Tokyo, correspondant
Au Japon, on devient homme politique par vocation mais aussi par « héritage ». Plus qu’ailleurs dans les démocraties de type occidental, la politique est une affaire de famille : un peu comme le fils d’un commerçant reprend le fonds de commerce de son père, tel fils ou telle fille de politicien lui succède dans le fiefélectoral familial. Ce népotisme est à l’origine de dynasties politiques de deux ou trois générations : à la chambre basse, plus d’un tiers des députés sont des héritiers (enfant, neveu, cousin, veuve) d’un parlementaire.
Si l’opposition, le Parti démocrate, n’est pas épargnée par ce népotisme –son président, Ichiro Ozawa, est fils d’un ancien ministre –, le phénomène est très marqué dans le cas du Parti libéral démocrate (PLD), au pouvoir presque sans interruption depuis 1955 : la moitié de ses députés ont « hérité » de leur siège. C’est le cas de cinq des six premiers ministres qui se sont succédé depuis 1996.
Taro Aso (68 ans), qui vient d’être désigné président du PLD et deviendra premier ministre après un vote sans surprise au Parlement, étant donné la majorité détenue par son parti, appartient à l’une de ces dynasties politiques.
Ses trois prédécesseurs immédiats étaient aussi des héritiers : Yasuo Fukuda, premier ministre sortant, était le fils de l’ancien premier ministre Takeo Fukuda (1976-1978) et Shinzo Abe a pour père un ancien ministre des affaires étrangères. Il est aussi le petit-fils de Nobusuke Kishi, arrêté pour crime de guerre par les Américains en 1945 puis libéré sans procès par ces derniers pour faciliter la reconstruction de la droite nippone et devenu premier ministre en 1957 (trois ans plus tard, lui succédera son demi-frère Eisaku Sato, qui restera huit ans au pouvoir).
Dans le cas du populiste Junichiro Koizumi (2001-2006), lui aussi un enfant du sérail, son grand-père avait été ministre de la poste après avoir été marchand de travail sur le port de Yokosuka, arborant sur le dos un magnifique tatouage –emblème des voyous de l’époque. Le fief électoral passa au père de Junichiro avant de revenir à ce dernier.
Taro Aso est né, quant à lui, dans une famille patricienne, propriétaire de l’entreprise Aso Ciment (département de Fukuoka). Il a pour grand-père l’ancien premier ministre Shigeru Yoshida (1946-1947 et 1958-1954) et il est marié à la fille d’un autre chef du gouvernement, Zenko Suzuki (1980-1982). Saisi d’ambition politique, Taro Aso, alors président d’Aso Ciment, décida de briguer la députation. Il fut élu en 1979 – et presque constamment réélu par la suite– dans la circonscription d’Iizuka, fief de l’entreprise familiale fondée en 1871 et aujourd’hui liée à Ciment Lafarge.
La famille Aso, qui a fait fortune dans l’exploitation minière, est au centre d’une controverse pour sa gestion pendant la guerre : le recours au travail forcé dans ses mines de charbon d’Yoshikuma au début des années 1940. Une centaine de prisonniers de guerre australiens, britanniques et hollandais et quelque dix mille Coréens y travaillaient. La famille Aso conteste qu’il se soit agi de travail forcé.
Selon la commission sud-coréenne chargée de faire la vérité sur la mobilisation forcée au cours de la période coloniale japonaise (1910-1945), les mines Aso figurent en bonne place parmi les entreprises ayant eu recours à cette pratique, souvent dans des conditions inhumaines. A l’époque, les mines Aso étaient dirigées par le père de Taro, Takakuchi, qui était député. Après la défaite, la fortune de la famille Aso a permis de commanditer la carrière politique de Shigeru Yoshida.
LES « CLIQUES D’ALCÔVE »
A son « pedigree », Taro Aso ajoute des liens avec la famille impériale : sa sœur a épousé un cousin de l’empereur, le prince Mikasa. Avec la Constitution de 1947, les privilèges et les titres de noblesse ont été abolis et les aristocrates se sont fondus dans la société démocratique. Mais le prestige des grands noms couplé à des liens plus ou moins étroits avec la famille impériale reste un atout dans le jeu des mariages stratégiques (les « cliques d’alcôve ») à la faveur desquels s’est tissé l’écheveau du gotha politico-économique du Japon d’après-guerre.
Avec l’argent, le « capital d’influence » – le statut social– sont des éléments clés pour faire carrière en politique. A l’exception de quelques premiers ministres, dont le « parvenu » Kakuei Tanaka (1972-1974) qui ne fut jamais admis dans le gotha nippon, la plupart ont entretenu des liens avec l’aristocratie à commencer par Shigeru Yoshida, dont le clan allait dominer la vie politique jusqu’au début des années 1970 : il avait épousé la fille d’un samouraï réformateur.
On retrouve aussi dans le monde politique des descendants de l’ancienne aristocratie tel que Morihiro Hosokawa, qui fut brièvement premier ministre (1993-1994) lorsque le PLD perdit temporairement le pouvoir. M. Hosokawa est le petit-fils du prince Fumimaro Konoe, premier ministre à la fin des années 1930 puis à nouveau au début des années 1940.
Si la lignée d’Yoshida forme l’épine dorsale de la classe politique – jusque dans l’opposition puisque le père d’Ichiro Ozawa, actuel président du Parti démocrate, était l’un de ses bras droits –, une autre grande dynastie politique est celle des Hatoyama. La lignée remonte à l’époque Meiji (seconde moitié du XIXe siècle). Sa grande figure fut Ichiro Hatoyama, le rival de Shigeru Yoshida après la guerre.
La politologue Mayumi Itoh montre, dans son livre sur la dynastie des Hatoyama, qu’Ichiro –seconde génération de la lignée– était un homme libéral, mais comme il avait été ministre de l’éducation entre 1931 et 1934, il fut « purgé » par l’occupant américain. Libéré en 1951, il forma le Parti démocrate et devint le chef de gouvernement du premier cabinet libéral démocrate à la suite de la fusion des partis démocrate et libéral. Les héritiers de la quatrième génération des Hatoyama, Yukio et Kunio, quittèrent le PLD en 1993. Par la suite, Yukio fut l’un des fondateurs du Parti démocrate tandis que son frère, Kunio, réintégrait les rangs des libéraux démocrates.
Ministre de la justice dans le cabinet Fukuda, ce dernier a fait exécuter un nombre record de condamnés à mort au cours de son court mandat. La dynastie des Hatoyama a pour commanditaire le groupe de pneumatique Bridgestone à la suite du mariage d’Ichiro avec la fille du fondateur. Plus qu’ailleurs, au Japon, la politique coûte cher et les « alliances d’alcôve » ont été un moyen pour les politiciens d’assurer leurs arrières et de fonder des dynasties.
Le système japonais repose largement sur le clientélisme
Tokyo, correspondant
Plusieurs phénomènes se conjuguent au Japon pour faire de la politique une « affaire de famille ». En dépit de son évolution sous le coup du mécontentement des zones rurales – faute de subventions de la part d’un Etat fortement endetté – et du poids de l’électorat flottant des villes, moins fidélisé, le Parti libéral démocrate (PLD) reste l’émanation d’une multitude de clientèles. C’est un parti omnibus rassemblant les différents courants du conservatisme – de la droite au centre gauche –, dans lequel l’idéologie compte moins que les intérêts que représentent ses élus.
Sans réseaux solides pour mobiliser les clientèles, il est difficile de se faire élire et encore plus de devenir un de ses caciques. La pérennité au pouvoir du PLD depuis plus d’un demi-siècle, dont une des conditions est le « chouchoutage » des clientèles, a favorisé la transmission héréditaire des fiefs électoraux.
Les réformes qui ont suivi la défaite de 1945 ont ébranlé les grandes familles propriétaires des conglomérats (zaibatsus) d’avant-guerre et permis à de nouveaux entrepreneurs (Honda, Matsushita, etc.) de se tailler leur place. Ce ne fut pas le cas en politique. Les nouveaux venus ayant accédé aux fonctions de premier ministre sont l’exception. La plupart suivent la voie élitiste : grande université et fonction publique. Le PLD, qui au lendemain de la guerre avait comme ferment d’unité de faire barrage à la gauche, puissante à l’époque, a en outre permis de recycler une bonne partie de l’élite d’avant-guerre avec l’aval du mentor américain soucieux de faire de l’Archipel le pivot de sa politique anticommunisme en Asie.
« ENGRAISSER SON FIEF » AU RISQUE DE LE PERDRE
La politique reste au Japon une affaire « terre à terre ». Beaucoup d’électeurs ne se prononcent pas sur les grandes visions qu’affectionnent les politiciens en Occident. Ils ne sont guère sensibles au bling-bling, à la politique spectacle et les envolées sur les « grandes valeurs » les laissent sceptiques sur la sincérité de ceux qui s’en réclament.
Après Kakuei Tanaka, Junichiro Koizumi fut une exception. Populistes tous deux, ils parlaient le langage de l’homme ordinaire et l’électorat avait été séduit (et depuis vingt ans, la battante fille de Tanaka, Makino, est toujours élue haut la main dans la circonscription « familiale » de Niigata). En général, les Japonais votent en fonction de leurs intérêts bien compris : les avantages matériels qu’ils peuvent attendre de leur élu (subventions, travaux publics, conditions de vie).
La clientèle d’un politicien (réseau d’associations professionnelles, entrepreneurs, clubs, sectes religieuses) constitue un « groupe de soutien », c’est-à-dire une machine électorale capable, par ses ramifications, de mobiliser les voix. Le député se doit d’« engraisser son fief » au risque de le perdre. Les enveloppes circulent certes, mais le prestige personnel compte aussi. Les candidats qui viennent de la fonction publique ont un avantage en raison de leurs connexions dans les sphères du pouvoir – ministères, grandes entreprises. La surréglementation favorise ce jeu des influences dans lequel collusion et corruption permettent de passer à travers les mailles bureaucratiques.
Dans un tel contexte, un héritier connu du terrain, et qui est supposé respecter les « dettes » et les promesses de son prédécesseur, bénéficie d’une confiance a priori. Un népotisme qui pèse sur le renouvellement de la classe politique.