Préalablement à toute analyse, le parallèle entre l’envoi d’un corps expéditionnaire français à Saint Domingue en 1802 et en Indochine près d’un siècle et demi plus tard s’impose comme une évidence. Reste à établir le bien fondé d’une telle démarche et à trouver un dénominateur commun aux deux opérations pour ne pas en rester à un exercice d’école.
Je conduirai mon exposé en suivant trois lignes directrices : 1) les conjonctures historiques 2) les ambitions, les intentions et les réalités 3) les actes et leurs résultats.
1. En 1802, la France sort d’une crise dramatique : la Révolution et ses bouleversements et la perte de ses colonies. En 1945, la France défaite par l’Allemagne et occupée par l’armée allemande, connaît la désunion et elle est en proie à la guerre civile. La Premier consul Napoléon Bonaparte et le général de Gaulle héritent d’un lourd passif qu’il leur faut liquider. Il y a une différence entre ces deux temps de l’Histoire, en 1945 l’empire colonial français est resté quasi intact, exception faite de l’Indochine, précisément.
2. Le Premier consul doit non seulement reconquérir les colonies passées aux mains des Anglais en grande partie mais aussi la partie française de l’île de Saint Domingue devenue indépendante de fait sous le gouvernement de Toussaint-Louverture. En outre Bonaparte nourrit des projets d’empire en Orient et en Amérique. Son intention de rétablir la traite et l’esclavage s’inscrit dans un projet plus vaste et ambitieux d’instaurer un nouvel ordre mondial dont il rêvait de prendre la tête.
De Gaulle ne rêve pas d’établir un imperium français car, mis à part la Syrie et le Liban, l’empire colonial français est resté quasiment intacte, une partie ralliant la France libre et l’autre partie, restée dans l’obédience de Vichy, est recouvrée à la libération de la France.
L’Indochine est un cas à part puisque, passée dans l’obédience vichyste dès 1940, elle est sous la coupe directe des Japonais le 9 mars 1945 après quatre années de cohabitation et de collaboration d’État franco-japonaise. De Gaulle a donc programmé la libération de l’Indochine du joug nippon mais il prévoit aussi que le grand réaménagement géopolitique de l’après-guerre sera déterminé par les Etats-Unis et l’Union soviétique. Or le président américain Franlin D. Roosevelt proposait de soustraire l’Indochine au joug colonialiste français pour la confier à un trusteeship international.
La “restauration de la souveraineté français en Indochine” devient le souci en même temps qu’un slogan du gouvernement de la France libre et elle acquiert un caractère d’urgence car De Gaulle ne s’est pas seulement fixé comme but la libération de la France mais aussi la recomposition de l’empire français afin de redonner à celle ci son rôle de grande puissance. Ses écrits rejoignent les propos tenus à ses proches et collaborateurs pour exprimer l’idée que « …la France n’est réellement elle-même qu’au premier rang…Bref , à mon sens, la France ne peut être la France sans la grandeur » [1]. Il faut, par conséquent, préserver toute mainmise étrangère sur les terres de l’empire. L’Indochine occupe une position capitale dans l’empire parce que la France doit jouer un rôle dans le Pacifique [2].
Mais il y a une différence entre De Gaulle et Bonaparte, celui ci retourne à l’ancien régime colonial, sa politique est réactionnaire et remet en cause l’œuvre émancipatrice de la Révolution française, le premier envisage des aménagements du régime des colonies dans un sens intégrationniste. Le discours de Brazzaville du 30 avril 1944, laisse entrevoir d’une façon assez vague, une réforme du système colonial français tout en excluant formellement l’idée d’indépendance. La Déclaration du 24 mars 1945 à l’adresse de l’Indochine s’inscrit dans la même veine que celle de Brazzaville, elle propose aux peuples de la Fédération indochinoise une plus grande participation à leurs affaires tout en les intégrant à l’Union française.
De Gaulle comme ses ministres sont imprégnés de l’évolutionnisme du XIXe siècle, ils reconnaissent que l’empire doit évoluer vers plus de liberté et surtout d’égalité, « en fonction du degré d’évolution des peuples colonisés », mais en même temps, ils ne cessent d’affirmer que le gouvernement français conservera l’initiative des changements et en dirigera l’exécution.
En 1945 les intentions du gouvernement français sont complètement déphasées, par rapport à l’évolution réelle des pays indochinois, sur deux aspects fondamentaux. D’abord, la notion de fédération indochinoise (qui regroupe cinq pays : Cochinchine, Annam, laos, Cambodge et Laos) qui guide la politique française traduit une méconnaissance volontaire ou non du sentiment national et surtout du mouvement pour l’unité (des trois pays vietnamiens) et l’indépendance nationale en particulier chez les Vietnamiens. Ensuite, en avril 1945, les trois anciens États : Vietnam, Laos, Cambodge ont proclamé leur indépendance avec l’aval des Japonais. A cette occasion, l’empereur Bao Dai (intronisé par les Français et qui n’a pas encore abdiqué), envoie un message (daté du 18 août 1945) au général de Gaulle, en voici un extrait significatif : « Le peuple vietnamien ne veut plus, ne peut plus supporter aucune domination, ni aucune administration étrangère…je vous prie de comprendre que le seul moyen de sauvegarder les intérêts français et l’influence spirituelle de la France en Indochine est de reconnaître franchement l’indépendance du Vietnam et de renoncer à toute idée de rétablir ici la souveraineté ou une administration française sous quelque forme que ce soit. Nous pourrions si facilement nous entendre et devenir des amis si vous vouliez cesser de prétendre redevenir nos maîtres » [3]. Le 2 septembre 1945, le Parti communiste indochinois, sous le couvert de l’organisation frontiste Viet Minh (Ligue pour l’indépendance du Viet Nam), prend le pouvoir dès la capitulation japonaise et, le 2 septembre, Ho Chi Minh proclame la fondation de l’État vietnamien indépendant : la République démocratique du Vietnamien.
3. Lorsque les premières unités du Corps expéditionnaire français en Extrême-orient parviennent en Indochine à l’automne 1945, les deux buts proclamés par le gouvernement français deviennent fictionnels : libérer le pays des Japonais et le réintégrer dans l’empire baptisé Union française : les Nippons ont capitulé et les pays d’Indochine ont proclamé leur indépendance et ils ont commencé à s’organiser politiquement et militairement.
Comme cela se passa à Saint Domingue, les Français négocièrent avec les Indochinois tout en jouant sur les contradictions personnelles, ethniques et politiques (l’anticommunisme) et religieuses. Dans les Accords du 6 mars 1946 signé avec le gouvernement Ho Chi Minh, le mot indépendance ne figure pas parce que le gouvernement français et son représentant, l’amiral Thierry d’Argenlieu, veulent ignorer une situation de fait tandis que les Vietnamiens ne veulent d’aucun retour au passé même réformé. Toussaint Louverture et ses successeurs firent preuve de la même volonté de sauvegarder la liberté conquise tout en cédant parfois à certaines illusions. Le conflit indochinois fut inévitable, la guerre dura jusqu’en 1954 en se généralisant à toute la péninsule. Il aboutit à l’indépendance du Vietnam, du Cambodge et du Laos, au naufrage de l’Union française après que l’armée française ait subi deux terribles défaites : Caobang-Langson (1950) et Dien Bien Phu (1954).
Le déroulement et l’issue des deux guerres présentent de nombreuses analogies mais la guerre d’Indochine a débuté la chute de l’empire colonial français et donné naissance à une configuration géopolitique régionale et mondiale radicalement différente de celle de 1803.
Conclusion
Je ne suis pas un tenant de la conception cyclique de l’Histoire et je crois illusoire l’énoncé de lois ou constantes de l’Histoire. Par conséquent, pour fonder l’intérêt et la pertinence du parallèle Saint Domingue/Indochine, mieux vaut chercher un lien, sans doute invisible, qui permette d’établir une concordance des temps (J-N Jeanneney) sur une longue durée de presque deux siècles.
À partir de la Révolution française, une matrice culturelle structure l’expansionnisme français. Ses composantes sont l’esprit évangélisateur chrétien, l’évolutionnisme progressiste des Lumières, eurocentré mais aspirant à l’universalité, l’idéal émancipateur de 1789-1794 mais en même temps le nationalisme, principal ressort de l’impérialisme du XIXe siècle. Napoléon Bonaparte, Napoléon III, Jules Ferry se sont inspirés de cette source ; De Gaulle lui-même en fut imprégné, mais il fut le témoin et même un des acteurs de sa déconstruction. Ces affinités profondes qui proviennent d’une même culture politique partagée peuvent expliquer aussi que les politiques et les décideurs ne tirent jamais la leçon des expériences passées.