LUANG NAMTHA (LAOS) ENVOYÉ SPÉCIAL
La route de Muangsing, dans la province de Luang Namtha, au nord du Laos, serpente en direction de la Chine et l’on y sent la présence du puissant voisin. Partout, les versants des collines sont plantés d’hévéas car la demande chinoise en caoutchouc nourrit un boom sans précédent dans ce pays d’à peine 6 millions d’habitants. Cabanes et habitations temporaires poussent déjà comme des champignons : « Les gens viennent des provinces de Xieng Khuang, de Luang Prabang, ils s’installent au bord de la route, prennent l’eau au ruisseau, n’ont pas l’électricité. Tout ça pour l’hévéa ; cela crée pas mal de problèmes... », dit Kampet Li.
Cet entrepreneur laotien d’une cinquantaine d’années en sait quelque chose : sur les 1 500 hectares d’hévéas qu’il exploite, une partie des arbres appartient aux paysans, avec lesquels il a un accord de partage des recettes. Pour les autres, il a recours à des migrants, qu’il paie 1,6 euro la journée. Il a ainsi fait venir des techniciens du Yunnan, des Miaos, installés depuis six ans dans des bâtisses en bois, famille au complet. « En Chine, il n’y a plus assez de terres », disent-ils. Kampet Li s’est lancé tôt dans l’hévéa car il parle le chinois et connaît le pays : « La Chine est très ouverte, c’est le modèle maintenant pour le Laos », dit-il.
A Ban Hongleuay, un village en contrebas, Panh, une mère de famille, se félicite elle aussi d’avoir planté de l’hévéa : 600 arbres commencent à donner du latex, et rapportent, en revenus brut mensuels, près de 160 euros. Sa famille vit à sept dans une maison en bambou, sans le moindre confort matériel élémentaire, si ce n’est la moto, toute neuve. « On pourra peut-être construire une maison dans quelques années », dit Panh.
Ces plantations pionnières sont privilégiées : Luang Namtha est sur la nouvelle « autoroute » Kunming-Bangkok inaugurée en avril, qui reliera bientôt le Laos à la Thaïlande par un pont sur le Mékong. On est ici au cœur du « corridor Nord-Sud » cher à la Chine, désireuse de s’ouvrir un passage vers l’Asie du Sud-Est. Un passage qui lui garantira un débouché sur la mer, mais aussi, et surtout, des approvisionnements en ressources agricoles (au Laos, hévéa pour le caoutchouc, manioc pour les biocarburants, maïs et riz) et en minerais.
La demande chinoise pour le caoutchouc (l’empire du Milieu en est le premier importateur mondial) attise cette ruée vers l’hévéa : la production dans le sud du Yunnan stagne, l’espace manque et... l’on commence à se préoccuper d’écologie. Le Laos et ses forêts à perte de vue constituent donc un eldorado : à Luang Namtha, les Chinois achètent le latex, fournissent savoir-faire et graines. Avec l’encouragement du gouvernement laotien, les premières exploitations villageoises se sont faites au gré des liens familiaux et ethniques de part et d’autre de la frontière. Mais tout s’est accéléré depuis qu’en 2004, une dizaine de grandes sociétés chinoises ont investi dans de vastes plantations. Toutes sont subventionnées par Pékin dans le cadre d’une politique d’aide au remplacement des cultures de pavot.
Tout le monde s’interroge : comment gérer les futures migrations de la ruée vers le latex - en provenance de l’intérieur du pays, mais aussi, selon toute probabilité, de Chine ? Weiyi Shi, une économiste sino-américaine qui a récemment rédigé, pour la coopération allemande, un rapport très complet sur le boom du caoutchouc à Luang Namtha, note qu’alors que le gouvernement laotien promeut un modèle participatif, dans lequel les paysans gardent leurs terres et reçoivent un pourcentage des revenus, son application « laisse à désirer » : le modus operandi des sociétés chinoises, la corruption et le manque de supervision côté laotien conduisent à « de la coercition, des conflits sur le partage des revenus et sur la désignation des terres » et « font se dissoudre le modèle participatif en concessions » où les villageois vendent leur force de travail.
« PRATIQUES LOUCHES »
« Vous rencontrez dans le Nord beaucoup de pratiques louches et non éthiques », estime à Vientiane, la capitale laotienne, un consultant américain pour une agence de l’ONU : « La dimension humaine n’est pas présente dans les projets chinois. » Trois des sociétés chinoises traitent directement avec l’armée laotienne, qui dispose de zones forestières aux contours parfois flous : en cas de dispute, les villageois ne font pas le poids.
Ceux qui osent élever la voix prennent aussi des risques : ainsi, Sompawn Khantisouk, copropriétaire avec un Américain d’une auberge de Luang Namtha consacrée à l’éco-tourisme, a disparu depuis un an et demi. Selon sa famille, des témoins l’ont vu se faire embarquer dans une Toyota tout-terrain. Les deux écologistes improvisés avaient entrepris de sensibiliser les villages alentour à la protection de l’écosystème. Car Luang Namtha s’apprête à connaître un développement aussi fulgurant que risqué : les paysans abandonnent les cultures vivrières pour une culture de rente et peuvent se retrouver démunis si le marché se retourne ou en position de faiblesse face aux acheteurs.
Ceux-ci ne sont pas toujours conciliants, surtout en Chine : en juillet, des petits planteurs du Yunnan se sont révoltés car les prix imposés étaient trop bas. La police a tiré dans la foule et fait deux morts.
CHIFFRES
Superficie. Les plantations d’hévéas recouvrent 16 000 hectares en 2007 à Luang Namtha.
Besoins. La Chine est le premier consommateur (2,35 millions de tonnes en 2007) et importateur (70 % de la consommation) de caoutchouc naturel au monde.
Plantations. La Chine était en 2007 le second investisseur au Laos. Elle pourrait dépasser la Thaïlande en 2008. Dans l’agriculture, Yunnan State Farms, premier producteur de caoutchouc au Yunnan, va développer 167 000 hectares de plantations d’hévéas dans quatre provinces du nord du Laos. ZTE Corporation, géant chinois des télécoms, va quant à lui exploiter 100 000 ha de manioc (pour faire du biocarburant) dans quatre provinces du Sud. Au Laos-Chongqing Park de Khangan, près de Vientiane, la société chinoise Hualee cultive, sur 5 000 ha, une variété de riz hybride qu’elle pense exporter dès 2009. Un moulin à riz est en construction.