Depuis la crise de la dette au début des années 1980, un nombre important
de pays en développement (PED), en particulier les plus pauvres d’entre
eux, sont devenus dépendants des prêts des institutions financières
internationales. Elles possèdent donc un moyen de pression efficace pour
qu’ils poursuivent sans cesse les remboursements. C’est pourquoi les
gouvernements du Sud qui tentent de s’opposer au consensus de Washington
ne sont pas légion. Par exemple, dès son indépendance en mai 2002, les
dirigeants du Timor Oriental ont été incités sur le champ à s’endetter,
mais heureusement, ils ont refusé.
Ces pressions sont facilitées par un système de négociations au cas par
cas qui maintient en permanence l’État endetté en position de faiblesse
face à des créanciers parfaitement organisés : FMI, Banque mondiale, Club
de Paris, Club de Londres, etc. C’est donc plus facile pour les
gouvernements des PED de préférer recevoir les prêts des institutions
internationales que de dire non à tout cela.
Mais les dirigeants des PED ont-ils réellement la volonté de s’opposer au
modèle dominant ? Jusqu’ici, au cours des 25 dernières années, à quelques
rares exceptions près, la plupart des gouvernements n’ont pas eu la
volonté d’aller à l’encontre des politiques néolibérales. Beaucoup d’entre
eux sont reliés par de nombreux intérêts aux centres de décision des pays
les plus industrialisés. Une partie des présidents actuellement en place,
notamment en Afrique, ont été portés au pouvoir au moment de la guerre
froide ou en sont les héritiers directs. Certains sont là parce qu’ils ont
contribué à éliminer ou parce qu’ils ont laissé renverser des chefs
d’Etats qui, comme Thomas Sankara, le président du Burkina Faso assassiné
en 1987, voulaient engager leur pays sur une voie de développement
endogène et de justice sociale. D’autres ont préféré respecter le dogme
néolibéral, de peur d’être déstabilisé ou renversé.
Parmi ceux qui critiquent durement la domination exercée par les pays du
G7 et qui essaient de mettre d’autres politiques en œuvre, une large
majorité reste convaincue qu’il faut rester crédible aux yeux de la
finance internationale et qu’il est nécessaire de réaliser le
développement de leur pays notamment en recourant sur une vaste échelle à
l’endettement interne et externe. Bien sûr, il y a les pressions
extérieures venant des capitales des pays les plus industrialisés, des
institutions financières internationales et des créanciers privés du Nord.
Mais il ne faut pas sous-estimer un autre facteur de conservatisme qui
joue en faveur de la poursuite d’un endettement très important.
La majorité des gouvernements, qu’ils soient de gauche ou de droite,
essaient de se concilier la bonne volonté de la classe capitaliste locale
qui a tout intérêt à ce que soit perpétué le mécanisme de la dette. En
effet, ce mécanisme lui assure (tout comme à celle des pays du Nord) de
plantureux bénéfices car elle prête de l’argent à l’Etat qui le lui
rembourse à des taux d’intérêt très avantageux. Dans l’histoire récente,
les cas où un Etat a répudié la dette publique à l’égard des banquiers
locaux sont rarissimes. La plupart des banquiers préfèrent donc prêter à
l’Etat et à d’autres institutions publiques bénéficiant de sa garantie
plutôt qu’aux producteurs locaux, surtout s’ils sont moyens ou petits.
Prêter à l’Etat est beaucoup moins risqué et plus rentable.
Plusieurs présidents actuellement au pouvoir ont gagné les élections en
promettant de réduire les inégalités sociales. Ils ont promis de mettre
fin au comportement rentier et parasitaire des banquiers et de libérer le
pays du joug exercé par les créanciers internationaux. Une fois arrivés au
pouvoir, ils ont adopté une attitude radicalement différente. A ce titre,
l’expérience brésilienne est emblématique. Aujourd’hui, les banquiers et
le reste de la classe capitaliste locale se frottent les mains de la
gestion amicale du Parti des travailleurs (PT) au pouvoir et du président
Inacio Lula Da Silva.
« Si un adulte est de gauche, c’est parce qu’il a des problèmes. Si un
jeune est de droite, c’est parce qu’il a aussi des problèmes... Moi, j’ai
viré vers la social-démocratie. Quand on a 61 ans, on atteint l’équilibre.
[...] C’est l’évolution de l’espèce humaine. Celui qui est de gauche
devient plus centriste, plus social-démocrate et moins de gauche. Et cela
dépend de la quantité de cheveux blancs. [...] J’ai critiqué pendant tant
d’années l’ex-ministre Delfim Neto [1] et aujourd’hui, il est mon grand
ami. »
Lula, président du Brésil, décembre 2006
Pour compléter le tableau, de nombreux hauts responsables des pays du Sud
proviennent des grandes écoles ou universités du Nord (Harvard, Columbia,
Princeton, Yale, Stanford, Oxford, Cambridge, HEC, etc.) et ont été formés
dans le moule libéral. Avant de devenir gouverneur de la banque centrale
du Brésil, Arminio Fraga Neto était gestionnaire d’un fonds
d’investissement du financier Georges Soros. L’Ivoirien Alassane Dramane
Ouattara fut directeur du département Afrique du FMI de 1984 à 1988 avant
de devenir Premier ministre de la République de Côte d’Ivoire de 1990 à
1993, puis directeur général adjoint du FMI de 1994 à 1999. Lors de la
crise en Turquie en février 2001, le geste le plus symbolique des
institutions internationales fut de prêter (outre de l’argent) Kemal
Dervis, alors vice-président de la Banque mondiale, qui est devenu
ministre des Finances dans son pays (avant de diriger le PNUD). Le
président mexicain élu en 2000, Vicente Fox, a aussi été directeur de la
filiale mexicaine de Coca-Cola. Alejandro Toledo a été fonctionnaire
consultant à la Banque mondiale avant de devenir président du Pérou en
2001. Ellen Sirleaf-Johnson a œuvré à la Banque mondiale avant de devenir
présidente du Liberia en janvier 2006. Comment s’étonner que la politique
suivie soit parfaitement conforme aux désirs de Washington ?
Les populations du Sud ne sont jamais consultées sérieusement et sont
maintenues soigneusement à l’écart. Pourtant, il est parfaitement possible
en tant que gouvernement démocratique de briser la chaîne de
l’endettement. Il faut pour cela répudier la dette illégitime sur la base
d’un audit de la dette. Le droit international offre des instruments
efficaces à un gouvernement du Sud pour refuser la poursuite du paiement
d’une dette odieuse ou plus largement illégitime. Encore faut-il être prêt
à s’en servir.