Le mardi matin, depuis trois mois, je vole. Pas encore avec des ailes, non, je pique, je chaparde. Pourvu que ça dure. C’est au train fou de l’hebdomadaire que le larcin est commis : dans la foulée de la cavalcade matinale pour déposer mon monde à l’école avant la cloche, je bifurque. J’oblique, au lieu de filer à mon ordi. Parfois accompagné, souvent seul face à ma turpitude. Au début, il y a une espèce d’élastique qui m’agace dans le dos, l’appel de la niche. Et puis ça passe, d’autant que je hâte le pas exprès : je vais m’oxygéner les poumons et la tête au parc des Beaumonts.
Mais avant, il faut encrasser le moins possible. J’ai repéré les ruelles peu fréquentées, je change de trottoir aux feux de signalisation, je bloque ma respiration : c’est humainement dégradant de sniffer la giclée de merde qui sort des pots d’échappement au redémarrage.
Aux premiers cèdres de l’Himalaya de l’Allée des 31 000, fin de l’apnée mentale, c’est gagné, le vert prend le dessus. Je déroule une foulée que j’imagine encore souple, légère accélération en côte, je me lâche. On arrive rapidement à « l’espace naturel », véritable objet de ma cleptomanie du mardi. Au début, ce coin avait vraiment déjà l’air de ce qu’il est : un foutoir végétal. Mais de ces foutoirs qui disent l’indifférence de l’homme, le terrain vague, transition entre l’ancienne carrière et le futur lotissement. Et puis, changement de destin (on m’a récemment raconté à qui on le doit, mais j’ai oublié) : la nature a repris ses droits, comme disent les auteurs qui lisent d’autres auteurs. Le bosquet sauvage a fière allure, dans ses moutonnements qu’ordonne sa propre logique. Il y a du houblon et des frênes, des églantiers et mille graminées. Le clou est à l’entrée : une minuscule mare, à peine une pataugeoire. J’y ai vu pousser une roselière. Et aujourd’hui, un héron cendré a pris ses quartiers, un peu crâneur devant les vieux messieurs en arrêt qui promènent leurs chiens, murmurant à distance respectueuse : la belle histoire, une bête en plein Montreuil !
C’est au sortir du petit bois du fond, alors que j’emprunte une sente à flanc de coteau, que je me sens l’humeur guerrière monter. Est-ce à cause de la vallée sans fin de la grand’ville, qui déroule jusqu’au-delà de la Tour Eiffel, vers l’horizon bruni d’émissions pas très claires ? Toujours est-il que c’est à cet endroit précis que j’entends comploter des promoteurs et des édiles prêts à renflouer les caisses de la ville : chaque mardi, c’est la même chose, ils en feraient bien un truc utile, de la valeur ajoutée de ce parc improductif. C’est tellement évident qu’ils sont là, tapis avec leurs double décamètres derrière les érables, que j’ai prévu la riposte. On les laissera pas faire, il est déjà rédigé, dans ma tête, le premier tract d’alarme du Comité de sauvegarde du parc des Beaumonts. Tiens, ça me file la pêche pour la journée !