De quel point de vue avez-vous analysé cette période de grandes remises en questions voir de changement dans la société, le monde du travail et la vie politique ?
Sociologue spécialisé dans l’étude des mouvements sociaux c’est à ce titre que j’ai été sollicité par des collègues pour contribuer à un ouvrage collectif consacré à mai et juin 68, et la tâche qui m’a été spécifiquement confiée était d’étudier la place des manifestations dans la dynamique de l’événement.
La démarche principale de cet ouvrage collectif est d’opérer un « retour à l’événement ».
Il s’agit d’un enjeu décisif pour la mémoire de Mai 68, quarante ans après les événements.
Paradoxalement, on parle beaucoup de Mai, de ses causes et plus encore de ses conséquences sur la société française, mais l’événement lui-même est mal connu.
Tout ce qui est retenu réside dans quelques images vues mille fois à la télévision : celles des affrontements entre étudiants et policiers dans la fumée des voitures brûlées et des gaz lacrymogènes.
Une mémoire officielle de Mai s’est imposée, construite par quelques ex-leaders, qui cantonne l’événement à sa seule composante estudiantine et au seul Quartier latin, et en fait un monôme un peu excessif, une révolte avant tout culturelle de jeunes gens impatients d’occuper des positions de pouvoir dans les champs médiatique et politique.
Or Mai 68 ce n’est pas cela, ou ce n’est pas que cela. Mai 68, c’est aussi… le mois de juin, au cours duquel ont eu lieu des affrontements violents qui ont fait plusieurs morts. C’est aussi la plus grande grève de l’histoire de France, qui a paralysé le pays dans son entier. Bien loin de ne concerner que les seuls étudiants, Mai a ébranlé l’ensemble de la société française. C’est l’ensemble des rapports d’autorité - à l’université, au lycée, mais aussi dans l’entreprise, dans le syndicat, dans le parti, dans la famille, dans l’Eglise… - qui ont été interrogés voire remis en cause. De plus, l’événement gagne à être resitué dans son contexte international, celui de la guerre du Viêt-Nam et de la dénonciation de l’impérialisme. Mai 68 n’est pas limité au seul aspect culturel, c’est un mouvement éminemment politique, en plus d’être social.
Vous avez étudié ce que sont devenus les acteurs des évènements de Mai 68. Quels sont les cheminements suivis par la grande majorité ?
Le plus grand mal qui a été fait à la mémoire et à l’histoire de Mai 68 a été commis par Hervé Hamon et Patrick Rotman dans leur livre Génération. Dans ce livre - par ailleurs très plaisant à lire - Mai 68 se résume à quelques acteurs principaux, choisis parce qu’ils étaient des leaders de l’extrême gauche de l’époque.
Ces acteurs ont de fait été promus par le livre comme des porte-parole ou des représentants de la « génération » qui a « fait » Mai 68, alors qu’ils s’en distinguent largement : tout le monde n’était pas leader, et souvent pas même militant, à l’extrême gauche en 68, et le devenir de toute une génération ne saurait se résumer au parcours de Cohn-Bendit ou de July. Et comme la plupart de ces leaders ont opéré d’assez sensibles reconversions professionnelles et idéologiques depuis leur jeunesse, s’est imposée l’idée, spécialement chez les jeunes qui n’ont pas connu cette période, que tous les soixante-huitards sont des carriéristes qui ont abandonné leurs idéaux de jeunesse pour se convertir à la défense du capitalisme.
Les hasards de la recherche font que parallèlement à mon travail sur archives consacré aux manifestations de Mai 68 j’ai réalisé une enquête sur les militants de Réseau éducation sans frontière. Beaucoup de ces militants d’une soixantaine d’années sont d’anciens soixante-huitards, dont toute la trajectoire a été profondément marquée par les événements de Mai. Eux (et ils sont certainement représentatifs d’une part importante de leur génération) n’ont pas renié leurs engagements de jeunesse. Ils sont toujours restés militants, et attachés aux valeurs de solidarité et d’égalité que portait le mouvement. Leur engagement dans la cause des sans-papiers, comme dans de multiples autres causes (engagement syndical, écologiste, féministe, altermondialiste…), montre la cohérence de leur sensibilité politique.
Quel enseignement peut-on tirer sur les mouvements sociaux actuels : qu’est-ce qui les fait naître, vivre... et entraîne leur disparition ou survie...
On rappelle fréquemment cet éditorial du Monde de mars 68 titré « La France s’ennuie »… et quelques semaines plus tard les Français vivaient (pas forcément dans l’angoisse ou le déplaisir) une crise politique d’une ampleur inégalée. L’enseignement que l’on peut tirer de Mai 68 est qu’il est très difficile de faire des prédictions en matière de conflictualité sociale. Les vagues de protestation obéissent à des facteurs en grande partie contingents : si la police n’avait pas évacué la Sorbonne le 3 mai, il n’y aurait pas eu d’affrontements dans le Quartier latin. Si une négociation entre le recteur et une délégation d’étudiants et d’enseignants ne s’était pas éternisée le soir du 10 mai, les manifestants n’auraient peut-être pas tué le temps en construisant des barricades. La manifestation n’aurait pas été réprimée avec une grande brutalité, et les syndicats n’auraient pas appelé à une grève générale le 13 mai, prélude à l’entrée des salariés dans le mouvement…
Les conditions étaient bien réunies en 68 pour qu’un mouvement se développe (sureffectifs étudiants, inégalité du partage des fruits de la croissance…). Différents secteurs de la société se sont reconnus dans la révolte des étudiants et ont fait valoir leurs propres revendications, et ce faisant ont permis au mouvement de connaître son extraordinaire extension. Mais il a fallu de petits événements pour que la mécanique protestataire se mette en branle.
Comme disait le président Mao, « Une étincelle peut mettre le feu à la plaine », mais encore faut-il que celle-ci soit suffisamment sèche. Le sociologue peut constater la sécheresse de la plaine, pas prédire le moment de l’étincelle.
S’il fallait garder une leçon ou une image de cette période (précédant et suivant mai 68) ?
On peut penser ce qu’on veut du personnage et de ce qu’il est devenu, mais la célèbre photo de Cohn-Bendit s’esclaffant devant un CRS (qui a été reprise dès Mai 68 dans des affiches de l’atelier des Beaux-Arts) me semble bien symboliser un des aspects centraux de Mai : la dérision à l’égard des pouvoirs imbus d’eux-mêmes. Tout pouvoir repose sur sa reconnaissance comme légitime par ceux et celles qui lui sont soumis. En répondant par la dérision aux autorités, en refusant de leur reconnaître la légitimité dont elles bénéficiaient antérieurement, Mai sapait un des fondements de leur force d’imposition. C’est ce que Bourdieu appelait « le rire de Mai ».
C’est l’un de ses héritages qu’il convient le plus de sauvegarder et d’entretenir.