Mai 68 féconde et contribue à donner une dimension politique à des thèmes comme le rapport entre l’Homme et la nature, la sexualité, les rapports de domination hors du processus de travail, etc. Ceci bouscule non seulement les partis traditionnels, mais aussi l’extrême gauche, marquée, malgré sa dissidence, par la culture politique du mouvement ouvrier traditionnel. Le mouvement des femmes – sur lesquels Rouge reviendra [1] –, et d’autres sont souvent d’abord menés du « dehors » des références traditionnelles des militants.
Présents dans les occupations de 1968, les travailleurs immigrés sont confrontés à des problèmes spécifiques. À l’usine, ils sont relégués au bas de l’échelle. Surexploités, soumis au racisme de leurs collègues, encadrés par des associations liées aux ambassades (et garantissant la paix sociale aux patrons), ils logent dans les derniers bidonvilles, dans des taudis privés et, souvent, dans des foyers. Au début des années 1970, des mouvements d’OS (à 90 % immigrés) touchent des usines comme Girosteel au Bourget (Seine-Saint-Denis), Pennaroya à Lyon, Billancourt et Gennevilliers (Hauts-de-Seine). En proclamant « À travail égal, salaire égal », « Français, immigrés, même patron, même combat », se joue la conquête de la dignité. L’incendie d’un foyer d’Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), avec la mort de cinq résidents d’Afrique noire, fait scandale, et il met en lumière les conditions d’exploitation hors travail : loyers chers, insalubrité des logements. Les militants – notamment maoïstes et chrétiens, présents de longue date sur le terrain – soutiennent les grèves de loyer, les occupations de foyer, où des délégués de résidents élus deviennent les interlocuteurs des logeurs. Ces luttes, souvent menées contre les expulsions dans les centres-villes, où la spéculation commence à faire rage, vont d’ailleurs nourrir les « luttes urbaines », au-delà des seuls immigrés.
Au sein même des entreprises, notamment chez les jeunes, la contestation antihiérarchie s’accompagne d’un rejet de l’aliénation au travail. Alors que le chômage est encore faible, les rapports de force en faveur des travailleurs se traduisent aussi par un fréquent absentéisme. Beaucoup de jeunes passent d’une entreprise à une autre, vivant un moment avec ce qui a été gagné, alors que des logements précaires sont accessibles à bas loyers, notamment dans les quartiers en cours de rénovation.
Nombre de combats sont menés dans la ville, à la campagne, dans la jeunesse. Organisation collective et contestation touchent tous les secteurs. Les élèves « filles-mères », reléguées dans deux collèges en France, ou en foyer, revendiquent leur droit aux études et à la parole. Du côté de la psychiatrie, la volonté de sortir du tout-enfermement conduit à expérimenter plusieurs voies, à côté du développement de la (des) psychanalyses : c’est l’antipsychiatrie. Le docteur Carpentier, qui avait rédigé un tract, « Apprenons à faire l’amour », est poursuivi, y compris par l’Ordre des médecins. Nombre de médecins protestent et contestent dès lors un Ordre archaïque, opposé à la liberté de la contraception et de l’avortement.
Contrairement à ce que prétendent les réactionnaires d’aujourd’hui, loin de constituer un individualisme égocentrique, c’est justement la dimension collective qui permet alors de défendre les intérêts de chacun. Il en va de même dans les entreprises, où les défenses catégorielles et statutaires constituent des valeurs collectives, face à un patronat désireux de traiter chacun « au mérite », séparément.
Cet « esprit de Mai », contraire à celui du capitalisme, inquiète les chefs d’entreprise. En mai 1971, sous l’égide de l’Organisation de la coopération et du développement économiques (OCDE), une réunion d’experts patronaux de divers pays occidentaux se penche sur les « phénomènes de dégradation qui caractérisent aujourd’hui le comportement des travailleurs », constatant que les économies industrielles « subissent une révolution ». Même chez les cadres, un « défi à l’autorité » se manifeste. L’absentéisme et le turn-over dénotent une « fuite de la situation de travail ». Bref, « un pouvoir ouvrier s’est constitué dans les entreprises pour contrôler le rendement ».
Lutter contre le « droit à la paresse », là aussi, est l’enjeu du rétablissement de l’ordre et des valeurs. Le député-maire de Tours, Jean Royer, explique que, pour lui, pornographie, criminalité, drogue sont « les mêmes aspects d’une seule et même crise, née de l’oisiveté et des effets pernicieux de ce qui se veut une culture et qui n’est qu’une basse propagande » (Le Monde du 20 octobre 1971). Raymond Marcellin, ministre de l’Intérieur nommé en 1968, grand pourfendeur du « complot international », et qui tint le poste jusqu’en 1973, s’exprimait ainsi, en 1971, dans La Revue des deux mondes : « Les vrais responsables de l’extension de la toxicomanie juvénile, il faut les chercher parmi les maîtres à penser qui, depuis trois ans [mai 68, NDLR] et plus, s’emploient, par tous les moyens, à affaiblir le ressort moral de la jeunesse, à la désorienter par des utopies aberrantes et à déconsidérer à ses yeux le prix de la volonté et de l’effort. »
Encart
CONTRE LA RÉNOVATION-SPÉCULATION
À la conjonction des luttes de travailleurs immigrés pour le logement, de résistances d’anciens locataires et de l’engagement de jeunes sortis du lycée ou de l’université, se développent les luttes dont la vie dans la ville est l’objet. Au centre de Paris, comme dans la plupart des centres historiques, anciennes zones de petites industries artisanales, de logements anciens et souvent insalubres, on loge en « loi 1948 », en hôtels meublés pour les immigrés, dans des appartements peu chers, provisoires, à « retaper ». La loi Malraux, qui « protège » ces centres historiques, devient synonyme de spéculation. Déclarés « insalubres », certains îlots sont destinés à la démolition-reconstruction.
Au début des années 1970, des comités d’habitants prennent la place des comités d’action de quartier, en Mai 68, et ils s’investissent dans l’animation du quartier. Avec « Justice et Paix », né à l’initiative d’un prêtre, des lycéens, des militants de la Confédération nationale des locataires (CNL), ils mènent la bataille contre la « ville-musée » et la « rénovation déportation ». S’organise une résistance collective, alors que les pressions individuelles sont fortes, alliant promesses (un petit pécule contre un départ) et menaces (coupures d’eau, destructions de canalisations, etc.). Les syndicalistes d’EDF interviennent pour faire rétablir le courant. Des contre-projets de « réhabilitations légères au profit des locataires » sont travaillés avec des architectes, des urbanistes…
Après plusieurs années de lutte, malgré une importante manifestation parisienne, l’intervention des CRS, fin août 1978, met fin à cette longue résistance, qui a tout de même beaucoup retardé les projets des promoteurs.