Il y a plus d’un an maintenant que la crise a éclaté, et elle se diffuse depuis comme
une traînée de poudre, sans que l’on sache où elle va s’arrêter. Cette crise
structurelle va durer et remettre en cause les fondements du capitalisme néo-libéral.
Une réaction en chaîne
Ce qui frappe avant tout c’est la concomitance de différentes crises. Au début, il y
a la crise des subprimes aux Etats-Unis que l’on peut donc qualifier de crise
financière et bancaire. Mais elle s’est accompagnée d’une crise énergétique, avec
l’augmentation du prix du pétrole, d’une crise alimentaire résultant de la hausse des
prix agricole, d’une crise monétaire avec la chute du dollar, et finalement d’une
crise de croissance avec un ralentissement marquée flirtant avec la récession dans
la plupart des pays dits développés.
La thèse de la déconnexion, selon laquelle le dynamisme des pays dits émergents
aurait pu compenser la tendance au ralentissement dans les pays riches, a fait long
feu. Il n’empêche que la transmission à l’économie réelle des effets de la crise
initiale suit une trajectoire inégale et combinée : elle n’est pas immédiate et suscite
des contre-tendances. On se rappelle ainsi la jubilation exprimée par Christine
Lagarde quand était tombé le chiffre de la croissance du premier trimestre en
France : +0,4 %. C’était donc moins pire qu’on le craignait. Mais le second
trimestre est venu démentir ce soulagement, avec un recul du Pib de 0,3 %.
Aujourd’hui on prévoit une croissance zéro jusqu’à la fin de l’année, ce qui
voudrait dire que la croissance sur l’année tournerait autour de 1 %, ce qui est
évidemment très loin des hypothèses sur lesquelles a été construit le budget. Or, un
point de croissance en moins, c’est environ 18 milliards d’euros, soit plus que le
paquet fiscal, évalué à 15 milliards.
Aux Etats-Unis, les derniers chiffres connus sont moins mauvais que prévus, mais
personne ne jubile, et certainement pas les millions de ménages que la crise
immobilière et la montée du chômage frappent de plein fouet. Mais il est vrai que
la crise suscite quelques contre-tendances : au cours des tous derniers mois, les prix
du pétrole et des matières premières ont baissé, et le cours du dollar a remonté. Ces
fluctuations à l’intérieur de la crise sont souvent amplifiées par les journalistes
économiques, sans doute pour soutenir le moral de leurs lecteurs. Mais tous les
organismes de prévision, que ce soit l’OCDE, le FMI ou la Commission
européenne ont révisé leurs prévisions à la baisse. Ils prévoient dans le meilleur des
cas une croissance molle pour 2008, et n’envisagent même pas un retour à la
normale pour 2009.
Cette situation est donc très différente du krach boursier de 1987 qui avait déjoué la
plupart des pronostics en conduisant à un rebond de l’économie mondiale dès
l’année suivante. C’est un symptôme parmi d’autres montrant que la crise actuelle
est d’une nature différente et qu’elle ne se résume pas à une simple purge.
Plusieurs éléments font de cette crise une crise durable (on n’en sortira pas
rapidement) et systémique (on ne peut pas revenir à la situation antérieure). Deux
éléments essentiels sous-tendent ce pronostic. La configuration de l’économie
mondiale de la dernière décennie était en effet caractérisée par une croissance à
crédit des Etats-Unis financée par les capitaux venus du reste du monde, et
notamment de Chine. Or, cet arrangement ne pourra pas être remis sur les rails.
La fin du modèle US
Le modèle de croissance de Etats-Unis depuis le milieu des années 1990 était une
bizarrerie historique sans équivalent. Pour aller vite, la croissance a été tirée par la
consommation des ménages qui augmentait très rapidement à cause de la baisse de
leur épargne et d’un recours croissant à l’endettement. Les Etats-Unis vivaient
donc au-dessus de leurs moyens et leur déficit commercial s’est régulièrement
creusé. Pour un pays quelconque, une telle dégradation aurait conduit à une perte
de substance de la monnaie, et à une récession nécessaire pour réajuster le tir. Mais
les Etats-Unis ne sont pas un pays comme les autres : le dollar est la monnaie
mondiale de fait, et la rentabilité offerte semblait à la fois élevée et garantie par le
dynamisme de l’économie [1]. Les capitaux affluaient donc aux Etats-Unis et
finançaient leur déficit. Ce modèle ne peut pas être restauré : à l’intérieur, la crise
du crédit va être très longue à éponger, et l’endettement des ménages ne pourra
retrouver le même rythme de progression. A l’extérieur, les capitaux y regarderont
à deux fois avant de venir s’investir dans une économie déséquilibrée par la crise
financière.
La récente nationalisation de fait de Fannie Mae et Freddie Mac, ces deux énormes
institutions financières chargées du refinancement immobilier, marque sans doute
le partage des eaux. Cette socialisation des pertes est un phénomène classique : les
institutions et les gouvernements ont pris la mesure de la crise, comme le montre
aussi l’injection de liquidités par la Banque centrale européenne. Cela veut dire
qu’un effondrement comparable à la grande crise des années 30 est peu probable,
mais que l’apurement des comptes va s’étaler sur une longue période, un peu
comme au Japon qui a mis une bonne dizaine d’années avant d’éponger les effets
d’une crise comparable intervenue au début des années 90.
L’Europe et la France en première ligne
La crise aura également des effets en retour sur la croissance des pays émergents,
et notamment la Chine, qui est tirée par les exportations, dont le rythme devrait
ralentir. Mais ces pays disposent d’une solution de rechange qui passe par un
recentrage sur le marché intérieur. C’est finalement l’Union européenne qui devrait
ressentir le plus profondément les conséquences de la crise, qui va servir ici de
révélateur des fragilités de la construction européenne. Dans l’immédiat, la baisse
du dollar reporte sur la zone euro le déficit de croissance global en augmentant le
prix relatif de ses produits. Or, la Banque centrale européenne n’a aucun objectif en
matière de change et n’intervient pas pour freiner l’appréciation de l’euro, qui pèse
sur la croissance moyenne en Europe. Elle se crispe au contraire sur son objectif de
stabilité des prix et redoute avant tout le déclenchement d’une spirale inflationniste
au cas où les salaires augmenteraient pour compenser la hausse des prix. Elle
maintient des taux d’intérêt élevés et contribue ainsi au ralentissement de
l’économie qui lui semble le seul moyen, via la pression du chômage, de limiter les
augmentations de salaires.
La faiblesse de l’Union européenne réside aussi dans l’hétérogénéité des
économies qui la composent : ce n’est pas nouveau, mais le phénomène va être
accentué parce que la crise va toucher de manière très différenciée les différents
pays. Le Royaume-Uni est sans doute le pays qui va être soumis aux pressions les
plus fortes, dans la mesure où ses bons résultats étaient en grande partie fondés sur
la finance, l’immobilier et l’endettement de ménages. Vient ensuite l’Espagne dont
le boom économique récent était tiré par l’immobilier. En revanche, l’Allemagne
tire plutôt bien son épingle du jeu en augmentant ses parts de marché en Europe au
détriment des autre pays de l’Union, et en les conservant sur le reste du marché
mondial.
L’Europe ne peut remédier à cette divergence croissante, en raison même de son
mode de construction, fondé sur la concurrence qui la conduit à refuser les
politiques d’harmonisation et les instruments d’une intervention coordonnée,
comme par exemple un budget européen. L’Union européenne est donc désarmée
par rapport à la crise en raison des outils dont elle a décidé de se priver. Aux Etats-
Unis, Bush a injecté des sommes considérables dans l’économie réelle, mais
l’Europe n’a tout simplement pas les moyens d’envisager un tel plan de relance
coordonné. Certains pays, comme l’Espagne, vont chercher à soutenir l’économie,
mais cette voie est fermée à ceux, comme la France, dont le déficit budgétaire est
déjà trop important selon les critères européens.
La France est de ce point de vue dans une situation particulièrement difficile, qui
est encore aggravée par les « réformes » réalisées depuis un an. Le paquet fiscal et
l’acceptation des normes européennes réaffirmée par Sarkozy dans le projet de
traité « simplifié » interdisent tout soutien budgétaire à l’activité. La suppression de
fait de la durée légale du travail représente un formidable encouragement pour les
patrons. Ils auraient tort de ne pas profiter de l’occasion qui leur est offerte, à coût
à peu près nul, d’allonger la durée du travail et d’ajuster encore plus brutalement
leurs effectifs. La crise leur servira ainsi de prétexte pour rattraper le retard de
productivité de ces deux dernières années. L’emploi, qui avait augmenté de plus de
300 000 en 2007 va donc stagner cette année, et pourrait même reculer de 50 à
60000 personnes si les patrons font le plein des réserves de productivité. Cette
dégradation de l’emploi et le recours aux heures supplémentaires dispenseront le
patronat de maintenir le pouvoir d’achat, et le gouvernement se gardera de tout
coup de pouce au Smic, et cette austérité salariale fera boule de neige pour plomber
encore un peu plus la croissance.
Une crise systémique
Plus largement, la crise actuelle marque l’entrée en crise du modèle néo-libéral
très inégalitaire qui s’est mis en place dans la plupart des pays au début des années
80. Sa caractéristique essentielle est une baisse continue de la part des richesses
revenant aux salariés qui les produisent [2]. Cette tendance posait un problème dit
de réalisation, la question étant de savoir à qui vendre une production en hausse si
les salaires sont gelés. Or, c’étaient les revenus financiers qui assuraient les
débouchés nécessaires. La crise est donc appelé à durer, parce qu’il n’existe pas de
solution de rechange. Pour sortir en douceur de la situation actuelle, il faudrait que
la répartition des revenus devienne plus favorable aux salariés afin que les
principales économies se réorientent vers la demande salariale. Mais la crise ne
suffira pas à convaincre les possédants d’emprunter spontanément cette voie.
Derrière la crise financière, on retrouve ainsi la question sociale, d’autant plus que
tout va être fait pour reporter sur les salariés les effets du ralentissement. Mais il va
être de plus en plus difficile de justifier que l’on baisse les salaires pour préserver
les dividendes. Ce constat est un point d’appui essentiel pour la résistance à la
rigueur et la refondation d’un projet de transformation sociale.