La commémoration du 80e anniversaire de la naissance de Guevara (14 juin 1928) a donné lieu en Argentine à de nombreux colloques et séminaires. Ces initiatives apparaissent quelques mois après les activités qui ont commémoré son assassinat. Quel est le secret de tant de respect et de réaffirmation de l’héritage du Che ?
Biographie politique
Pour comprendre l’intérêt que suscite le Che aujourd’hui il faut faire un bilan sérieux de sa vie, en délaissant toute frivolité. Guevara fut un dirigeant socialiste et non un aventurier de « telenovelas ». Sa transformation en personnage de justicier dilue le sens de la révolte qu’incarne sa vie.
Le Che fut un guérillero héroïque haï par la grande presse, qui le traitait avec plus de rage que Ben Laden aujourd’hui. La couverture médiatique accordée actuellement à sa mémoire était inconcevable à son époque mais elle tend à gommer son combat contre l’oppression.
Cette déformation est notamment due à la paradoxale absorption marchande d’un militant qui rejetait frontalement le culte de l’argent, la glorification de la propriété et l’apologie de « l’esprit d’entreprise ». Les jeunes qui achètent des marchandises avec la figure de Guevara perdent fréquemment de vue que les entreprises vendent le Che avec les mêmes techniques qu’elles utilisent, par exemple, pour vendre un parfum d’Antonio Banderas.
Face à cette distorsion, il est nécessaire de politiser l’étude de Guevara, en le comparant avec d’autres théoriciens socialistes (Lénine, Trotski, etc.), marxistes latino-américain (Mella, Marti) et dirigeants révolutionnaires (Fidel). Il faut souligner sa place dans la gauche face à ceux qui le vénèrent comme un « Christ laïque ».
La biographie politique du Che a été jalonnée par le périple qu’il a initié avec son voyage à travers l’Amérique latine dans les années ’50. Cette expérience a transformé un esprit noble en un combattant social. Le médecin solidaire a adopté l’action politique pour lutter contre la pauvreté et l’exploitation lorsqu’il a compris les limites de la seule aide aux plus humbles.
Sa résolution militante s’est affirmée au Guatemala sous l’impact d’un coup d’état militaire qui a renversé le président progressiste Arbenz (un prédécesseur de Salvador Allende). Avec cet épisode il a surmonté toute forme d’ingénuité face aux agissements de la CIA et du Pentagone. Il a compris que le combat contre l’impérialisme requiert de construire une résistance organisée et préparée à l’avance.
Guevara est alors devenu un révolutionnaire dans le plein sens du terme lors de sa rencontre avec Fidel Castro. Il fut attiré par le caractère conséquent et la fermeté du projet démocratico-radical de renverser la dictature de Batista à Cuba et, dans cet engagement, il a affirmé la conviction qu’il était nécessaire d’avancer vers la prise du pouvoir. Aucune illusion n’était aussi éloignée de l’esprit du Che que l’actuelle tendance à vouloir « changer le monde sans prendre le pouvoir ».
Le leader argentino-cubain fut le protagoniste de la radicalisation socialiste qui a secoué l’île dans les années 60. Il a activement participé à la succession de contrecoups contre la droite qui ont finalement mené à l’expropriation du capital. Il a mûri au même moment et au sein même du terreau fertile de la révolution cubaine et a transformé au cours de ce processus ses lectures marxistes en convictions élaborées.
Actualité d’un héritage
Le Che réapparaît aujourd’hui parce que l’Amérique latine s’est transformée en un immense foyer de résistance populaire. A contrario, la montée du néolibéralisme et l’effondrement de l’URSS au cours de la dernière décennie avaient déterminé un cadre politique peu propice à son retour.
La trajectoire de Guevara a été réactualisée par les soulèvements populaires en Bolivie, en Equateur, par les mobilisations aux Venezuela et en Argentine. Certes, les rapports de forces sociaux en Amérique latine sont très inégaux. Mais on a pu constater des actions massives et convergentes de luttes contre les privatisations, en faveur de la nationalisation des ressources naturelles et de la démocratisation de la vie politique. Malgré le fait que le néolibéralisme s’y soit employé avec force, il n’est pas parvenu à enterrer les traditions combatives et l’héritage d’un nationalisme anti-impérialiste, dans un contexte de conquêtes démocratiques supérieures à celles du passé.
L’héritage du Che peut se résumer en un message : mettre en valeur les révoltes récentes et les développer dans une dynamique de radicalisation socialiste. Cette conclusion s’inspire à son tour de deux leçons : les processus qui n’avancent pas finissent par régresser et la droite ne reste jamais inactive lorsque l’on défie sa domination.
Ces enseignements sont très importants pour l’avenir des gouvernements nationalistes radicaux (Chavez, Morales, Correa) qui concentrent en eux les expectatives populaires et qui s’affrontent aux écueils typiques des expériences sincèrement réformistes. L’antécédent cubain a démontré que l’ont peut mettre en déroute les oppresseurs avec des mesures révolutionnaires qui tendent à réduire les inégalités et à améliorer le niveau de vie populaire. Mais d’autres précédents indiquent qu’en absence d’une telle orientation, la droite récupère le pouvoir par des moyens violents (Chili), électoraux (Nicaragua) ou en stabilisant des régimes conservateurs (Mexique).
Similitudes et différences
On affirme fréquemment que « l’époque du Che n’est plus la nôtre ». Il est évident que les dernières 40 années ont substantiellement transformé la cadre politique international. L’expansion du néolibéralisme, l’implosion du « socialisme réel » et le saut représenté par la mondialisation du capital constituent évidemment trois nouveautés significatives.
Mais la misère et l’exploitation qui ont poussé le Che à l’action persistent encore sous le même système capitaliste. Il suffit d’observer le fléau de la famine qu’affrontent plusieurs pays du Sud ou la perte de leur logement souffert par des familles nord-américaine endettées pour percevoir les conséquences de ce régime.
Le capitalisme engendre sans cesse les crises et les souffrances des majorités populaires. Il s’agit d’un système alimenté par une concurrence acharné qui ne peut être disciplinée et qui repose sur des mécanismes d’exploitation incompatibles avec l’humanisation de la société. Le capitalisme aggrave la polarisation sociale en Amérique latine, y compris dans l’actuelle conjoncture de croissance économique pour le continent.
Les principales différences avec les années 70 se trouvent – dans notre région – sur le terrain politique. La substitution des dictatures par les régimes constitutionnels a modifié les rythmes et les formes de gestation d’un pouvoir populaire. La préparation de cette transformation exige de promouvoir la cohésion populaire, le protagonisme des masses et la radicalisation idéologique des opprimés au cours de processus qui emprunteront des chemins bien distincts de la voie classique de la guérilla.
Dans le cadre actuel, les conquêtes à l’intérieur des tranchées institutionnelles peuvent constituer un jalon dans la progression du pouvoir populaire, mais à condition que les réformes soient complémentaires à l’action révolutionnaire. C’est pour cela que le poids de l’arène électoral est supérieur à celui du passé.
L’intensité des révoltes populaires est également différent des révolutions précédentes. Les nouveaux soulèvements articulent des revendications anti-libérales, démocratiques et anti-impérialistes, mais elles ne donnent pas naissance à des organismes de dualité de pouvoir, à des dénouements militaires ou à l’effondrement pur et simple l’Etat bourgeois équivalents à la révolution cubaine ou nicaraguayenne.
Le niveau de conscience populaire est également différent de celui qui prévalait dans les années 70, vu que l’actuelle génération de combattants n’a pas grandit comme ses parents dans un contexte de victoires révolutionnaires. La visibilité et la confiance dans un modèle socialiste est inférieure, non pas tant à cause de la chute de l’URSS que par l’héritage des dictatures et du blocage souffert par les révolutions en Amérique centrale dans les années 80.
Controverses sur les stratégies
Le Che a adopté une position révolutionnaire en comprenant que les classes dominantes se perpétuent au pouvoir afin de garantir leurs privilèges. Il savait que les puissants ne renoncent jamais volontairement à la jouissance de leurs bénéfices.
Ces conclusions sont plus durables que la théorie du « foco » (le « foyer » révolutionnaire initial incarné par la guérilla, NDT) en tant qu’étincelle du soulèvement populaire. Encouragé par le succès de l’expérience cubaine, Guevara a généralisé de manière erronée la validité de la lutte de guérilla en tant que méthode valable pour toute la variété des situations latino-américaines. Mais sa défense du principe de la révolution reste valide, tout particulièrement face aux apologistes du capitalisme qui ont proclamé pendant la dernière décennie la « fin des utopies égalitaires ».
Ces enseignements restent encore largement absents dans le cadre de la nouvelle vague de résistances sociales. La révolution comme moment clé de la rupture avec l’ordre dominant constitue pourtant un aspect essentiel du projet socialiste. Le refus de discuter cette perspective conduit toujours à l’auto immolation de la gauche.
Mais l’apport principal et central du Che sur ce terrain fut sa défense de la révolution ininterrompue, en opposition à la stratégie de passer par des étapes différenciées de manière rigide. Il a rejeté la subordination de l’action anticapitaliste à une phase d’alliances avec les « bourgeoisies nationales » et a au contraire affirmé la nécessité d’opter d’emblée pour la construction du socialisme, à défaut de quoi il faudrait se contenter d’une « caricature de révolution ».
Guevara s’est inspiré d’une expérience cubaine qui a démontré la possibilité de défier l’impérialisme à quelques kilomètres de Miami. Ses conceptions ont bouleversé les théories prédominantes dans la gauche, provoqué des débats virulents avec les secteurs conservateurs des partis communiste et ont stimulé une littérature critique envers la bourgeoisie nationale, développée par plusieurs théoriciens de la dépendance.
Il est important de rappeler ces controverses au moment où l’on assiste à nouveau à l’émergence de thèses néo-développementistes qui proposent de répéter la stratégie des étapes au moyen « d’alliances qui fortifient le Mercosur » (accords d’intégration des marchés sud-américains, NDT) afin de faciliter « l’expansion du capitalisme régional autonome ». Ces conceptions reviennent à idéaliser le patronat industriel local que l’on suppose confronté au caractère prédateur du capital financier international. Cette option refuse de voir les obstacles qu’une telle voie impose pour atteindre le progrès social.
Les promoteurs de la stratégie par étapes ne prennent pas non plus en compte les coûts sociaux induits par le soutien (ou la création), à coup de fonds publics, du prétendu patronat national. Leurs choix reviennent en réalité à adapter les revendications sociales aux priorités des classes dominantes et débouchent inévitablement sur la frustration populaire. C’est avec de telles conceptions que certains veulent geler le processus bolivarien au Venezuela ou s’accaparer pour un usage capitaliste la nouvelle rente pétrolière qui pourrait naître en Bolivie.
Internationalisme et anti-impérialisme
Guevara défendait un projet d’expansion international du socialisme très différent de la « coexistence pacifique » et éternelle avec l’impérialisme promue par les dirigeants de l’URSS. Dans son « Discours d’Alger », il fut particulièrement critique avec la faible solidarité de ces dirigeants envers les révoltes du Tiers monde. Il a appelé à « créer, un, deux, trois, de nombreux Vietnam » en opposition à la passivité du Kremlin.
Le Che a développé une conception internationaliste très éloignée de la simple énonciation de slogans. Il a transformé son expérience de jeunesse en un programme raisonné reposant sur la symbiose entre la théorie et la pratique. Il a mis en pratique au Congo et en Bolivie ce qu’il avait postulé lors de la Conférence Tricontinentale.
Guevara promouvait le socialisme international à l’encontre de l’utopie de limiter l’édification socialiste à un seul pays ou à une seule région. Mais il envisageait cette question en tacticien et en stratège car il savait que le socialisme n’allait pas émerger simultanément à l’échelle planétaire.
Les échos de son internationalisme ont ressurgit au cours de ces dernières années avec les mouvements contre la guerre en Irak et dans les initiatives des Forums sociaux. Dans ces deux espaces, la figure du Che a été présente. Mais son héritage internationaliste se vérifie le plus clairement en Amérique latine. Aucun gouvernement progressiste actuel ne considère son projet comme exclusivement national. Face aux classes dominantes qui élaborent des accords commerciaux afin de forger des blocs compétitifs, ils mettent en avant des initiatives et des projets d’émancipation à l’échelle régionale.
Le Che savait parfaitement qu’aucun progrès social n’est possible sur ce continent sans faire plier l’impérialisme nord-américain. Dans le cadre de l’OEA (Organisation des Etats Américains, NDT) ou à l’ONU il a maintes voix élevé sa voix contre le gendarme états-unien. La pertinence de ce combat saute aux yeux à notre époque où 600.000 personnes ont été massacrées au Moyen Orient, où la torture est légalisée, où l’utilisation de mercenaires se généralise partout dans le monde.
La réappropriation du Che s’est d’ailleurs développée au même rythme que le mépris envers le président des Etats-Unis. Il suffit de mettre en balance les commémorations qui affirment l’héritage du Che avec le rejet qui accompagne les visites de Bush. Ce climat découle de la perte d’influence de la première puissance du monde dans sa propre « arrière-cour ». L’impasse dans laquelle il se trouve au Moyen Orient a enlevé à l’impérialisme sa capacité d’intervention militaire directe contre le Venezuela ou Cuba.
Mais, malgré l’absence de conditions favorables, le Pentagone ne s’en prépare pas moins pour l’avenir. Il a stimulé un essai de guerre préventive de la Colombie contre l’Equateur, il militarise des villes du Mexique, construit de nouvelles bases au Pérou et réactive la IVe Flotte de guerre qui opère à partir de Miami.
La tradition anti-impérialiste que nous à légué le Che est fraternelle envers tous les peuples du monde. Il ne s’agit pas d’une bataille contre les opprimés Etats-Unis mais bien contre les gouvernements, les multinationales et les banques de ce pays.
Le comportement de la fille de Guevara en Iran - lorsqu’elle a quitté une cérémonie d’hommage officiel qui critiquait le socialisme et l’athéisme – confirme le sens d’une conception internationaliste étrangère à tout dogmatisme religieux.
Socialisme intégral
L’attirance qu’exerce Guevara obéit également beaucoup à la survivance de la révolution cubaine, malgré 50 années de conspirations et de blocus. Il serait difficile de concevoir l’ampleur actuelle de l’intérêt envers le Che s’il s’était déroulé sur cette île un scénario similaire à la fin de l’URSS.
L’identification au Che exprime, de plus, la résurgence du débat sur le socialisme. La période d’autocensure qui avait expurgé ce terme des discours de la gauche est bel et bien terminée et en Amérique latine on se remet à débattre des voies nécessaires pour forger une société d’égalité et de justice sociales. Ce projet se reconstruit en opposition aux leaders et présidents de centre-gauche qui abandonnent la moindre allusion au socialisme afin d’obtenir les bonnes grâces des classes dominantes.
Comme la figure du Che est indissociable de l’horizon anticapitaliste, son œuvre a également été débattue lors des récentes commémorations du Mai 68 français. Le socialisme a été l’axe de ces réflexions vu qu’il constitue effectivement le seul système possible post-capitaliste. Sur ce terrain, Guevara nous a également laissé d’importantes leçons en tant que « fonctionnaire de la révolution » (1959-1964). Il a développé à Cuba une conception intégrale du militant en tant que combattant et administrateur. Le Che refusait les spécialisations restrictives et a combiné le profil du guérillero avec son rôle de Ministre de l’Industrie.
Dans sa gestion des entreprises publiques, il a impulsé des mécanismes de participation et de démocratisation opposés à la primauté du marché et à l’arbitraire des bureaucrates. Il rejetait le schéma de compétition entre les travailleurs des entreprises d’Etat qui était mené en Yougoslavie et remettait en question la stimulation matérielle et marchande des employés des compagnies publiques en Hongrie. Il s’est en quelque sorte opposé à l’avance à la « Perestroïka » qui a conduit à la restauration du capitalisme en URSS et au modèle actuel qui pousse la Chine dans le même chemin. Mais Guevara n’approuvait pas pour autant le modèle de planification compulsive que la nomenklatura du Kremlin mettait en branle de manière inefficace et gaspilleuse.
Dans sa brève expérience d’économiste, il a laissé irrésolue la question des mécanismes qui permettraient de mener à bien une transition anticapitaliste réussie. Ces mécanismes requièrent des formes de planification reposant sur la démocratie socialiste afin de garantir la participation collective. Cette participation démocratique est indispensable afin de corriger les erreurs et de discuter des alternatives dans un système qui combine le pouvoir populaire avec la représentation directe.
Il est clair que, dans l’actualité, n’importe quel débat sur la gestion économique présuppose la nationalisation préalable des entreprises stratégiques. Ce pas fut consommé de manière très accéléré à Cuba et il a une grande actualité dans les pays qui ont entrepris la nationalisation de leurs ressources en hydrocarbures.
L’Homme nouveau au XXIe siècle
Dans les débats sur l’impulsion de la productivité dans la transition au socialisme, Guevara a pris parti pour les « stimulants moraux » contre les « stimulants matériels ». Mais il a adopté cette position dans le contexte cubain des années 60, sans émettre pour autant un jugement applicable à n’importe quel moment ou pays.
Sa position fut cohérente avec le projet communiste de créer une éthique de « l’Homme nouveau ». Il promouvait l’extension de solidarité et de la fraternité depuis le début de la révolution, sans attendre de tels résultats par l’accumulation du bien-être matériel. Il soulignait l’impossibilité de forger une conscience socialiste en éludant l’engagement actif envers son prochain et rejetait le cynisme qu’il observait parmi les hiérarques du « socialisme réel ». Ce message humaniste trouve un écho profond parmi les jeunes qui admirent aujourd’hui le Che.
Guevara situait les obstacles pour ériger une société socialiste sur le terrain politique. Il ne plaçait pas ces difficultés dans l’égoïsme ou dans l’individualisme prétendument innés des gens. C’est pour cela que son héritage inclus un code de conduites, d’attitudes et de comportements qui incitent à poursuivre son œuvre.