus tard dans le programme du Wasg, est certes liée, pour une partie de la nouvelle gauche, à des conceptions keynésiennes et à une certaine nostalgie de l’État-providence de l’après-guerre, mais elle s’oppose point par point aux exigences des classes dirigeantes allemandes et au « bloc » néolibéral, constitué par le SPD, la CDU, les Verts et les libéraux. La mise en avant d’un tel programme antilibéral, lié aux perspectives de mobilisation, ne peut qu’aboutir à des confrontations politiques de plus en plus importantes avec les défenseurs de l’exploitation capitaliste.
Unité
Le congrès de fondation du nouveau parti se tiendra dans un an environ. Il doit regrouper non seulement le Wasg et le PDS, mais aussi les courants de l’extrême gauche, les animateurs du mouvement social, des syndicalistes de « lutte de classe », et, au-delà, tous ceux qui s’opposent au libéralisme et recherchent une alternative émancipatrice. Cette nouvelle gauche, ce nouveau parti des travailleurs qu’il est aujourd’hui possible de construire en Allemagne, constituerait un immense pas en avant. Les dirigeants politiques de la droite comme du SPD, suivis par la plupart des médias officiels, ne s’y trompent pas. Ils constituent désormais un véritable front des représentants de « l’ordre établi » contre le projet du Parti de gauche et la dynamique qu’il a déjà déclenchée. Car ils comprennent que l’émergence de cette nouvelle force peut constituer une opposition organisée et combative à leurs projets.
Les premières discussions dans le Wasg et le PDS indiquent que la perspective du nouveau parti ne peut se faire qu’en respectant les origines différentes de ses composantes. Il regroupera des militants de tradition social-démocrate, communiste et trotskyste, ainsi que beaucoup d’autres. Les succès des derniers mois, ainsi que l’opposition face au nouveau gouvernement, font mûrir l’idée que ceux qui se retrouveront ensemble ont beaucoup plus de choses en commun que ce qui les sépare. Mais l’unité dans un parti pluraliste, permettant l’expression de différents courants, implique également d’avoir des discussions sérieuses sur la participation du PDS à la gestion, avec le SPD, de deux Länder, Berlin et Mecklembourg-Poméranie occidentale. Car les coupes claires qu’effectuent les gouvernements de ces deux Länder dans les budgets sociaux et dans les services publics n’ont rien à envier à la gestion d’autres Länder par la CDU ou le SPD. Elles se situent clairement dans une logique d’accompagnement du libéralisme et des exigences patronales, et non en rupture avec celles-ci.
Dans un sondage publié à la mi-août dans l’hebdomadaire le plus lu en Allemagne, Der Spiegel, 73% des personnes interrogées à l’Est et 50% des personnes à l’Ouest estimaient que la critique du capitalisme développée par Karl Marx, au XIXe siècle, est plus que jamais d’actualité. Dans un autre sondage, effectué par la première chaîne de télévision, il fallait choisir, entre 100 personnalités, « l’Allemand le plus important de tous les temps ». Plusieurs dizaines de milliers de personnes élirent Karl Marx à la troisième place.
Pendant des décennies, les classes dirigeantes européennes étaient pleines d’admiration pour le modèle allemand, en terme de croissance économique, de stabilité politique et de paix sociale. Ces temps sont révolus. La crise est passée par là. L’émergence d’un parti qui conteste la soumission de toute une société à la logique du profit développera, dans les classes populaires, le besoin d’une théorie s’attaquant aux racines des choses et qu’aucune force n’a réussi à effacer complètement de la mémoire collective de tout un peuple.