Fut-il que l’enjeu fût important pour que se déchaîne un tel battage médiatique en faveur de la dix-neuvième modification que la Constitution ait eu à connaître depuis 1992. Même à gauche, les voix se multiplient pour la présenter comme une démocratisation sans précédent de la Ve République. Le 21 mai, un éditorialiste du Monde allait carrément jusqu’à assimiler le refus de cette « réforme » à une complaisance envers le « confort d’un Parlement diminué ». Et, quelques jours plus tard, par le même canal, dix-sept députés socialistes y allaient de leur appel à donner « une chance à la réforme » [1]. Qu’en est-il donc ?
Sans doute, au gré des 35 articles du texte, est-il évoqué un ordre du jour partagé entre le gouvernement et le Parlement, la discussion des textes législatifs sur la base des travaux des commissions parlementaires, un délai d’un mois entre le dépôt d’un projet et son examen, une possibilité de veto des élus sur certaines nominations présidentielles, un pouvoir de contrôle accordé à la Cour des comptes, etc. Simultanément, l’élargissement formel des prérogatives parlementaires se trouve toutefois vidé de contenu, ou du moins soumis à une sorte de censure institutionnelle préalable, dès lors qu’il est par exemple conditionné par les règlements intérieurs des Assemblées et qu’il est stipulé, à l’article 14, que « le président d’une Assemblée peut soumettre pour avis au Conseil d’État, en vue de son examen en commission, une proposition de loi déposée par l’un des membres de cette Assemblée ».
Consécration de la pratique sarkozyenne
Dans ces conditions, la dimension essentielle de la contre-réforme tient à ce droit accordé au président de la République de s’adresser dorénavant au Congrès, sa déclaration pouvant seulement « donner lieu, hors de sa présence, à un débat qui n’est suivi d’aucun vote » (article 7). Une disposition certes symbolique, les adeptes de la révision ne manquant pas de souligner que l’équilibre instauré au sein de l’exécutif depuis 1962, entre un président élu au suffrage universel mais n’ayant de comptes à rendre à personne et un Premier ministre responsable devant les élus, n’est pas à ce stade modifié. À ceci près que la signification profonde du changement n’échappe à personne.
Alors que ne se voient abolis ni son droit de dissolution de l’Assemblée nationale, ni son pouvoir exclusif de convoquer des référendums législatifs, ni la possibilité pour lui de recourir aux pouvoirs spéciaux ou de se maintenir lorsqu’il fait l’objet d’un désaveu populaire, le monarque élyséen acquiert une prééminence accentuée et, surtout, une authentique « faculté d’injonction à la représentation nationale » [2]. Dit autrement, se trouve ici légitimée la pratique sarkozyenne du pouvoir, ce mélange détonant de bonapartisme exacerbé et d’autoritarisme dissimulé derrière une posture populiste (le souverain étant censé répondre aux attentes du peuple par-dessus toutes les formes existantes de représentation politique ou sociale).
À bien y regarder, le projet présent s’inscrit dans la continuité des modifications dont la Loi fondamentale a fait successivement l’objet. Il en apparaît simplement comme l’habillage (les prétendus droits nouveaux du Parlement) et, surtout, comme une simple étape. La décision, dès 1962, de faire désigner le chef de l’État par les électeurs aura donné à la Ve République sa nature présidentialiste, sans pouvoir toutefois aller au bout du processus. D’où un équilibre périlleux, mi-présidentiel, mi-parlementaire, qui aura généré maintes tensions entre l’Élysée et Matignon depuis 50 ans, pour autoriser finalement les cohabitations qui se sont succédé de 1986 à 1997. Instaurant officiellement le quinquennat, la révision constitutionnelle de 2000, initiée par le gouvernement de Lionel Jospin, aura donc eu pour objet de renforcer la prépondérance élyséenne sans, là encore, parvenir à clarifier totalement le fonctionnement de l’exécutif. Les actuels changements ouvrent, quant à eux, la voie à l’établissement futur d’un régime ouvertement présidentiel.
Il n’est, pour s’en convaincre, que de se pencher sur les réflexions du comité Balladur, « sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions »3, d’où sont tirées les principales mesures aujourd’hui discutées. Elles constatent, en préambule, qu’il est indispensable de « permettre au régime d’épouser son siècle et, pour ce faire, de trouver un nouvel équilibre entre l’exécutif et le législatif ». Elles soulignent qu’il n’existe « que deux solutions aux difficultés » : « Soit opter pour un régime purement parlementaire dans lequel la réalité et la totalité du pouvoir exécutif appartiennent au Premier ministre, mais l’élection du chef de l’État au suffrage universel direct y fait obstacle dès lors que la Constitution lui confère des attributions qui ne sont pas exclusivement de pur arbitrage. Soit opter pour un régime de nature présidentielle. » Sauf que, relèvent-elles, les conditions n’en sont pas réunies, cette dernière évolution n’étant pas « conforme aux traditions politiques de notre pays ». Il aurait été plus clair de parler des rapports de force qui interdisent encore de traduire, au plan constitutionnel, la volonté des libéraux d’atrophier définitivement les règles démocratiques sur lesquelles pouvaient encore, parfois, s’appuyer les victimes du système…
Question de démocratie
Derrière des joutes souvent obscures au plus grand nombre, c’est en effet cette question cruciale qui s’avère posée. Partout, les classes dirigeantes perçoivent une série de principes et de droits fondamentaux comme autant d’obstacles à la domination de chaque aspect de la vie politique et sociale par les logiques du marché [3]. Il s’ensuit une tendance constante à la concentration des pouvoirs au profit des exécutifs, à des régimes bipartisans ne mettant plus aux prises que des variantes de l’adaptation aux exigences du capitalisme, à l’édulcoration de la citoyenneté, à la domestication d’une partie des forces syndicales, au verrouillage des médias. La présidence Sarkozy se trouve porteuse d’une évolution de ce type, comme le souligne Jean-Pierre Dubois, le président de la Ligue des droits de l’Homme, lorsqu’il parle d’une « réponse à la fragmentation sociale par un “mouvement brownien” de désinstitutionnalisation, d’agitation et de personnalisation extrême du pouvoir et d’atomisation des structures politiques » [4].
C’est dire qu’il n’est pas de compromis possible avec le clan aux affaires. En ce domaine comme en d’autres. C’est une véritable révolution démocratique qui doit répondre à la rupture sociale indispensable pour relever le défi des destructions libérales. Elle ne saurait surgir de petits arrangements, tels ceux auxquels les dirigeants du PS tentent d’aboutir, mais elle suppose d’en finir radicalement avec la monarchie présidentielle. Elle exigera, pour y parvenir, une implication populaire débouchant sur l’élection d’une Assemblée constituante souveraine. C’est à cette perspective qu’une gauche digne de ce nom devrait travailler.