On le dit et le répète. Devenue une puissance montante, la Chine serait seule capable de rivaliser avec les Etats-Unis à l’horizon 2025. Dans cinquante ans au plus tard, selon certains experts, le pays pourrait même dépasser l’ensemble de l’Europe. Les succès de son économie sont célébrés partout ; les opposants n’ont plus la cote.
Il faut reconnaître que l’Etat chinois, et plus encore le Parti communiste, dénomination devenue chaque jour plus incongrue, se sont révélés plus solides que les nombreuses apparences de fragilité ne le laissaient penser. Avec un brin de lucidité, on pouvait présager qu’après 1976, l’ère post-Mao Zedong - comme à sa façon l’après-Staline - marquerait une période de « démaoïsation » : le passif du régime, surtout celui de la Révolution culturelle, le laissait augurer. Mais de la « démaoïsation » à ce qui est advenu restait un fossé qui ne semblait pouvoir être franchi, du moins avec le Parti communiste chinois (PCC) à la tête de la nation.
Au début du tournant, en 1978, le courant réformateur regroupé autour de Deng Xiaoping (1) a beaucoup manœuvré entre écueils et résistances multiples. Le mouvement paraissait incertain, parfois chaotique, et l’on pouvait s’attendre à des tensions croissantes, soit dans le parti, soit avec la population. Le pays ne connut qu’une crise majeure, dramatique, celle du printemps de Tiananmen, en 1989. Ce fut une crise de légitimité : elle témoigna d’un vaste rejet de l’autoritarisme persistant et de la corruption par une partie des étudiants et des populations urbaines (2). Ce fut à la fois un moment difficile de la réforme économique et une confirmation de la logique dictatoriale du pouvoir en place. Celle-ci, d’abord imposée par la violence répressive, le fut ensuite avec plus de souplesse et d’habileté.
Pour mener à bien les changements, le pouvoir a choisi la continuité autoritaire, d’abord parce qu’il luttait âprement pour sa survie, adossé à la puissance armée dont il avait le monopole. Mais il a survécu aussi parce qu’il a trouvé des soutiens dans des secteurs de la population urbaine afin de poursuivre cette voie autoritaire qui trouve ses racines loin dans le passé. Lors de cette crise, il a bénéficié de la neutralité de la majorité paysanne, qui lui a fourni les miliciens indispensables à la répression. Puis, progressivement, il a gagné - ou regagné - dans les villes le soutien de couches sociales bénéficiant de la réforme. Avec le temps, il a même retrouvé les faveurs d’une partie du monde intellectuel et, surtout, il a vu grossir une classe moyenne et une nouvelle bourgeoisie d’entrepreneurs, détruite durant la période maoïste, désormais valorisée et intégrée en tant que telle dans le parti. Le régime n’est pas forcément aimé, mais il a une véritable assise sociale.
Nul n’avait imaginé une telle évolution, une telle capacité du PCC à rebondir. Car, pour une bonne part, on cherchait son « identité » au mauvais endroit. En effet, on a longtemps sous-estimé l’importance, et même la prééminence, de la dimension nationaliste dans les motivations du régime de Pékin et dans l’histoire du communisme chinois - et cela dès les années 1930. Pourtant, cette dimension nationaliste, davantage que le communisme, qui servait d’habillage idéologique, explique la trajectoire du PCC. Il reste à faire pour la Chine un travail semblable à celui mené par Moshe Lewin sur l’URSS stalinienne (3) : s’éloigner, ou même ne plus tenir compte, de ce que le nouveau régime prétendait être - un régime socialiste -, pour l’accepter ou le contester, mais, au contraire, le comprendre dans son originalité.
Dans le cas chinois - mais c’est vrai pour d’autres pays, comme le Vietnam -, le communisme incarne un nationalisme révolutionnaire en compétition avec d’autres formes de nationalisme (celui du Guomindang (4)). Il est nationaliste car l’essentiel est, pour employer un mot d’ordre répandu dans les années 1920, de « sauver la nation » contre les impérialismes prédateurs, de la protéger et même de reconstituer son unité. Répondre à ce dramatique besoin constitue la manière la plus efficace - sinon la seule - de mobiliser la nation en profondeur, et surtout d’obtenir le soutien des forces les plus actives (concentrées dans les villes et, pour une bonne part, dans le milieu des intellectuels).
On peut discuter pour savoir si le communisme chinois des origines était nationaliste, mais il s’est construit et a pris son essor en revendiquant la pleine légitimité du combat national, surtout à partir de 1937, contre l’envahisseur japonais.
Il est révolutionnaire car, pour réaliser cet objectif, la nation doit être transformée, en prenant modèle sur cet Occident industriel que l’on veut à la fois chasser et imiter. Pour cela, il faut une mobilisation du monde populaire - idée et pratique inédites, porteuses d’une rupture révolutionnaire, d’une remise en cause des valeurs et comportements traditionnels les plus ancrés parmi les élites. Des modifications sociales et économiques devront être mises en œuvre par l’Etat, source unique de ce projet. Le tout grâce à un parti organisé, centralisé, pourvu d’une idéologie de mobilisation et décidé à vaincre les ennemis intérieurs et extérieurs. Ce programme général subit ainsi l’influence léniniste et s’inspire de l’expérience soviétique, tout particulièrement celle des années staliniennes (5).
Le rôle des chefs
Cette priorité nationaliste, y compris dans sa dimension anti-impérialiste, et la volonté de modernité assimilée au modèle occidental supposent un pragmatisme bien éloigné de l’idéologie communiste. Elle induit même des rigidités précoces, comme l’espoir de réintégration de la Mongolie-Extérieure dans le giron de la future Chine populaire, qui se heurte, dès avant 1949, au refus de Staline ; et, plus important encore, la constante revendication de recouvrer l’île de Taïwan (6).
De même, pour comprendre le « socialisme réel » chinois, on doit tenir compte des nouvelles élites révolutionnaires qui se mettent en place dans le PCC bien avant 1949. Des élites qui sont à distance des couches populaires et, rapidement, obtiennent des privilèges sociaux, au départ souvent modestes. Personne ne s’y trompe, à commencer par la paysannerie. Sans oublier les nouvelles hiérarchies, le rôle des chefs et le statut que s’accorde le chef suprême, Mao Zedong. On retrouve la même logique despotique chez Mao que chez Staline. Leurs motivations, pour ne pas dire plus crûment leurs caprices et quelquefois leurs folies, n’ont pas toujours tenu compte des exigences nationales, mais ils y sont toujours revenus. Le tyran pouvait se permettre bien des absurdités et imposer d’arbitraires souffrances, il ne pouvait, à la longue, rompre le « pacte » passé avec le peuple sur la défense de la nation et sur sa modernisation, considérée comme le moyen le plus efficace de cette défense.
Le reste - une grande partie des thèmes émancipateurs nouveaux puisés dans le socialisme occidental (la démocratie, le pouvoir du peuple, etc.) - devenait progressivement secondaire, voire une véritable nuisance ; d’où l’élimination précoce, vigoureuse et répétée des minorités plus sensibles à l’apport pluraliste de l’Occident et attachées à la signification révolutionnaire de l’émancipation populaire. Même Mao abandonna assez vite ses vues des années 1920 - la revendication d’une forme d’auto-émancipation de la paysannerie.
L’histoire du « socialisme réel », cette invention historique qui cherche toujours son nom de baptême alors que ce socialisme est de fait dans son tombeau, démarre en Union soviétique, avec la prise du pouvoir par les bolcheviks. Confrontés aux réalités du pouvoir, ceux-ci infléchissent leur pratique. En témoigne, entre autres, le basculement rapide d’orientation qui mène de l’exaltation antiétatique du célèbre texte de Lénine, en 1917, L’Etat et la révolution à l’étatisme affiché, délibérément autoritaire et méfiant à l’égard des masses, au début de 1918. Sans parler de la répression à l’égard des ennemis réels (il n’en manquait pas) ou imaginaires. Cette réorientation ouvre la voie à la « nationalisation » du communisme russe que Staline, avant même son accession au pouvoir, va incarner, contre la tradition internationaliste du bolchevisme (7). Dans les autres expériences « communistes », non imposées de l’extérieur comme en Europe de l’Est mais issues du combat intérieur comme en Yougoslavie, en Chine, au Vietnam ou à Cuba, l’option nationaliste sera enracinée bien avant la prise de pouvoir et comme condition de celle-ci.
Le « socialisme réel » chinois, c’est, en fait, l’histoire d’une variante du nationalisme, une forme inédite de « modernisation » venue d’un Occident capitaliste et « socialiste » anticapitaliste. Il lui emprunte autant les formes d’encadrement des masses que la force mobilisatrice du nationalisme. L’un et l’autre datent, pour l’essentiel, du XIXe siècle. Ce nationalisme est étatico-autoritaire et antidémocratique autant par la situation guerrière de l’époque que par l’héritage plus lointain, lequel ne laisse que peu d’espace à l’affirmation pluraliste et démocratique. L’aspiration à l’émancipation du monde populaire ne peut prendre corps que dans la mesure où elle est compatible avec la logique du parti-Etat, les besoins de puissance de la nation, l’adhésion à une mobilisation révolutionnaire et nationale. Une émancipation sociale réelle mais limitée, et sous étroite tutelle, est octroyée ou concédée.
Dans le cas chinois, l’impératif nationaliste était si fort, les désastres des XIXe et XXe siècles étaient si douloureux qu’ils contraignaient, vaille que vaille, les élites communistes à une adaptabilité bien éloignée des dogmes et des proclamations du régime. A preuve, la question importante du marché, refusé autant par Staline que par Mao. En fait, le débat, ouvert ou feutré, s’est déroulé tout au long de l’histoire du « socialisme réel ». D’ailleurs, dans les deux pays, la République populaire de Chine (RPC) et l’URSS, à des degrés divers et malgré les dénégations officielles, une forme de marché informel, illégal ou juste toléré, a existé. La problématique est toujours restée présente, revenant dans le débat « public », essentiellement celui du parti, dès que les conditions le permettaient. Le « socialisme de marché » n’est donc pas une « découverte » de la période Deng Xiaoping. Il avait eu des précédents en URSS, de Boukharine aux débats des années 1960, en Chine aussi, de façon plus feutrée.
De fait, ce qui avait fait la force et le succès du nationalisme modernisateur et mobilisateur du PCC a induit, plus ou moins rapidement, les changements du « socialisme réel » et, finalement, son abandon de facto. Les défis et menaces du temps présent contre le pays et contre les intérêts de l’élite dirigeante ont eu le même effet que par le passé : il fallait changer pour pouvoir continuer à dominer la nation et pour permettre à celle-ci de poursuivre, ou même de reprendre, le chemin de la montée en puissance. Un but de plus en plus ouvertement affiché de nos jours.
Du côté du capitalisme mondial
L’objectif « réformiste » de Deng Xiaoping - la recherche d’une nouvelle vitalité du « socialisme réel » - a fait émerger un modèle différent, encore non achevé. Pour l’essentiel, il cherche sa cohérence du côté du capitalisme mondial triomphant, en y incluant, dans la mesure du possible, une farouche aspiration au maintien de l’indépendance nationale ainsi qu’un rôle majeur dévolu à l’Etat et au parti-Etat. La reconversion des élites n’a pas toujours été facile ; ce qui explique pour une bonne part les aléas de l’ère Deng Xiaoping. Mais les réflexes de survie et la flexibilité de nombre de cadres, qui se situaient déjà loin des dogmes idéologiques, ont rendu les changements plus aisés que prévu.
La deuxième « surprise » est venue du monde social. Les dirigeants qui ont pris la relève de Mao Zedong ont hérité d’un pays dont la société s’était tassée sur elle-même, traumatisée par la révolution culturelle, sa violence, sa répression, ses objectifs souvent incompréhensibles ; la composante ouvrière, elle, s’était repliée sur les lieux industriels (8), les fameuses DANWei (unités de travail), qui leur servaient de petites sociétés en réduction, où ils étaient atomisés. Alors que le pays entreprenait une ouverture politique en direction du monde - surtout des Etats-Unis - et un début d’ouverture économique, dès la fin de la période Mao nombre de cadres ont été frappés par la faiblesse croissante de la Chine par rapport à ses adversaires potentiels en Asie ou en Occident. Le temps du changement était venu. Paradoxalement, les résultats contrastés de la modernisation maoïste ont rendu la tâche à la fois délicate et moins rude qu’escompté, au moins pour ceux d’en haut : le pays était rigidifié, mais il avait trop changé, surtout dans les villes, pour en rester là.
On a trop tendance à ignorer les transformations des vingt-cinq à trente premières années du maoïsme et à mettre les succès actuels sur le seul compte des vingt-cinq dernières années. Les années Mao ont parfois été erratiques et cruelles pour la population - à commencer par le prix économique et humain du Grand Bond en avant (1957-1961), sans oublier l’ampleur des répressions -, mais des bases solides d’une Chine plus moderne, socialement et économiquement, ont été établies, au niveau urbain notamment. Dans ce contexte, Mao Zedong (comme ses proches) est apparu dépassé, trop rétrograde dans ses visions et trop tyrannique pour un monde moderne. D’un côté, la volonté d’être enfin de son temps, de l’autre, l’aspiration des cadres à un fonctionnement plus stable, tout cela s’opposait à l’arbitraire despotique - dans le cas de la Chine postmaoïste, comme dans celui de l’Union soviétique de l’après-Staline (9), et même, discrètement, déjà du vivant des deux tyrans. C’est donc du parti que sont venus les liquidateurs du maoïsme, et, comme dans l’expérience soviétique, ils ne pouvaient probablement venir que de là.
Ce qui n’était guère visible, c’était la vitalité sociale d’un pays souvent terrorisé par les extravagances du maoïsme finissant. Du haut en bas de l’échelle, tout semblait figé. En fait, chacune des sphères suivait son bonhomme de chemin, se protégeant en attendant des jours meilleurs ou préparant à sa façon un futur différent. Même le vaste monde rural, en apparence si soumis aux directives contradictoires, continuait sa trajectoire, à côté et parfois loin du régime, avec un remarquable quant-à-soi qui allait s’exprimer à la première occasion.
Cette société, pourtant étroitement contrôlée et travaillée par le PCC, recelait autant de capacité à protéger des valeurs anciennes, parfois contre une volonté plus modernisatrice du régime, que de tendance à acclimater des apports nouveaux, contre l’exigence rétrograde du pouvoir. Ainsi la paysannerie conservait les valeurs familiales, claniques, les traditions, les vues religieuses en principe proscrites, tout en poursuivant, très discrètement, les transformations amorcées avant 1949 ; ce qui préparait un après-maoïsme rural rapide, à la fois de retour et de non-retour à la Chine ancienne (10). C’est encore plus vrai pour les villes où, derrière l’apparence d’uniformité de vie et de pensée des citadins, des différenciations sociales importantes se préparaient, des aspirations nouvelles travaillaient la société, y compris, chez les jeunes, des poussées vers l’individualisme, l’émergence de capacités entrepreneuriales, une nouvelle structure familiale et sexuelle, bien d’autres aspects encore. Tout cela est rendu possible par et contre le système, ou en dehors de lui.
Plus significative encore, compte tenu de leur rôle décisif, fut la plasticité des cadres du parti. Ceux-ci n’avaient guère d’autonomie et vivaient dans une structure de commandement étroitement hiérarchisée, mais ils constituaient aussi une société en tant que telle, complexe, mouvante : une classe dominante s’initiant à son métier.
On ne peut qu’être frappé du contraste entre les dynamismes des diverses composantes de la société et l’inertie politique qui persiste jusqu’à nos jours en dehors du cercle des élites. Evidemment, s’approprier l’espace politique constitue un apprentissage qui ne peut qu’être lent et sans doute douloureux. Car le maoïsme n’a pas été seulement dictatorial, antidémocratique, mais il a consciemment, méthodiquement, et dès le début, fragmenté le monde social et notamment sa composante ouvrière : contrairement aux proclamations, le régime, comme celui de Staline et de ses successeurs, est profondément dépolitisant. Il a ainsi perpétué et même accentué les tendances antidémocratiques, la mise à l’écart du peuple, qui préexistaient à son arrivée au pouvoir.
C’est également l’une des raisons majeures qui obligent à chercher ailleurs que dans les déclarations officielles la réalité du « socialisme réel ». Et d’expliquer le contraste dans les comportements de composantes sociales agissant en grande partie par elles-mêmes ; la force et la vitesse d’adaptation de certains, la faiblesse de beaucoup.
Ainsi, depuis des années, des paysans se précipitent par dizaines de millions vers les villes, d’abord sans l’autorisation du régime, ensuite avec sa tolérance forcée, puis finalement en conformité avec les objectifs nouveaux du pouvoir, rallié à une certaine déruralisation. Des millions d’urbains cherchent leur voie, qui dans l’affairisme ou le capitalisme privé, qui encore dans la recherche d’espaces de plus en plus larges de liberté, de création (visible dans le cinéma et les arts), de pensée, loin des dogmes officiels marxistes-léninistes-maoïstes, même s’il faut parfois ménager ceux-ci et calculer au plus juste l’espace du possible. A côté, des millions d’autres peuvent errer dans le chômage, subissant ainsi une nouvelle pauvreté ; ou explorent des solutions dans toutes les formes de débrouille. On rencontre dans cette Chine à la fois capitaliste, active et devenue si vite et si profondément inégalitaire les premiers milliardaires en dollars et, à l’autre bout, des millions de nouveaux pauvres dans les villes. Dans certaines campagnes éloignées, il y a ceux qui restent dans un dénuement caché mais parfois extrême, comme si le pays ne connaissait pas de croissance économique. D’un côté, un dynamisme social ; de l’autre, une fragmentation sociale et une impuissance politique.
Cela explique pourquoi, malgré des mouvements de révolte parfois considérables (comme en 1989) et, dans les villes comme dans les campagnes, une agitation endémique, souvent pacifique, quelquefois violente (11), le régime a pu résister et promouvoir les transformations qui lui semblaient nécessaires. Plus impressionnant encore, il a pu, jusqu’à présent, faire face aux conséquences imprévues des réformes lancées, conduisant à des résultats qui dépassent de beaucoup les objectifs annoncés et sans doute voulus au départ. Des conséquences qu’il ne paraissait pas en mesure de maîtriser.
Dans ces conditions, l’Etat et le Parti communiste se sont révélés plus robustes que prévu. Certes, le pouvoir a dû composer avec les pressions et les attentes de la société, encore plus avec les actions et intérêts des cadres régionaux et locaux, mais aussi avec de nouveaux acteurs sociaux. En fait, il a renoncé à l’impossible contrôle total, idéologique, social et économique - la logique dite totalitaire - pour garder avec plus d’efficacité que l’on aurait cru la direction des grandes options et les moyens de les imposer, tout en maintenant, bien entendu, le monopole absolu des moyens de répression et de son usage souvent arbitraire.
Les succès actuels ne garantissent rien pour l’avenir. Depuis dix ou quinze ans, les mêmes problèmes demeurent : le mécontentement de la majorité paysanne laissée-pour-compte du « miracle chinois » (en dehors des années fastes, pour elle, durant les premières années de la réforme) ; la gravité de la question sociale urbaine (les paysans en ville, les ouvriers urbains au chômage, l’exploitation parfois effrénée menée par le nouveau capitalisme national ou étranger) ; la persistance des problèmes écologiques, même si le parti et le gouvernement en semblent plus conscients ; la question des ressources énergétiques et alimentaires ; la morgue croissante des nouveaux riches ou des nouvelles élites du parti ; la corruption toujours aussi répandue, etc.
Le pays est certes plus sûr de lui qu’à aucun autre moment de son histoire contemporaine. Mais il n’est toujours pas certain d’arriver à bon port et de devenir la grande puissance stable et cohérente que beaucoup dans le monde espèrent ou redoutent. Un objectif auquel la nation et surtout ses élites sociales rêvent comme d’une revanche à prendre sur les désastres d’un passé pas si lointain. A charge pour cette Chine qui deviendrait la puissance annoncée de démontrer qu’elle n’accède pas seulement aux premiers rangs des nations capitalistes, parmi ceux qui dominent le monde et imposent leurs volontés aux autres, en devenant « l’autre » superpuissance.
Notes
(1) Longtemps maoïste zélé, Deng Xiaoping (1904-1997) est devenu plus critique à partir du Grand Bond en avant et fut rejeté par Mao Zedong pendant la révolution culturelle.
(2) Lire Wang Hui, « Aux origines du néolibéralisme en Chine », Le Monde diplomatique, avril 2002.
(3) Voir Moshe Lewin, Le siècle soviétique, Fayard / Le Monde diplomatique, Paris, 2003.
(4) Parti formé en 1912 par Sun Yat-Sen. A la mort de celui-ci, en 1925, Tchang Kaï-Chek en devient le chef et l’oriente en faveur de l’unification du pays, contre les envahisseurs japonais, puis contre les communistes
(5) Le PCC s’opposera à Staline sur la question des « intérêts nationaux », avant même l’arrivée au pouvoir, en 1949 ; très discrètement dans un premier temps, avant la rupture officielle avec l’URSS, au début des années 1960.
(6) Intégrée à l’empire de Chine en 1683, annexée par les Japonais en 1895 et rendue à la Chine en 1945. Après la victoire communiste de 1949, elle sert de refuge aux nationalistes de Tchang Kaï-chek.
(7) Moshe Lewin, ibidem, pp. 25 et suivantes.
(8) Voir l’admirable documentaire de Wang Bing, A l’ouest des rails, Chine, 2003.
(9) Moshe Lewin, La Formation du système soviétique, Gallimard, Paris, 1987, en particulier les chapitres XI et XII, p. 370 et suiv., puis p. 409 et suiv.
(10) Sur les transformations antérieures à 1949, voir Isabelle Thireau et Mak Gang, Enquête sociologique sur la Chine, 1911-1949, Paris, PUF, 1996. Sur la période récente, des mêmes, « Les nouveaux mouvements paysans », dans Marie-Claire Bergère (sous la direction de), Aux origines de la Chine contemporaine : en hommage à Lucien Bianco, L’Harmattan, Paris, 2002, pp. 229-280.
(11) Voir Marie Holzman, « Quand la Chine explosera... », Politique internationale, n° 97, Paris, 2002.