On a classé en « niveau zéro », comme de simples incidents ne justifiant pas de suivi particulier, les contaminations radioactives qui ont touchées ces derniers jours salariés et sous-traitants des centrales nucléaires de Saint-Alban et du Tricastin. Certains parlent de désinformation ou y voient une volonté de banaliser des événements graves. Quelle lecture en faites-vous ?
Ce scénario traduit l’évolution - à mon avis catastrophique - des servitudes liées à l’industrie nucléaire et au recours qu’elle fait de la sous-traitance. Celle-ci va s’accentuant, la maintenance étant désormais assurée à 90% par des entreprises prestataires. Les conditions de passation de marchés à des donneurs d’ordre de deuxième niveau qui, eux-mêmes, sous-traitent à différentes entreprises dont certaines font appel à des intérimaires, renforcent l’opacité qui entoure les travaux de maintenance des centrales nucléaires.
Cette situation est inquiétante à plusieurs titres. Il y a, tout d’abord, une réduction de la durée des arrêts de tranche pour travaux de maintenance, qui apparaît contradictoire avec le vieillissement des centrales. Elle s’accompagne d’une pression sans cesse plus forte sur les délais dans lesquels il faut réaliser les travaux. On intervient au pas de charge. C’est un contexte qui conduit le sous-traitant à opérer dans des conditions peu compatibles avec les règles en vigueur en matière de protection contre les radiations. Il arrive parfois que des salariés qui « entrent en résistance » et réclament à leur employeur une stricte observation des procédures soient réprimandées et mis devant l’alternative : exécuter leur mission comme on le leur impose ou prendre la porte. Vue la précarité de leur emploi - y compris lorsqu’ils sont en CDI - la plupart se soumettent... S’ ajoute à tout cela, ce qui me semble s’apparenter de plus en plus, ici et là, à une stratégie implicite de répression syndicale.
Le code du travail interdit pourtant le recours au travail temporaire pour des activités dangereuses.
Effectivement. Mais il y a comme un détournement, car les rayonnements ionisants sont exclus de la liste de dangerosité, sauf si le niveau de la dose de radiation est très élevé - ce qui ne concerne grosso modo que 10% des interventions de maintenance. Moyennant quoi, face à l’Autorité de sûreté nucléaire et l’Irsn, qui ont désormais la responsabilité de la radioprotection, les ministères du travail et de la santé n’ont plus vraiment voix au chapitre.
Et les intervenants extérieurs sont donc laissés pour compte, sans suivi...
Ils le sont, même s’il y a un suivi dosimétrique car les exploitants du nucléaire sont très attachés au respect formel de la limite individuelle d’exposition aux rayonnements ionisants.
Au travers d’outils informatiques interconnectés entre centrales, il y a donc un enregistrement systématique des doses de rayonnement reçues, et l’on contrôle que la dose maximale admissible de 20 millisieverts/an, norme internationale, ne soit pas dépassée. Encore faut-il que chacun s’équipe de son « dosimètre » - ce qui est un sujet de préoccupation pour l’Autorité de sûreté nucléaire.
Finalement, le système aboutit à un effet pervers : on considère la dose maximale comme un « crédit d’irradiation », alors que, même à des niveaux très faibles de radioactivité, une contamination peut-être gravissime. Or, en l’état on ne nous dit rien du mode de contamination survenue sur les sites incriminés. Comme par ailleurs, du fait de leur flexibilité professionnelle, ces travailleurs n’ont ni carnet d’exposition, ni dossier médical passant d’un médecin du travail à un autre, ils sont « dans la nature ». Ils ont, de fait, un cumul de risque qui justifierait un suivi approfondi mais celui-ci n’existe pas. Et l’on perd la trace de ces personnes qui sont finalement les plus exposées. C’est plus que regrettable.
On a sophistiqué l’outil de surveillance, on aurait aimé que cela serve aussi en matière de prévention. On joue avec le feu.
Ce qui veut dire que ces « oubliés » ne sont pas pris en compte dans les études épidémiologiques ?
La grande étude réalisée dans une quinzaine de pays sous la houlette de l’OMS - et financée en partie par l’industrie nucléaire - n’inclue pas cette population qui, en France, reçoit plus de 80% de la dose collective d’exposition aux rayonnements ionisants sur les sites nucléaires. Si cette étude montre un risque accru de mortalité par cancers de tous types chez les travailleurs du nucléaire, rien n’est dit quant aux conséquences d’une exposition au rayonnement de ceux qui sont en première ligne...
Faut-il alors être plus strict sur la dose d’exposition maximale ?
Bien qu’un Comité européen sur le risque d’irradiation préconise depuis cinq ans une limite annuelle de 5 millisieverts pour tous les travailleurs du nucléaire, cela n’en prend pas le chemin. La France, figure de proue du nucléaire, a été la dernière à transposer, en 2003, la directive européenne existant depuis 1996 sur les 20 millisieverts/an.
Les responsables d’Areva estiment que certains profitent de ces « incidents » pour se refaire une santé militante, qu’en pensez-vous ?
Chercheur en santé publique, je considère qu’il est de la responsabilité de ceux qui détiennent une information sur ces questions de l’inscrire dans le débat public pour la protection de la santé des personnes exposée à la radioactivité - et pour une réelle « transparence » des risques encourus par des travailleurs qui, au péril de leur vie et de leur santé, assument les tâches nécessaires à la sûreté des installations nucléaires.