Le premier commando anti-IVG a sévi en France en janvier 1990, contre la maternité des Lilas, une clinique associative qui avait été à l’avant-garde des techniques d’accouchement sans douleur et de contraception. En s’y attaquant, les adversaires de l’interruption volontaire de grossesse s’en prenaient clairement à la liberté des femmes de disposer de leur corps et de leur vie. Les mêmes individus, chapelet au poignet et obscénités à la bouche, récidivaient le 16 mai 1992, puis le 8 janvier 1994. En six ans, les intégristes ont mené plus d’une centaine d’opérations dans toute la France.
A Clamart, la maternité Antoine-Béclère a été la cible de ces « fous de Dieu » en 1991 et en 1995. C’est évidemment le Centre d’assistance à la procréation qui était visé : ce service est dirigé par le docteur René Frydman, qui a lutté avant 1975 pour la médicalisation légalisée de l’avortement, et le docteur Joëlle Brunerie-Kauffmann, militante connue des droits de la femme, qui y est responsable de l’unité d’interruption volontaire de grossesse.
Bien d’autres centres exaspèrent les apôtres de la soumission à l’« ordre divin », pour la qualité de leur information ou la diffusion d’innovations médicales. Ainsi l’hôpital Louis-Mourrier de Colombes, l’hôpital Broussais, qui assure la recherche et la diffusion des techniques médicamenteuses, les établissements de Grenoble et Nantes, sans oublier l’hopital d’Annecy, qui fut la cible en 1995 de huit activistes de La Trêve de Dieu, relaxés à l’issue d’un surprenant verdict [1].
Mais ces commandos ne s’attaquent pas seulement aux structures médicales emblématiques : ils s’en prennent aussi aux plus isolées, aux plus faibles en moyens et en personnel, comme à Reims, le 27 septembre 1996. Ce sont souvent des centres établis dans des régions où les organisations intégristes sont les mieux implantées, quand elles ne disposent pas de complicités actives dans l’hopital lui-même, comme ce fut le cas à Valenciennes, en octobre 1995, où un ancien directeur adjoint de l’hopital dirigeait l’attaque.
Ces commandos sont les enfants spirituels des vieilles ligues natalistes du début du siècle, qui opposaient aux volontés émancipatrices des féministes un naturalisme reproductif nécessaire au bellicisme de l’époque. Profondément misogyne et réactionnaire, ce courant a des représentants politiques, ces députés qui proclamèrent leur hostilité haineuse pour les droits des femmes lors des débats parlementaires précédant le vote de la loi Neuwirth de 1967 autorisant la contraception, puis des lois de 1975 et 1979 légalisant la médicalisation de l’avortement. Ni les injures ni les allusions antisémites n’auront été épargnées à Mme Simone Veil, le ministre de la santé, chargée de défendre ces projets de loi.
L’organisation qui mène à l’époque le combat antiavortement est Laissez-les vivre. Dirigée et inspirée par le docteur Jérôme Lejeune, un médecin universitaire connu pour ses recherches sur les maladies chromosomiques, elle bénéficie de solides appuis dans les milieux chrétiens, politiques et médicaux, principalement au conseil de l’ordre. Elle lance une brutale campagne de propagande à travers toute la France : dessins et photomontages de foetus décapités, broyés, démembrés, amoncelés dans d’énormes récipients ensanglantés, pour illustrer le « nouveau génocide », le « massacre de millions d’innocents ».
Mais son échec est flagrant, et il faudra attendre les années 80 pour que le mouvement trouve un second souffle, en s’appuyant sur l’exemple des Etats-Unis. Dans ce pays, les organisations Pro-life dénoncent l’interprétation constitutionnelle des libertés ayant abouti, en 1973, à autoriser l’avortement sans aucune restriction, jusqu’à la date de viabilité foetale. Présents sur tous les terrains, ils prennent tout en charge : propagande, techniques de harcèlement, entraînement des militants étrangers, et vont même jusqu’à participer directement à des actions sur le sol de la vieille Europe, à l’Ouest comme à l’Est.
Une « escroquerie scientifique »
Le libéralisme triomphant des années 80 s’accompagne d’une effervescence de courants idéologiques réactionnaires, intégristes et fascisants, plus ou moins liés aux Eglises chrétiennes et aux congrégations, inspirées ou non par le Vatican et son bras séculier, l’Opus Dei. La jeune historienne Fiammetta Venner [2] a largement démontré les liens internationaux des groupes activistes opposés à la contraception et à l’avortement avec l’Opus Dei et la mouvance fascisante.
En France, la première offensive généralisée débute en 1985 avec la diffusion d’un vidéofilm. Intitulé Le Cri silencieux, ce « document » d’origine américaine se propose d’illustrer spectaculairement la souffrance du foetus lors de l’avortement volontaire. M. Bernard Nathanson, « avorteur » repenti (il s’attribue le palmarès invraisemblable de 70 000 interventions) s’y prête à une très didactique démonstration échographique pour étayer une thèse qui n’a évidemment pas d’autre but que de criminaliser l’IVG.
En 1991, à l’occasion d’une émission télévisée, le professeur Emile-Etienne Beaulieu, chercheur qui a créé une molécule à effet abortif (utilisée sous le nom de RU 486, son numéro d’expérimentation dans les laboratoires Roussel-Uclaf), dénonce l’« escroquerie scientifique » de ce prétendu document. Le procès qui s’ensuit donne au docteur Jérôme Lejeune l’occasion de tester sa nouvelle argumentation : il présente comme une vérité scientifiquement indiscutable que, dès sa conception, l’embryon humain est bien une personne. Toute atteinte à son intégrité, pour quelque raison que ce soit, a fortiori par avortement, devient donc un crime.
Pourtant, la stratégie des Pro-life d’outre-Atlantique a échoué en France. Les professionnels et les militantes des droits des femmes ont su faire face. Premier temps : mise en place d’une organisation pluraliste, fédérant les diverses organisations spécialisées, comme le Mouvement français pour le planning familial (MFPF), et les organisations professionnelles, comme I’Association nationale des centres d’interruption de grossesse et de contraception (Ancic). Ce fut fait dès octobre 1990 avec la création de la Coordination des associations pour le droit à la contraception et à l’avortement (Cadac). La Cadac va amplifier son action jusqu’à la grande marche des femmes qui, le 25 novembre 1995, rassemble près de 40 000 manifestantes bien décidées à défendre leurs droits.
Deuxième étape : obtenir du gouvernement une disposition législative et réglementaire qui permettrait de faire condamner ceux qui s’opposent à l’IVG. Mme Véronique Neiertz, nommée secrétaire d’Etat aux droits des femmes en 1991, défendit le dossier au gouvernement et fit voter à l’Assemblée nationale la loi du 27 janvier 1993 qui punit l’« entrave à avortement volontaire » de deux mois à trois ans d’emprisonnement et d’une amende de 2 000 à 30 000 francs .
Les résultats de cet engagement ? Les intégristes n’ont pas réussi à retourner l’opinion contre les « assassins d’enfants ». Les tribunaux condamnent maintenant presque systématiquement les commandos anti-IVG. La Cour de cassation a rejeté définitivement, le 27 novembre 1996, leur dernière diversion, selon laquelle la loi Veil de 1975 violait l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme. La Cour a aussi reconnu à l’Union des femmes françaises (UFF) le droit de se porter partie civile.
Ainsi les commandos anti-IVG ont-ils dû renoncer à la brutalité des années 1990-1992, qui les voyait déstériliser les instruments et détruire les stocks de RU 486. Ils affichent maintenant une non-violence ostentatoire et manient l’argutie juridique... Ils élaborent de nouvelles stratégies et, pour ce faire, ne manquent malheureusement pas de conseillers, jusque dans les allées du pouvoir [3].
Mme Christine Boutin, député UDF des Yvelines, est le chef de file du groupe parlementaire opposé à l’avortement. Ne craignant pas de s’associer pour la circonstance avec le Front national, elle mène une guérilla très active à l’Assemblée nationale : attaques contre les associations défendant les droits à la contraception et à l’avortement, remise en cause du remboursement de l’IVG par la Sécurité sociale (par le biais d’un élargissement de la « clause de conscience » des médecins aux contribuables), avec, pour musique de fond, cette idée répétée à souhait que le bilan de vingt ans de pratique de légalisation de l’avortement est un échec évident, démontré par la constance des chiffres nationaux, pis encore, par l’élévation du taux de « récidivistes » ! Phénomène qu’il est convenu d’appeler de « banalisation » : la simplicité d’un geste ambulatoire finalement indolore ferait de l’avortement un mode habituel de contraception.
En réalité, la fréquence du recours à l’avortement est en diminution - lente mais régulière - à tous les âges de la vie [4]. Le nombre moyen d’avortements par femme est passé de 0,67 en 1976 à 0,53 en 1993. Le taux d’avortements rapporté au nombre de naissances passe de 34,8 avortements pour 100 naissances en 1976 à 31,6 en 1993. Enfin, au cours de ces vingt dernières années, le taux d’avortements rapporté au taux de conceptions a diminué à tous les âges de la vie, y compris au plus précoce, confirmant ainsi la progression de la diffusion de la contraception moderne.
Plus de vingt ans après le vote historique du 17 janvier 1975, un objectif essentiel a été atteint : la disparition des complications les plus graves de l’avortement. Les plus vigilantes publications sur le sujet l’attestent : les risques médicaux liés à l’IVG sont faibles et sans commune mesure avec ceux de l’avortement clandestin du passé. Disparue également, la clandestinité culturelle méprisante et injuste. Une place nouvelle attend désormais l’enfant librement accueilli.
Tout cela, on le doit en partie à l’existence de structures de grande qualité, proches des unités hollandaises (la comparaison est d’importance quand on sait que les Pays-Bas, qui autorisent les interruptions volontaires de grossesse jusqu’à vingt-deux semaines d’aménorrhée, ont le plus bas taux d’avortements du monde).
A Annecy, Grenoble, Roubaix, Chambéry, Marseille, Nantes, Moulins, Tours et à Paris - Ile-de-France, avec Colombes, Clamart, Bicêtre, Saint-Louis et Broussais, les centres sont le terrain privilégié de formation des professionnels, et leur dynamisme s’oppose à l’hostilité institutionnelle de beaucoup de services hospitaliers.
Pour autant, les centres ne représentent que le tiers de l’ensemble des structures nationales. Dans la majorité des hôpitaux publics français, la situation reste aléatoire, à cause d’abord de l’absence de statut réel, d’une marginalisation professionnelle, quand ce n’est pas de l’ostracisme dont sont parfois victimes les soignants, médecins ou non. Les salaires sont souvent dissuasifs (le salaire minimum interprofessionnel de croissance (SMIC) pour les conseillères familiales et conjugales, pourtant considérées comme essentielles par la loi).
Législation restrictive
Aux mesures restrictives internes à de nombreux services hospitaliers s’ajoutent de multiples inégalités régionales. Discriminatoire, la sectorisation géographique (on ne reçoit que les femmes résidant dans un périmètre arbitrairement défini) s’oppose aux principes de liberté et d’égalité d’accès aux soins. Autre aberration : le contingentement des actes qui impose aux services un nombre préalablement fixé d’interruptions de grossesse, sans tenir compte de l’importance de la demande. A ces distorsions officieuses s’ajoutent, en toute illégalité, les restrictions concernant le terme : on ne reçoit que les femmes qui en sont à dix semaines d’aménorrhée au lieu des douze semaines prévues par la loi. Sans parler du rejet des demandes répétées : le « récidivisme » est très facilement assimilé, sinon à la délinquance, du moins à l`immoralité notoire.
Une fois surmontées les difficultés d’accueil, d’autres anomalies surgissent : par exemple, l’absence de choix réel entre les différentes techniques possibles, tout particulièrement anesthésiques. Alors que l’ensemble des publications internationales font clairement ressortir les avantages de l’anesthésie locale, plus des deux tiers des femmes se voient imposer, sans réelle information, l’anesthésie générale - plus de 50 % dans le secteur public et de 80 % dans l’hospitalisation privée. De même pour les techniques abortives : alors que près de 35 % des femmes pourraient bénéficier d’une association médicamenteuse (anti-progestérone et prostaglandine), seule la moitié d’entre elles peut faire ce choix [5]. Certains départements français ignorent même totalement ce moyen.
Ce passif s’alourdit encore des abus de pouvoir de certaines administrations hospitalières, publiques ou privées : paiement obligatoire en liquidités, contrôle inadmissible de la résidence et de l’identité de la patiente, authentification de la signature des deux parents pour les mineures, quand ce n’est pas l’exigence de leur présence. Des tracasseries qui blessent, humilient et confortent ce sentiment que l’avortement, pourtant autorisé par la loi, est en définitive suspect, non seulement moralement mais légalement.
La France, qui était, dans les années 70, en avance sur les pays d’Europe méridionale, appartient désormais aux pays qui ont la législation la plus restrictive. Il convient donc d’accorder l’accès aux soins aux femmes, généralement en situation de détresse, qui demandent une interruption de grossesse après les douze semaines d’aménorrhée légales (2 ou 3 sur 100) plutôt que de les condamner à la clandestinité ou au recours à des services étrangers, hollandais, britanniques et, comble de l’ironie, espagnols. Sans doute faudrait-il aussi réévaluer les conditions techniques de prise en charge, les obligations faites aux mineures et les interdits frappant les étrangères. Et enfin s’insurger contre le maintien dans le nouveau code pénal du caractère délictueux de l’avortement, qui entretient sa condamnation morale et nuit à la compréhension de cette douloureuse réalité sociale.