L’entrée, le 17 avril 1975, des Khmers rouges à Phnom Pehn annonce, aux yeux de la population, la fin de la guerre et d’un régime détesté. Scènes de liesse, vite étouffées : les habitants reçoivent l’ordre de quitter la ville. Les hôpitaux eux-mêmes n’échappent pas à l’ordre d’évacuation immédiate. Spectacle hallucinant, des milliers de malades, parfois sous perfusions, de blessés, d’invalides et de mutilés se traînent sur les routes.
Que se passe-t-il ? On ne savait presque rien des Khmers rouges avant leur arrivée au pouvoir. Par analogie, ils étaient souvent considérés comme un mouvement « cousin » du Parti communiste vietnamien, dans une version certes très secrète (ils se nommaient « l’Organisation ») et fruste (au vu de la pauvreté de leurs publications). La sonnette d’alarme ne s’est déclanchée qu’avec l’évacuation de Phnom Penh.
Il n’était pas facile - et il n’est toujours pas facile — de comprendre ce qu’étaient devenus les Khmers rouges, ou du moins la fraction dominante de Pol Pot. La documentation historique faisait défaut, avant le long travail d’interview des réfugiés et rescapés mené par une poignée de chercheurs après 1975. Quant à notre « grille d’analyse », elle était prise en défaut. Comment qualifier l’Etat khmer rouge ? « Ouvrier », quand il désintègre jusqu’au semi-prolétariat ? « Paysan », quand il impose le travail forcé à la paysannerie ? « Bourgeois », quand il supprime jusqu’à la monnaie ? Analyse de classe oblige, j’ai (brièvement) utilisé la formule d’Etat « ouvrier mort-né », censée indiqué une dynamique tuée dans l’œuf au moment de la victoire par la politique polpottienne. Tout en gardant en mémoire l’adage selon lequel une théorie s’avoue fausse quand elle impose des explications par trop laides.
Pour certains, pas de mystère. Les Khmers rouges ne seraient qu’une expression « ultra » de l’essence du communisme ; ou du « stalinisme », selon une version « trotskisante ». L’histoire, ses contraintes et ses déterminations, ses ruptures et ses carrefours ne trouve plus place dans l’analyse. La politique mise en œuvre par le nouveau pouvoir cambodgien en 1975 n’est pourtant pas une version radicale de celle du PC chinois trente ans plus tôt : la direction maoïste élargit à partir de 1945 le mouvement de réforme agraire ; promeut une loi progressiste sur le mariage ; renoue une alliance avec la classe ouvrière urbaine en assurant aux travailleurs des nouvelles entreprises d’Etat un emploi et un revenu garantis. Tout en gardant le contrôle exclusif du pouvoir politique, le PC chinois consolide ses bases sociales. A l’inverse, les Khmers rouges désintègrent (dans les villes) ou fragmentent (dans les campagnes) le tissu social et prétendent reconstituer un « peuple nouveau ». En pratique, la base du régime se réduit rapidement à son armée (et quelques tributs du nord-est).
Le projet est fou, en particulier d’un point de vue marxiste. Pourtant, il est mis en œuvre. Comment est-ce possible ? Il est tentant de donner une réponse spécifique à cette question. L’histoire du Cambodge est en effet fort particulière. Le monde urbain était radicalement étranger à la paysannerie. Les polarisations sociales dans les campagnes n’étaient que naissantes. Le régime a perdu toute légitimité après le coup d’Etat de Lon Nol, fomenté contre Sihanouk par Washington en 1970. Les bombardements US de 1973 ont atomisé une partie de la société. Le royaume a été précipité dans la révolution, au moment aussi où les capacités d’auto-activité populaire avaient été détruites dans le cœur du pays par l’intervention étasunienne.
Ces facteurs, et quelques autres, expliquent pourquoi les Khmers rouges ont pu conquérir le pouvoir : les Etats-Unis ont enfanté la victoire de Pol Pot. Mais le Laos, qui a occupé une place similaire dans les guerres d’Indochine, n’est pas devenu un second Cambodge. Le courant incarné par Pol Pot a commencé à prendre le contrôle du PCK bien avant l’intervention US (en tuant les cadres liés aux Vietnamiens). Enfin, le cas khmer n’est pas unique. Il y a, par exemple, le Sentier lumineux au Pérou, ou ce que devient le PC aux Philippines : deux pays bien différents du Cambodge.
Reposons le problème en partant du cas philippin. Le PCP a été seul capable d’ossaturer la résistance démocratique et sociale à la dictature Marcos. Il a organisé l’essentiel d’une génération militante. Mais il a été politiquement déstabilisé au moment de la chute du régime, en 1986 ; traumatisé et vidé de forces vives par des purges paranoïaques avant d’exclure de ses rangs les courants « dissidents ». Après avoir incarné le combat révolutionnaire, il a dégénéré au point de menacer d’élimination les cadres des autres organisations de gauche. Cependant, il n’a pas pour autant sombré dans le banditisme ou n’est pas devenu le porte-flingue de propriétaires fonciers. L’idéologie continue à jouer un rôle de ciment pour justifier l’affirmation d’un pouvoir de plus en plus totalitaire.
L’histoire du PCP n’a pas été univoque. La majorité des membres des années 1970-1980 n’a pas suivi ce cours mortuaire. Diverses scissions sont engagées dans une évolution démocratique et pluraliste. Mais la question reste posée. Le parti a été construit par des militants qui ont tout sacrifié (carrière, famille...) pour la « cause du peuple ». Or, ceux d’entre eux qui aujourd’hui gardent le nom de PCP sacrifient tout à leur pouvoir. On doit certes toujours revenir sur le contexte : la militarisation de la société sous la dictature, la violence des rapports sociaux (en certains lieux, les propriétaires fonciers peuvent émasculer les dirigeants paysans qu’ils ont assassiné et donner leur cerveau à manger aux cochons !)... Mais là encore, cela n’explique pas tout.
Nous avons eu avant-hier à comprendre ce qu’est devenu la social-démocratie (après la trahison de 1914 en particulier). Sur le fond, il n’y a pas de mystère : cooptation d’un appareil dans les élites bourgeoisies. Nous avons eu hier à comprendre le stalinisme. C’était plus compliqué et renvoie à ce qu’est une société de transition où aucun mode de production ne domine « naturellement ». Nous devons aujourd’hui comprendre comment des structures à caractère totalitaire peuvent naître au sein même du mouvement révolutionnaire (réellement existant) dès avant la conquête du pouvoir.
Ces processus de dégénérescence extrême sont conditionnés par la violence des rapports de classes (nationaux et internationaux) sur des mouvements armés (la possession d’armes et d’argent facilitant l’autonomisation d’une organisation). La clef du phénomène reste (comme par le passé) le déracinement social. Mais pourquoi ces mouvements « déracinés » ne deviennent-ils pas de simples bandes armées ? Pour le saisir, il faut probablement faire appel à des éléments qui empruntent à une sociologie plus fine (déracinement de l’intelligentsia militante...), à la psychologie (déracinement des individus) et à l’analyse de genre des rapports de pouvoir.
Il ne s’agit pas seulement de comprendre, mais aussi d’être mieux à même de combattre une menace qui surgit de l’intérieur d’une lutte d’émancipation sociale. Il nous faut analyser ce qu’il y a de neuf dans ces processus de dégénérescence (ou approfondir des éléments d’analyses peu travaillés ou peu collectivisés dans le passé). Tout en gardant pour « ligne de marche » une conception marxiste très classique de la révolution, comprise comme un processus d’auto-émancipation (individuelle et collective). Avec, pour préoccupation constante, la mise en œuvre effective et dans tous les domaines de ce principe directeur.