Pour la langue chinoise, c’est la place des mots au sein d’une phrase – plus que les mots eux-mêmes – qui en détermine la signification. Le principe s’applique parfaitement à la stratégie géopolitique de la Chine. De Pékin à Shanghaï, des représentants du gouvernement aux animateurs de think tanks les plus en vue, sans oublier les universitaires, impossible d’échapper au mot-vedette remis au goût du jour : stabilité.
Pour en saisir le sens véritable, il faut le replacer dans le contexte de ce pays en perpétuel mouvement, où les voyages à l’étranger des dirigeants de l’Etat n’ont jamais été aussi fréquents. Où les cercles universitaires, plus ouverts que jamais sur l’extérieur, jouent le rôle nouveau de têtes chercheuses pour le pouvoir... y compris ceux financés par de généreux donateurs étrangers. Ainsi le Centre d’études internationales de la prestigieuse université de Beida, à Pékin, composé de trois bâtiments ultramodernes, est parrainé par un mécène de Hongkong pour l’aile gauche, par une entreprise italienne pour le corps du milieu, et par une autre firme de Hongkong pour l’aile droite. Chacun a fait appel à un architecte différent, mais le tout est harmonieux et s’intègre parfaitement à cet ensemble historique [1]. Ouverture ne veut pas dire abandon. Pas plus que stabilité ne vaut immobilité.
Dans son bureau de porte-parole du ministère des Affaires étrangères (MAE), juste en face de la tour Feng Lian, où fleurissent des commerces de luxe inaccessibles au commun des Chinois, M. Kong Quan explique doctement : « La Chine veut, avant tout, promouvoir un entourage stable, favorable au développement. » A plus de mille kilomètres de là, à Shanghaï, au cœur de la célèbre université de Fudan, dans les locaux flambant neufs du Centre d’études américaines (CEA), financé en partie par l’Agence américaine pour le développement international (Usaid) –, le professeur Shen Dingli, grand spécialiste des questions nucléaires, peu enclin à la langue de bois, n’échappe pas davantage à la référence obligée à la stabilité. Rien ne l’effraie plus qu’une déstabilisation – toujours possible – dans la péninsule coréenne voisine, ou au Proche-Orient, qui assure près de la moitié des importations chinoises de pétrole.
Cet expert donne, à sa manière, la clé de ce que certains ont appelé la « diplomatie du statu quo ». Pour Pékin, mieux vaut l’ordre établi – même américain, même peu favorable – que le chaos, qui contrarierait ses projets de croissance et son ambition mondiale. La croissance assure la base du pacte social intérieur qui, bon an mal an, garantit la pérennité du régime. Les projets mondiaux visent à redonner à la Chine « la place qui doit être la sienne sur la scène internationale », selon l’expression de M. Kong. Un peu moins silencieuse et un peu plus active aujourd’hui qu’hier. Mais beaucoup moins que demain, au fur et à mesure de la montée en puissance du pays.
Contrairement aux idées reçues, l’économie n’est pas le seul guide d’une diplomatie qui n’aurait d’autre principe que de remplir la besace chinoise en matières premières ou en céréales. Certes, les relations internationales doivent contribuer à assurer l’approvisionnement énergétique et à garantir la sécurité alimentaire. Mais l’économie s’inscrit dans la vision plus vaste que la Chine a d’elle-même, dans la région et dans le monde. Elle fait partie de l’arsenal pacifique indispensable à toute reconnaissance sur la scène internationale. Il n’est pas rare de s’entendre rappeler « l’histoire de ces cinq cents dernières années » : sans économie puissante, il n’est pas de nation écoutée.
Dans l’histoire toute proche, trois périodes ont marqué la réflexion. La première est liée aux événements de la place Tienanmen, qui demeurent un sujet tabou dans la presse [2]. Le traumatisme ne vient pas d’éventuelles mises en cause du régime lui-même – les oppositions politiques demeurent interdites, même si, paradoxalement, les intellectuels disposent d’une plus grande liberté de mouvement. C’est le prix qu’il a fallu payer vis-à-vis de l’extérieur qui est souvent souligné. A commencer par l’embargo occidental, instauré au moment où l’Union soviétique n’était déjà plus en mesure de fournir à Pékin des matériels de haute technologie, à usage militaire notamment.
Instaurer un esprit de négociation
Le choc de la place Tienanmen sonna surtout le début de la fin de la « lune de miel » (miyue) avec les Etats-Unis. Celle-ci avait duré près de vingt ans, depuis l’admission de la République populaire de Chine aux Nations unies, en lieu et place de Taïwan, le 25 octobre 1971, et le voyage du président Richard Nixon l’année suivante, jusqu’à l’instauration d’un « partenariat stratégique », facteur de développement. A cette période succédèrent une longue suite de déceptions, la multiplication d’incidents (tel le bombardement de l’ambassade de Chine à Belgrade, en 1999) et le renforcement des liens américains avec le Japon, le concurrent honni.
Deuxième fait marquant : l’effondrement de l’Union soviétique. Nul regret à la disparition de ce frère ennemi, mais de nombreux universitaires rappellent que l’ex-URSS s’est épuisée dans une vaine confrontation avec les Etats-Unis, doublée d’une dispendieuse course aux armements. « Les Etats-Unis poussent à la compétition et à une augmentation effrénée des dépenses militaires, assure un spécialiste des questions de défense qui tient à rester anonyme, mais nous devons nous en tenir à la modernisation des armements pour renforcer notre défense. » Une « modestie » plus apparente que réelle, puisque les dépenses militaires représentent déjà 2,4 % des richesses produites. Mais un argument de poids face à l’état-major, qui réclame beaucoup plus.
Plus généralement, c’est la coupure du monde en deux camps qui, selon les diplomates chinois, se révéla finalement coûteuse. Et si tous déplorent ce « monde unipolaire » incarné par les Etats-Unis, aucun ne veut revenir à une « planète bipolaire ». Pas question de devenir, par exemple, le chef de file des pays en voie de développement, ce qui obligerait à des renoncements. « Nous partageons avec de nombreux pays en développement le souci de la démocratisation des organisations internationales, affirme M. Kong, qui souligne l’importance des relations nouées avec l’Afrique [3] et avec l’Amérique latine. Mais il n’est pas question de constituer un pôle. Il faut sortir de la mentalité de la guerre froide, et je préfère parler de “développement partagé”. Nous devons instaurer une mentalité de négociation, qui suppose des concessions réciproques. Avec l’essor des échanges commerciaux, les différends vont se multiplier. Il faut y faire face avec un esprit de négociation »... et non avec un esprit de système.
En fait, le pouvoir entend participer à l’élaboration d’un monde multipolaire dont la Chine occuperait un jour une des toutes premières places – au centre, pas à la tête. Elle cherche à rayonner, pas à dominer. La nuance n’est pas que formelle [4]. Et chacun de rappeler que, au plus fort de sa puissance, du XIe au XVIIe siècle, la Chine a possédé la plus grande flotte du monde, disposé de réels atouts économiques et technologiques [5], sans jamais avoir détruit ni peuples ni civilisations, contrairement aux Européens.
Enfin, et c’est le troisième fait marquant, les autorités chinoises ont tiré parti de la crise financière qui a secoué l’Asie dans les années 1997-1998. Seul pays à avoir gardé le contrôle des changes et à refuser les pressions du Fonds monétaire international (FMI), la Chine est aussi la seule à avoir préservé ses chances de croissance quand tous, Japon compris, s’affaissaient. Mieux, avec le yuan arrimé au dollar, elle a contribué à asseoir une certaine stabilité dans une région en pleine débâcle financière [6]. Elle s’est même permis d’accorder des prêts à intérêts réduits, ou des aides, à plusieurs des « dragons » alors en difficulté, gagnant ainsi leur confiance.
Au fil du temps, la nouvelle génération au pouvoir a bâti une doctrine stratégique autour des « quatre non » énoncés par le président Hu Jintao : « Non à l’hégémonisme, non à la politique de la force, non à une politique de blocs, non à la course aux armements. » [7] Il s’agit de « construire la confiance, atténuer les difficultés, développer la coopération, et éviter les confrontations ». Conscient de ses faiblesses face au géant américain et à ses concurrents de la zone asiatique, Pékin déploie ce que l’on pourrait appeler une « diplomatie asymétrique », très mobile, qui privilégie les relations bilatérales tout en participant activement aux organisations régionales, et qui noue des liens économiques tous azimuts tout en réduisant les tensions territoriales d’hier.
Ainsi la Chine et la Russie ont-elles signé, le 2 juin 2005, à Vladivostok, un accord sur la frontière orientale – le litige portait sur 2 % des 4 300 kilomètres de frontière commune, mais empoisonnait les relations depuis la fin de la seconde guerre mondiale. « C’est la première fois dans l’histoire des relations sino-russes que la totalité des frontières communes est légalement définie », précisait M. Vladimir Poutine lors de la phase finale des négociations.
Quelques semaines auparavant, le 11 avril 2005, le premier ministre indien Manmohan Singh et son homologue chinois Wen Jiabao signaient un protocole visant à régler le contentieux frontalier qui oppose les deux pays depuis 1962 : Pékin revendique une grande partie du territoire de l’Etat de l’Arunachal Pradesh (90 000 km2) au nord-est de l’Inde ; au nord-ouest, New Delhi réclame l’Aksai Chin, une partie du Cachemire (38 000 km2). « Nous n’en sommes qu’au lancement des pourparlers, note M. Kong. Mais c’est la première fois qu’un document officiel aborde la question des frontières. » Un pas historique que Pékin souhaite prolonger par l’établissement d’une zone de libre-échange entre les deux géants démographiques du monde (voir ci-dessous « Une histoire sino-indienne mouvementée »).
Ces nouveaux rapports ne sont pas sans conséquences sur les relations avec les alliés d’hier, notamment avec le Pakistan. « Dans le conflit qui l’oppose à l’Inde, nous sommes devenus plutôt neutres », assure Yang Baoyun, vice-président du Centre d’études pour l’Asie-Pacifique, rencontré à l’université de Beida, à Pékin. Selon lui, Islamabad « a longtemps bénéficié des tensions », mais « les mentalités commencent à changer », comme en témoigne la reprise de la liaison de bus transcachemire fermée depuis soixante ans [8].
Autre signe de l’« émergence pacifique » de la Chine : son engagement dans la crise ouverte en octobre 2002 entre les Etats-Unis et la Corée du Nord, qui se dit désormais prête à fabriquer la bombe atomique. A l’origine du groupe des six (Chine, Corée du Sud, Corée du Nord, Japon, Russie, Etats-Unis) mis en place pour régler le contentieux, Pékin peine à calmer les ardeurs de Pyongyang, qu’alimentent les déclarations enflammées de l’administration Bush.
De toute évidence, la nucléarisation de la péninsule coréenne n’est guère du goût de Pékin, et, si Pyongyang « se lançait dans des essais, nous couperions les aides », précise Yang Baoyun. Mais les opinions divergent sur les pressions à exercer : certains estiment qu’il faut couper au moins partiellement les aides, et rappellent que, déjà, en 2003, un « incident technique » fort opportun avait conduit à réduire les livraisons de pétrole, obligeant le président Kim Jong-il à reprendre les pourparlers [9] ; d’autres, tel Shen Dingli, estiment au contraire que « supprimer les aides, c’est tuer l’espoir et pousser au pire » un régime déjà calamiteux.
« La Corée est un fardeau détestable, résume un ancien diplomate, un régime où les gens meurent de faim pour un pouvoir familial. Mais la Chine est coincée. Elle ne peut ni avancer ni reculer. » Une partie de l’armée n’est pas loin de penser que la nucléarisation n’est finalement pas si grave et que, en cas de conflit, « la Corée demeure la sentinelle de la Chine ». Reste que Pékin a montré – sinon à Washington, du moins à ses voisins – qu’il savait modifier sa politique d’alliances passées pour entrer dans une phase de diplomatie active. A preuve, le renforcement de ses liens avec la Corée du Sud, vieille alliée des Etats-Unis, qui craint une déstabilisation du Nord – les difficultés allemandes à absorber l’Est l’ayant rendue prudente avec la dictature voisine [10].
La grosse épine dans la patte du tigre chinois, c’est le Japon. « Jamais au cours des trente dernières années ces relations n’ont été aussi mauvaises », s’alarme Yang Baoyun. Ce que confirme l’ensemble des interlocuteurs rencontrés. Le refus nippon de regarder son histoire en face est souvent cité, avec l’incident du livre d’histoire minimisant les crimes japonais lors de l’occupation, ainsi que la visite du premier ministre Junichiro Koizumi au sanctuaire Yasukuni, où sont enterrés des criminels de guerre – on ne peut pas dire que la Chine, elle-même, ait une vision lucide et critique de sa propre histoire. Toutefois, une visite au musée de Shenyang, au nord-est du pays, haut lieu de cette occupation nippone, aide à comprendre le traumatisme : y sont exposés les meurtres, tortures et expérimentations médicales commis par les armées nippones dès 1931, ainsi que les déclarations négationnistes récentes de personnalités japonaises [11]. Ici comme à Pékin, quand on parle des manifestations antijaponaises qui se sont déroulées au printemps 2005 – essentiellement chez les étudiants très contrôlés et pratiquement pas chez les travailleurs –, il n’est pas rare de se voir rétorquer : « Que diriez-vous si un dirigeant allemand allait se recueillir devant la tombe de criminels de guerre ? »
Le Japon, shérif adjoint des Américains ?
Outre les problèmes territoriaux autour des îles appelées Senkaku côté nippon et Diaoyu côté chinois, stratégiques dans le détroit pour le contrôle maritime, le renforcement des liens militaires entre Washington et Tokyo figure en ligne de mire. Selon Kazuya Sakatomo, professeur à l’université d’Osaka, « après soixante ans passés à baisser la tête, le Japon est sur le point de supplanter l’Australie comme shérif adjoint des Etats-Unis dans la région Pacifique et devient un des piliers de l’architecture de la défense américaine du XXIe siècle » [12]. La révision de la Constitution nippone [13], l’envoi de troupes en Irak, le transfert du commandement du 1er corps d’armée américain (pour les opérations dans le Pacifique et l’océan Indien), de la côte ouest des Etats-Unis au camp de Zama, au sud de Tokyo, donnent quelque crédibilité à la thèse [14]. C’est même l’enjeu principal de ces relations triangulaires (Chine, Etats-Unis, Japon) très particulières.
Du reste, Washington soutient la candidature japonaise comme nouveau membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies – candidature immédiatement récusée par la Chine, qui menace même d’utiliser son veto. « Avant d’envisager de siéger au Conseil de sécurité, encore faudrait-il que le Japon obtienne un consensus dans sa région », a déclaré l’ambassadeur de Chine à l’ONU, M. Wang Guangya, le 26 juin 2005. Pékin espère gagner la partie en s’appuyant sur la Corée du Sud, qui a vivement protesté contre les sympathies militaristes de M. Koizumi [15] ; sur l’Inde, qui prétend elle aussi à un siège permanent au Conseil de sécurité ; et sur les pays africains avec lesquels elle a des liens économiques assez persuasifs.
Enfin, la mention de Taïwan dans la révision de l’accord de sécurité bilatéral américano-japonais [16] a achevé de dégrader les relations sino-japonaises. Depuis la normalisation de leurs rapports, en 1972, le Japon avait toujours laissé à l’écart cette question. Les Etats-Unis eux-mêmes avaient fait leur cette formule : « Deux systèmes, un pays. » L’intégration de Taïwan à la Chine « peut prendre cent ans ou plus », selon l’expression d’un diplomate, mais « la séparation est impossible », inacceptable pour la population, pour l’armée et pour le gouvernement.
Les discours musclés de ces derniers mois et la loi antisécession adoptée en avril 2005 seraient donc plus défensifs qu’offensifs, traçant une ligne rouge, infranchissable par Taïwan et ses alliés. Si chacun reconnaît qu’une opération militaire se révélerait d’un coût politique, diplomatique et économique incommensurable, le général Zhu Chenghu n’a pas hésité à déclarer à la mi-juillet 2005 : « Si les Américains tirent sur le territoire chinois, nous serons amenés à répondre avec des armes nucléaires. » Il parlait à titre personnel mais il n’a pas été démenti. Pékin semble craindre une déclaration d’indépendance de Taïpeh à la veille des Jeux olympiques de 2008, sur lesquels le pouvoir compte beaucoup pour franchir une étape capitale dans la région et dans le monde. D’où les menaces, mais aussi la séduction.
Les dirigeants du Kouomintang, ennemis d’hier qui n’avaient pas mis les pieds en Chine depuis 1949 [17], ont été reçus en grande pompe début mai. La récente tournée en Amérique latine de M. Hu Jintao, dont l’objectif principal était de sécuriser les approvisionnements en pétrole (Venezuela), en matières premières, céréales et soja (Cuba, Mexique, Brésil...), visait également à faire comprendre à tous ceux (en Amérique centrale, notamment) qui ont encore « des liens étroits avec Taïpeh que la Chine a un marché bien plus vaste »... Dans l’immédiat, les dirigeants comptent sur les quelque 8 000 entrepreneurs taïwanais qui ont investi en Chine pour faire pression sur le gouvernement de Taïpeh. Quant à l’administration Bush, elle a fini par calmer la fièvre indépendantiste de son allié, et le Japon est devenu plus discret.
L’opposition n’en est pas moins vive, que résume ainsi un ancien diplomate : « Dans l’histoire, la région a connu une Chine forte et un Japon faible, puis une Chine affaiblie et un Japon fort. Désormais, on va vers une Chine à égalité avec le Japon ; du coup, le Japon perd son équilibre. » La donne est bousculée, mais on est encore loin d’un rééquilibrage des forces. Certes, la Chine est le premier fournisseur asiatique des Etats-Unis, devant le Japon ; elle occupe la deuxième place, juste derrière lui, pour les réserves monétaires – singulièrement en bons du trésor américains –, mais son produit intérieur brut (PIB) demeure deux fois et demi plus faible que celui du Japon. Elle peut menacer Washington de ne plus jouer le rôle de banquier et de vendre des dollars, Tokyo viendrait immédiatement à la rescousse du billet vert.
Ce rapport de forces inégal n’exclut pas la compétition. Si le Japon espère sortir de son statut de « nain politique » pour conquérir un rôle de leader mondial dans la zone asiatique (en devenant membre permanent du Conseil de sécurité – ce qui supposerait un réarmement que craignent ses voisins, pas seulement chinois), la Chine cherche à affirmer son rôle de leader asiatique dans le monde. D’où son déploiement dans les instances multilatérales. Son adhésion à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), en 2001, lui a permis de franchir un cap décisif. Patiemment, elle a conquis sa place dans l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Anase), instrument de la guerre froide par excellence [18]. D’observatrice en 1991, elle en est désormais partie prenante [19] et a fini par obtenir, en novembre 2004, la création d’une zone de libre-échange avec l’Anase [20].
En Asie centrale, la création de l’Organisation de Shanghaï (avec la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizstan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan) en avril 2001 témoignait de ses objectifs commerciaux (dont l’approvisionnement en hydrocarbures). L’initiative a pris une tournure très politique depuis la guerre en Afghanistan. La Chine partage les préoccupations russes devant l’implantation de bases américaines dans la région, et celles des autres républiques face aux mouvements islamistes jugés indépendantistes (et notamment ceux dirigés par des Ouïgours, musulmans chinois). L’écrasement de tout mouvement d’opposition, comme récemment au Kirghizstan, n’est pas de nature à la gêner.
« Inventer nos propres valeurs »
Au total, comme l’écrit le chercheur américain David Shambaugh, « la diplomatie bilatérale et multilatérale de Pékin s’est révélée extrêmement habile à gagner la confiance dans la région asiatique. Résultat : la plupart des pays regardent désormais la Chine comme un bon voisin, un partenaire constructif, un interlocuteur attentif, et une puissance régionale qui ne fait pas peur » [21]. Peut-on pour autant parler de « consensus de Pékin » [22] comme nouveau modèle de développement, ainsi que le suggère Joshua Cooper Ramo, membre du Council on Foreign Relations (américain) et du Foreign Policy Centre (anglais) ? La Chine peut-elle prendre la tête d’une union asiatique, économique et politique ? Elle n’en a sûrement pas les moyens économiques : les deux tiers de ses exportations proviennent des entreprises étrangères implantées sur son territoire, qui accueille le montage de produits conçus ailleurs.
Certes, la Chine occupe quelques créneaux très pointus (comme les fibres optiques ou les téléphones portables), et elle s’attache à monter en gamme, en attirant des centres de recherche étrangers, en rachetant des entreprises pour acquérir des marques connues et bénéficier de transferts de technologie... Pour l’heure, sa croissance – forte mais néanmoins fragile avec un système financier vulnérable – reste très dépendante des pays de l’Anase et du Japon pour la production, et des pays occidentaux pour ses exportations [23]. Le moindre accroc avec les Etats-Unis, par exemple, donnerait de facto un coup de frein à son dynamisme et se révélerait alors politiquement explosif.
Certains experts n’en rêvent pas moins d’un axe sino-japonais, à l’image de l’axe franco-allemand en Europe. Au moment même où se tenaient les manifestations antijaponaises du printemps 2005, un colloque a réuni à Pékin des intellectuels japonais, chinois et coréens [24]. Un manuel scolaire, fruit du travail d’historiens des trois nationalités, a également vu le jour en juin. Mais cela reste marginal. Et si les Etats-Unis sont prêts à déléguer une plus grande partie de leur pouvoir régional (de parapluie militaire), on les voit mal accepter une puissance régionale forte, qu’il s’agisse du Japon ou, a fortiori, de la Chine.
Celle-ci veut néanmoins avancer vite et sans chaos. Mais « elle ne pourra rayonner, explique un diplomate, que si elle possède une culture attrayante – comme ce fut le cas avec notre langue, à l’origine. Consommer ne suffit pas. Il faut inventer nos propres valeurs, qui ne soient pas la copie de l’Occident ». Certains y travaillent, mais ils sont privés d’espaces publics de débat. Comme le dit notre interlocuteur, en verrouillant les libertés politiques, « la Chine se verrouille elle-même ».
Martine Bulard
Une histoire sino-indienne mouvementée
« Avec l’Inde, nous avons beaucoup de points communs, et notamment une civilisation brillante, une humiliation due à l’occupation, une population importante. » En dressant cette liste, le professeur Yang Baoyun, du Centre d’études pour l’Asie-Pacifique de l’université de Beida, à Pékin, entend montrer que les points de convergence entre les deux géants asiatiques sont bien plus importants que les sources de conflit.
Les deux pays les plus peuplés de la planète – 1,2 milliard d’habitants pour l’Inde ; 1,3 milliard pour la Chine – essayent de renouer les fils de leur histoire commune. Au XVIIIe siècle, ils représentaient, à eux deux, près de la moitié de la production mondiale (33 % pour la Chine et 16 % pour l’Inde). Mais leurs liens ont des racines plus profondes encore : « Les relations entre la Chine et l’Inde, écrit l’économiste prix Nobel Amartya Sen, dans un article publié par la New York Review of Books [25], ont commencé avec le commerce – et non avec le bouddhisme. Il y a quelque deux mille ans, les habitudes de consommation des Indiens – et particulièrement des plus riches – ont été radicalement influencées par les innovations chinoises. » L’écrivain cite plusieurs ouvrages. Il relève également l’influence des mathématiciens et astronomes indiens sur la culture chinoise, notamment aux VIe et VIIe siècles. Des apports réciproques donc.
Si le déclin industriel les a frappés l’un comme l’autre, à partir du XIXe siècle, au XXe la concurrence s’est transformée en opposition (autour du Tibet), et même en guerre pour les frontières, en 1962, et en course à la puissance nucléaire (1964 pour la Chine, dix ans plus tard pour l’Inde).
Depuis la fin de la guerre froide, les deux nations ont renoué le dialogue et développé les relations commerciales. D’autant que la Chine cherche à combler son retard technologique dans des domaines où l’Inde excelle : l’informatique (logiciels) et certains services (centres d’appels, comptabilité...). Elle propose même d’aller vers la suppression de toute barrière douanière. Les autorités et le patronat indiens demeurent réticents, car le produit intérieur brut du pays représente à peine plus du tiers de celui de la Chine. Celle-ci a déjà acquis la place de deuxième fournisseur, juste derrière les Etats-Unis.
Reste que les relations entre les deux géants ont profondément évolué. Non seulement les discussions se sont engagées sur les questions de frontière, mais ce début de négociation s’est inscrit dans un accord-cadre plus vaste de « partenariat stratégique », signé le 11 avril 2005. Quelques mois plus tôt, le 14 novembre 2004, plus de 1 500 marins et officiers des deux pays avaient mené des manœuvres communes de sécurité. Inimaginable, il y a seulement trois ans. Des relations pacifiées s’instaurent, qui n’excluent cependant pas la compétition, sur le plan économique tout autant que diplomatique. New Delhi sait habilement jouer de ses liens devenus plus étroits avec Washington, qui a même proposé, le 19 juillet 2005, de lever ce qu’il restait des sanctions décidées en 1998 contre l’Inde et d’instaurer une coopération dans le nucléaire civil. Une « nouvelle amitié » indo-américaine qui inquiète Pékin.