● Quel bilan vous faites du premier Forum social des quartiers populaires ?
Pierre Didier Tchetche Apea – J’en tire un bilan très positif. Une expérience inédite, un moment fort, qui a montré la richesse et l’importance des associations de quartier. Celles-ci ont relayé les luttes contre les inégalités des syndicats traditionnels et des partis politiques, qui ont abandonné ces quartiers populaires depuis de nombreuses années. Il n’existe aucun rendez-vous des militants associatifs, syndicaux, culturels, des banlieues, et cela contribue à l’éparpillement des initiatives et à un manque de visibilité des actions menées dans les quartiers. Nous avons besoin d’un lieu d’échange, de visibilité, de brassage, de débats et, surtout, d’élaboration des idées et de solidarités physiques au niveau national ; un lieu de bilan sur la situation de nos cités, sur les politiques publiques mises en œuvre, sur les luttes qui y sont menées (contre le chômage et l’exclusion, avec les femmes, l’école…). Enfin, nous avons besoin d’une expression collective, qui ne soit pas simplement l’addition des actions des uns et des autres. Un exemple : sur la question de la rénovation urbaine, qui touche tous les quartiers, aucun discours des concernés n’est visible. On entend les experts, les sociologues et les politiques, mais on n’entend guère souvent la parole des premiers concernés, qui devraient être considérés comme les « vrais experts » de ces réalités sociales. Le Forum social des quartiers populaires est aussi un rendez-vous politique, associatif et culturel, des militants qui ont montré que nos quartiers ne sont pas des déserts politiques. C’était l’occasion de faire le bilan de ces années de luttes et, aussi, de renforcer une communauté d’expériences pouvant être le socle d’un mouvement politique des quartiers populaires.
● Quels sont les objectifs du deuxième Forum social des quartiers populaires ?
P. D. Tchetche Apea – L’objectif de ce rendez-vous des quartiers est de pouvoir être un levier favorisant l’émergence de solidarités actives. Concrètement, le Forum peut être l’outil par excellence d’un rapport de force nécessaire au changement. Il peut incarner les exigences politiques irréversibles et nouvelles de populations restées jusqu’ici cantonnées aux confins de la République. Cette parole radicalement citoyenne et décomplexée traduit une volonté de dépasser les particularismes. Elle s’inscrit, au-delà de l’événement, dans une démarche de conquête du pouvoir de s’organiser, de transmettre des expériences de lutte, de renforcer un réseau national capable de poser les nouveaux termes du « contrat social, racial et culturel », en France et en Europe. Par ailleurs, c’est aussi l’occasion de porter les mobilisations sur des questions aussi importantes que la Palestine ou les rapports Nord-Sud. Rendre visibles et accessibles ces enjeux est un sérieux défi pour le Forum social des quartiers populaires.
● Quelle est votre analyse du « plan banlieue » de Fadela Amara ?
P. D. Tchetche Apea – C’est un énième gadget. Les récentes révoltes populaires ont montré que c’est à partir des problèmes et de la dégradation existante dans les quartiers populaires qu’il faut repenser la société française dans son ensemble, et non pas continuer à imaginer des dispositifs inopérants, qui ne servent qu’à marginaliser des millions de Français, avec des moyens de répression et de coercition inédits. Bien souvent, les discours médiatiques et politiques dominants véhiculent une vision misérabiliste des quartiers populaires. La France ne peut se prévaloir des droits de l’Homme si une partie importante de sa population, notamment de sa jeunesse, continue à être reléguée dans la précarité, à subir le traitement post-colonial, les discriminations et le racisme liés à l’origine ethnique ou à la pratique religieuse. Les émeutes posent les questions de justice, d’accès à l’éducation, à l’emploi, à l’égalité de traitement. Ces questions concernent tout le monde et pas uniquement les quartiers. De discours électoraux incantatoires en promesses républicaines oubliées, nous constatons toujours cette situation d’injustice, d’inégalité dans l’accès aux droits, à la dignité. Dès lors, on comprend que ces politiques sont d’avance vouées à l’échec. D’autant que ce qui est au cœur du « plan banlieue », c’est le changement de la population des quartiers pour y faire venir une classe moyenne dont l’image serait plus valorisante. C’est une politique d’épuration sociale qui ne dit pas son nom.
● Quelles perspectives proposez-vous après le Forum social des quartiers populaires ?
P. D. Tchetche Apea – Cela fait plusieurs décennies que des révoltes, des émeutes, des manifestations, des marches, des réunions publiques, des cris de colère avec des revendications précises ont été formulés. Devant le vide de la représentation et du débat politique dans nos cités, nous voulons jeter les bases d’un mouvement d’expression politique autonome, avec l’espoir d’en finir avec la sous-citoyenneté. Il s’agit de passer à la constitution d’une organisation politique ayant des assises réelles dans les quartiers populaires, qui porte à la fois un projet en rupture avec une vision post-coloniale et paternaliste des quartiers populaires, et qui mette en avant le projet d’une société se réconciliant avec son histoire. Car nos quartiers et leurs habitants sont riches d’histoires et de traditions d’engagement. Des mouvements ouvriers aux mouvements des chômeurs, des grèves des foyers Sonacotra à la Marche pour l’égalité et aux mouvements de sans-papiers, des révoltes des Minguettes (1981) à celles de Clichy-sous-Bois (2005), réapproprions-nous notre histoire, notre mémoire ! Ces combats sont constitutifs de l’histoire sociale, politique et syndicale de ce pays. C’est dans un esprit de résistance et d’action que nous organisons le Forum social des quartiers populaires. Il sera aussi un lieu de réflexion et de convergence des luttes locales. Pour nous, l’enjeu est autant d’inventer des formes de solidarité réelle et de projets économiques préservant l’intérêt de l’individu mais aussi et surtout du collectif, que d’initier une forme collective de présence comme acteurs et actrices à part entière, produisant son propre discours et ses pratiques autonomes. Nous voulons montrer que, si nos quartiers sont parfois des périmètres de violence, de pauvreté et d’injustice, ils sont toujours des lieux d’intelligence, de solidarité, de dignité, de mémoire.