Lorsque mes amis du Réseau international Frantz Fanon m’ont sollicité pour participer à une soirée de réflexion, de regards croisés sur les œuvres de Césaire et de Fanon, mon tout premier réflexe a été de refuser. Venir en spectateur, oui, écouter, apprendre… mais, franchement, je ne suis ni un spécialiste des Antilles, où Césaire fit sa carrière politique, ni un fin connaisseur de la guerre d’Algérie, objet principal des livres de Fanon.
Alors, par un penchant devenu presque naturel, j’ai pensé à l’Asie. Pouvait-on décemment, dans une soirée qui évoquerait l’anticolonialisme, l’anti-impérialisme, la dignité des colonisés, ne pas évoquer un pionnier, un jeune Annamite au regard de feu qui se faisait appeler Nguyen Ai Quoc, plus tard un tout petit peu plus connu sous le nom de Ho Chi Minh ?
Mais il ne fallait pas établir des passerelles artificielles entre les deux penseurs martiniquais et le Vietnamien.
Première question : Ho a-t-il pu rencontrer nos deux héros, Fanon et Césaire ? Pour le premier, la cause paraît entendue : la réponse est non. Pour Césaire, il y eu un – court – moment où une telle rencontre a été matériellement possible : l’été 1946, plus précisément entre la mi-juillet et la mi-septembre. L’ancien proscrit vietnamien revient alors en France dans des circonstances très particulières : les négociations franco-vietnamiennes (conférence dite de Fontainebleau). Outre ses entretiens avec les officiels français, on sait aujourd’hui que Ho rencontra Ferhat Abbas, les députés du MDRM… A-t-il vu Césaire ? A ma connaissance, il n’y en a pas de traces… Le plus probable est que Césaire était retourné vite en Martinique après le vote de la loi de départementalisation, en mars . [1]
Et puis, je me suis souvenu d’une anecdote.
Invité à Fort-de-France, en 2006, à un Colloque de critique de la loi de février 2005, j’avais cité, lors de mon intervention, un petit livre blanc, au titre sans équivoque (en plusieurs langues sur la couverture : français, chinois, arabe) : Le Procès de la Colonisation française, ouvrage écrit entre 1920 et 1923, publié en 1925, signé, donc, Nguyen Ai Quoc [2]. Non par patriotisme de sujet. Mais, tout simplement, parce qu’il me semblait – parce qu’il me semble – que ce texte avait – a – une portée historique.
Or, à Fort-de-France, peu de participants au Colloque connaissaient ce texte. Renouvelant l’expérience en métropole, j’ai rencontré la même méconnaissance. Et, si l’on consulte les bibliographies spécialisées, on constatera qu’aucune n’oublie Césaire et Fanon – et c’est heureux – mais que le Procès est peu cité.
Pourquoi ce (relatif) oubli ?
Il y a à cela une première explication matérielle simple, éditoriale en quelque sorte. Le Procès, publié on l’a dit en 1925, n’a connu, à ma connaissance, que deux rééditions : une en 1945, à Hanoi, dans la toute jeune République démocratique du Vietnam (mais cette édition était destinée au public vietnamien francophone, alors nombreux) ; l’autre, par mes soins, en 1999 [3].
Une seconde explication est possible, et même probable : si Ho Chi Minh maniait parfaitement la langue française, il n’avait pas la prétention d’être un écrivain. Son style était celui d’un militant, cherchant l’efficacité immédiate, dans le style assez abrupt des débuts de la III è Internationale. Phrases sèches, faits bruts, mots coups de poings, anecdotes tour à tour ironiques ou dramatiques... Evidemment, si l’on tente une comparaison stylistique avec les œuvres de Césaire et de Fanon, l’avantage, très net, est à ces derniers. Le Procès de Ho est un long tract, avec la grandeur et les limites de cet exercice, le Discours de Césaire ou les Damnés de Fanon sont, certes, des textes engagés, mais également des œuvres littéraires.
Je propose une dernière explication à ce relatif oubli du texte de Ho, avant d’entrer dans le vif du sujet. Et si ce phénomène était dû au fait que le dirigeant vietnamien a été, au XX è siècle, un vainqueur face à l’impérialisme, français, puis américain ? Avoir été à la fois l’homme de Dien Bien Phu (avec bien sûr Giap), celui de l’offensive du Têt 1968, puis le symbole de la victoire sur l’énorme machine de guerre US, en 1975 (six ans certes après sa mort), cela se paie. Ce qui peut expliquer, en tout cas en partie, le fait que deux des grandes figures de mai 68, le Che et Ho Chi Minh, aient laissé une trace mémorielle si différente. Le héros de l’indépendance cubaine et des maquis boliviens est mort au combat ; son cadavre fut une prise de guerre de l’impérialisme. Les maîtres du monde d’aujourd’hui peuvent, à la rigueur, accepter que des jeunes aient son portrait sur leurs tee-shirts… Mais Ho, c’est forcément autre chose…
Je vais donc essayer aujourd’hui de réparer, modestement, cette injustice, en plaçant le Procès de Ho comme la première pierre, chronologiquement parlant, d’un édifice anticolonialiste qui comporte également comme chef d’œuvre le Discours de Césaire [4]. J’y adjoindrai certains autres textes de ces deux auteurs, des articles de Ho dans la presse française des années 20, puis la Lettre à Maurice Thorez [5] de Césaire .
Que les spécialistes de Fanon veuillent bien me pardonner : je n’ai pas eu de temps – et sans doute pas les connaissances suffisantes – pour rédiger des regards croisés avec les Damnés.
Nguyen Ai Quoc / Ho Chi Minh et Aimé Césaire, donc…
Je trouve beaucoup, beaucoup, de points de comparaison entre les deux œuvres.
D’abord, ce sont deux œuvres de jeunesse. Lorsque Ho publie le Procès, il a trente-cinq ans. Lors de la publication du Discours, Césaire en a trente-sept.
Ensuite, les publications suivent de peu la fin des deux premiers conflits mondiaux. Le Procès paraît cinq ans après l’armistice de 1918, le Discours cinq ans après la reddition nazie. Or, beaucoup de témoins et d’acteurs de l’époque – et tous les historiens d’aujourd’hui – ont su et savent que ces deux conflits ont été de formidables accélérateurs de l’Histoire dans le domaine colonial. Après 1918, les Empires étaient ébranlés, après 1945, la décolonisation était à l’ordre du jour.
Autre parallélisme : les deux auteurs ont choisi de s’adresser, d’abord, à l’opinion métropolitaine.
Il y a là des démarches qui n’étaient pas écrites d’avance. Lorsque Ho, par exemple, quitte son Vietnam natal, en 1911 (il a vingt-et-un ans), ce n’est ni vers le Japon moderniste, ni vers la Chine à la veille de la Révolution républicaine qu’il se dirige : c’est vers l’Occident. C’est au cœur du monstre, là où réside la force qui a terrassé son pays, qu’il va chercher des explications… et des remèdes. L’un de ses objectifs est en effet d’informer l’opinion française, de la gagner à la justesse du combat national vietnamien.
Et cette démarche de conquête de l’opinion métropolitaine passait, dans l’esprit de nos deux auteurs, par l’inscription dans le combat démocratique métropolitain. Plus précisément : par l’inscription dans le combat communiste.
Le Procès et le Discours sont nés des questionnements de colonisés (ou para-colonisés), partant de l’intérieur du PCF.
Pour Ho, c’est une chose connue. Son séjour en France, que l’on situe généralement entre 1917 / 1918 et 1923, correspond à une maturation accélérée de sa pensée. Arrivé en métropole en simple nationaliste, sans idées politiques arrêtées sur tout ce qui n’est pas le sort de sa patrie, il devient dès 1918 un militant de la SFIO (par parenthèse, il est sans doute l’un des premiers indigènes membre d’un Parti métropolitain), il milite en 1919 et 1920 pour l’adhésion à la III è Internationale, prend part au Congrès de Tours, puis est, jusqu’à son départ de France, l’un des principaux animateurs de la toute jeune Section coloniale du PCF.
Pour Césaire, c’est, semble-t-il, moins connu. Il est, certes, beaucoup moins lié que Ho à l’appareil du PC. Mais il est, entre 1945 et 1956, un communiste. Je suis toujours surpris, lorsque je parcours des bibliographies, ou des études historiques de constater que l’édition du Discours qui est le plus souvent citée est celle de Présence africaine, en 1955. C’est le cas du gros travail dirigé par Marc Ferro en 2003, Le Livre noir du colonialisme [6]. Une étude, à vocation pourtant universitaire, pousse même la confusion jusqu’à écrire que ce texte a été « publié en juin 1950, une première fois, comme article dans la revue “Réclame“ » [7]... revue qui n’a jamais existé. Lors du décès du grand homme, les articles de presse citèrent presque tous l’édition de 1955.
Rétablissons donc une première vérité : c’est une petite maison, aujourd’hui méconnue, Réclame, qui la première publia ce texte. L’achevé d’imprimer est du 7 juin 1950. Et cette maison est, de façon évidente, liée au PCF. A son catalogue figurent des noms d’intellectuels communistes de renom, Guillevic ou Jean Marcenac. Ensuite, fait qui ne trompe pas, Césaire a placé en exergue une phrase de Jacques Duclos, « Le colonialisme, cette honte du XX è siècle », phrase qui ne figure plus dans les éditions ultérieures. Enfin, dernière indication : trois années plus tard, la revue très orthodoxe La Nouvelle Critique consacre un n° spécial au colonialisme (janvier 1954). Or, le premier article est signé Aimé Césaire (titre : « Le colonialisme n’est pas mort ») ; il est suivi de textes de communistes connus comme tels : Ali Yata, secrétaire général du PC Marocain, les Vietnamiens Truong Chinh et Tran Duc Thao, le spécialiste de Madagascar Pierre Boiteau, l’intellectuel très engagé Claude Roy et l’élue Monique Lafon [8].
Pourquoi cette insistance ?
Parce que cinq années, en cette période d’exceptionnelle richesse politique, en cette période de bouleversements continus, c’est énorme.
1950 est l’année de l’apogée de la guerre froide. Un troisième conflit mondial paraît possible à bien des acteurs, à bien des témoins. C’est l’époque où Hubert Beuve-Méry, qui signe Sirius, titre un article du Monde : « Vers la Troisième ? » (entendre : guerre mondiale). 1950, c’est l’année de la guerre de Corée, c’est l’année de la première grande défaite du Corps expéditionnaire français en Indochine…
A cette époque, chacun, en particulier, est sommé de choisir son camp, selon la terminologie manichéenne de l’époque. Et Césaire a choisi le sien.
Césaire en 1950, comme Ho en 1925, a eu le souci d’allier les deux protestations, l’anticapitaliste et l’anticolonialiste, d’opérer la jonction des luttes, de s’appuyer sur le mouvement communiste – français, certes, mais également mondial – pour parvenir à l’émancipation des peuples sous domination coloniale. On a souvent reproché au mouvement communiste international d’avoir instrumentalisé les nationalismes. C’est possible. Mais si le contraire était également vrai ? Si les nationalismes, les patriotismes, les mouvements anticolonialistes autochtones avaient vu dans les PC des instruments pour parvenir à leurs propres fins ? Ce qui ne serait nullement scandaleux. Ho Chi Minh, d’ailleurs, l’a dit explicitement, des années plus tard : lorsqu’il vivait en France, son éducation marxiste était rudimentaire. Luttes des classes, prolétariat, révolution… étaient pour lui des mots mystérieux. Une (seule ?) chose l’intéressait : pour combattre un adversaire puissant, il fallait un allié puissant. Nul doute que Césaire, qui avoua plus tard que son adhésion au PC était plus pragmatique qu’idéologique, était dans le même esprit.
Par parenthèse, en 1920-25 comme en 1945-50, qui pouvait, hors le PCF, aider les mouvements de libération nationale ? On sait que beaucoup de leaders patriotes des pays colonisés – Messali Hadj, l’Emir Khaled, plus tard tous les élus du RDA (même Houphouët !)… – ont adhéré, à un moment, au PCF – ou au moins se sont appuyés sur la force de celui-ci pour se faire entendre.
Revenons à Ho et à Césaire.
On peut parler de deux paris, à un quart de siècle de distance, donc.
Que ces paris aient été en partie perdus ne nous dispense pas de réfléchir au fait qu’ils ont été tentés, et donc à repenser les histoires croisées du communisme et de l’anticolonialisme au siècle passé.
Paris en partie perdus, ai-je dit. Et, évidemment, on pense à l’autre grande œuvre politique de Césaire, la Lettre à Maurice Thorez. Je ne la résumerai pas ici, elle est aussi connue que le Discours. Mais je ne pense pas trahir la thématique césairienne en disant que le principal reproche – en tout cas dans le domaine colonial – que fait Césaire au PC est la notion de hiérarchie des causes, le célèbre Tout et Partie, quasiment théorisé par Maurice Thorez lors de l’explication du vote des Pouvoirs spéciaux de mars 1956 [9].
Les communistes eux-mêmes sont, depuis, revenus de façon critique sur cet épisode. En 1977, Etienne Fajon le qualifia a minima d’« acte contestable » [10]. Il fallut tout de même attendre 2001 pour que le mot « erreur » fût employé par un autre dirigeant, Roland Leroy [11].
Erreur ? Mon hypothèse est que cela fut l’aboutissement d’une logique, que cet acte politique revendiqué puisait ses racines dans une ancienne tradition communiste, qui dépassa largement les frontières de la France.
Cette logique a un nom, l’européocentrisme – ou dans le cas français le gallocentrisme –.
Elle a une épine dorsale, la distinction entre un Centre, l’Union soviétique et les prolétariats, représentés par leurs Partis communistes, et une Périphérie, les masses, colonisées ou semi-colonisées, d’Orient
Elle a une forme, le « fraternalisme », selon le néologisme forgé par Césaire dans sa Lettre à Maurice Thorez.
Sans remonter au mouvement ouvrier et socialiste du XIX è siècle, force est de constater que, dès les origines du mouvement communiste, avant même la prise du pouvoir par Staline, on trouve ces notions. Le Congrès des peuples d’Orient, tenu à Bakou en 1920, affirme : « Le triomphe des partis communistes en Occident signifiera la fin de l’exploitation des peuples d’Orient » [12].
Et le PCF intériorisera cette hiérarchie. Malgré le respect que l’on doit à la mémoire de Gabriel Péri, on doit signaler qu’il fut sans doute le premier dirigeant communiste à utiliser une expression généralement attribuée à Thorez : la question coloniale est « une partie subordonnée par rapport à un tout, qui doit être traitée par rapport à ce tout » affirme-t-il au Congrès d’Arles, en 1937, vingt ans avant le vote des pouvoirs spéciaux. Le 16 mars 1956 Thorez reprend exactement les mêmes termes, devant le Comité Central : « Le Parti communiste n’a pas voulu sacrifier le tout à la partie », affirme-t-il d’emblée. On imagine que chaque terme du Secrétaire général était longuement pesé. Qu’est-ce que « la partie » ? C’est la guerre d’Algérie, qualifiée d’« affaire très importante, mais [mais : mot fatidique] pourtant délimitée à la préoccupation essentielle ». Qu’est-ce donc que ce « tout », quelle est la « préoccupation essentielle » ? C’est la vie politique métropolitaine, c’est la lutte pour un nouveau Front populaire, selon la thématique de l’époque.
Là aussi, ce furent des paris.
Mais Péri, en 1937, ne pose pas la question : qu’en sera-t-il du sort des peuples colonisés si le Front populaire échoue ? Mais Thorez, en 1956, élude lui aussi le débat : qu’en sera-t-il si la pression sur la SFIO est insuffisante ? Pour reprendre une terminologie d’aujourd’hui, ils n’avaient pas de Plans B…
Je ne me suis éloigné ni de Ho, ni de Césaire.
Car certains éléments de la Lettre à Maurice Thorez figurent, certes en filigrane, dans des écrits de Ho antérieurs de trois décennies.
Ho a été un des premiers, au sein du mouvement communiste international – et longtemps l’un des seuls – à affirmer le potentiel révolutionnaire de l’Orient.
Et, comme le hasard fait formidablement bien les choses, il se trouve qu’exactement à la même date, mai 1921, Joseph Staline, dans La Pravda (« De la façon de poser la question nationale », 8 mai 1921) [13], et Nguyen Ai Quoc / Ho Chi Minh, dans la Revue communiste (« Indochine », La Revue communiste, mai 1921) [14], publient des études sur le même thème. Evidemment, il était absolument impossible que l’un connût l’écrit de l’autre, et vice-versa. C’est donc une de ces coïncidences que l’Histoire nous réserve parfois.
Le texte de Staline ne fut pas qu’un simple article de journal. Il fut repris ensuite par tous les recueils du dirigeant, à commencer par Le marxisme et la question nationale et coloniale. On y retrouve la thèse décrite ci-dessus, quasiment à l’état pur : les « nationalités avancées » ont pour fonction, pour devoir, pour mission, de libérer les « peuples arriérés ». Plus tard, en 1923, il reprendra ce raisonnement : les peuples coloniaux sont le « gros des réserves de notre Révolution » [15].
C’est donc ce même mois, mai 1921, que le jeune Ho signe un article qui dit… exactement le contraire ! « Le régime communiste est-il applicable en Asie en général, et en Indochine en particulier ? », commence-t-il par interroger. Et sa réponse est aux antipodes de la pensée socialiste déjà ancienne, mais aussi de l’orthodoxie communiste en train de s’installer : oui, l’Asie, avec ses traditions égalitaristes, avec la pratique très ancienne de la mise en commun des terres, avec sa hiérarchie sociale non fermée, peut être réceptive au communisme. Mieux : « L’Asiatique comprend mieux la nécessité d’une réforme totale de la société présente ». Comble d’ironie de l’Histoire : Ho emploie exactement le même qualificatif que Staline, « arriéré », pour désigner les peuples d’Orient. Mais, sous sa plume, c’est d’une réfutation qu’il s’agit.
Or, ce texte de Staline est précisément celui que dénonce Césaire avec le plus de force en 1956 : « Staline est bel et bien celui qui a ré-introduit dans la pensée socialiste, la notion de peuples “avancés“ et de peuples “attardés“ » (je ne lis pas le russe et ne peux donc savoir si la bonne traduction est « arriérés » ou « attardés » ; mais avouons que la nuance est faible).
Nouveau retour à Ho Chi Minh. Loin de moi la tentation de le présenter comme un antistalinien précoce. Il a été, dans les années qui ont suivi et continûment, un militant fidèle et discipliné de la III è Internationale. Au temps des grandes purges, il a été épargné… Mais je distingue tout de même une césure entre sa pensée, puis sa pratique, et l’orthodoxie kominternienne. Césure qui s’est confirmée par la suite, Ho étant assez régulièrement taxé de déviation nationaliste par les plus fermés des staliniens. Et faut-il rappeler que, par la suite, il dirigea la révolution vietnamienne, en août-septembre 1945, à l’insu de Moscou, et que l’Union soviétique ne reconnut son régime, installé donc en 1945, qu’en janvier 1950… quelques jours après la Chine populaire ?
Tout cela pour dire que, finalement, il y a moins de distance qu’il ne pouvait y paraître entre la pensée de Ho et celle de Césaire.
Je rapprocherai pour finir deux textes des grands hommes.
Inversant la chronologie, je commence par Césaire, dans sa Lettre : « Notre lutte, la lutte des peuples coloniaux contre le colonialisme, la lutte des peuples de couleur contre le racisme est beaucoup plus complexe – que dis-je, d’une toute autre nature que la lutte de l’ouvrier français contre le capitalisme français, et ne saurait en aucune manière être considérée comme une partie, un fragment de cette lutte ».
Ho Chi Minh n’aurait pas repris cette phrase. Ne serait-ce que pour le « d’une toute autre nature », lui qui était un partisan acharné de la convergence des luttes. Mais il aurait sans nul doute adhéré à la thèse de la spécificité – et donc de la nécessaire autonomie – des luttes des colonisés.
Ce qui est certain – et qui a été confirmé par l’histoire – c’est que la lutte des peuples colonisés, ou semi-colonisés, ne pouvait être, ni pour Césaire, ni pour Ho, une « réserve » de la Révolution mondiale, mais qu’elle en était un front, à part entière.
Second texte. En 1924, trente-deux années plus tôt, quelque part dans un bureau de l’Internationale communiste, un jeune Vietnamien avait rédigé un Rapport sur le Tonkin, l’Annam et la Cochinchine. Sa conclusion : « Rien n’empêche de compléter le “fondement historique“ du marxisme par l’apport des matériaux dont le maître ne pouvait disposer à son époque. Marx a bâti sa doctrine sur une certaine philosophie de l’Histoire, mais quelle Histoire ? Celle de l’Europe. Mais qu’est-ce que l’Europe ? Ce n’est pas toute l’humanité » [16].
Je ne sais si les lecteurs d’aujourd’hui peuvent imaginer ce qu’avait d’inouï, alors, un tel texte. Qu’un jeune et alors très obscur militant de l’Internationale se démarque de l’européocentrisme, qu’il écrive, à Moscou, de telles phrases, relève du courage politique le plus pur… Ou de la naïveté ?
En tout cas, le jeune Quoc aura été un des premiers, trois quarts de siècle avant nos débats, à apporter sa pierre à la critique de ce que, après Bourdieu, nous appelons aujourd’hui le « chauvinisme de l’universel » [17], cet universalisme occidental, fût-il à prétention marxiste, qui n’a pas fini de provoquer des ravages dans les esprits…