Le droit d’assistance aux victimes militaires, lors d’un conflit armé, quel que soit l’uniforme des victimes fut, au 19e siècle, une percée majeure de la conscience universelle. A l’issue de la deuxième guerre mondiale, les Conventions de Genève et leurs protocoles additionnels ont consacré un véritable droit humanitaire concernant à la fois les militaires et les populations civiles. Mais on observe tous les jours à quel point le respect de ce droit demeure une préoccupation de tous les instants. Il en est ainsi parce que trop souvent, dans maints domaines et dans bon nombre de pays, les élites politiques se comportent comme si elles pouvaient agir en dehors du droit, comme si une impunité générale leur était garantie.
C’est pourtant un message contraire que tente d’imposer le droit pénal international. Lui aussi est né, pour l’essentiel, des leçons du deuxième conflit mondial. Le 14 novembre 1945 s’ouvrait à Nuremberg le premier procès mettant en cause un Etat, son régime politique et les principaux responsables politiques et militaires de ce régime. Cet automne s’ouvrira au Cambodge le premier des procès de Phnom Penh au cours desquels seront jugés « les hauts dirigeants du Kampuchea Démocratique et les principaux responsables de crimes et graves violations du droit pénal cambodgien, des règles et coutumes du droit international humanitaire, ainsi que des conventions internationales reconnues par le Cambodge »
.
Entre ces deux procès, la lutte contre l’impunité a fait de réels progrès, même si des centaines de milliers, voire des millions, de victimes n’ont pas eu droit à une décision de justice frappant leurs bourreaux.
Si la barbarie nazie fut jugée à Nuremberg, si le militarisme nippon fut jugé à Tokyo, si les innombrables crimes ethniques et religieux commis dans l’ex-Yougoslavie (TPIY) sont jugés à La Haye et si le génocide rwandais est jugé à Arusha (TPIR), que de crimes de guerre, que de crimes contre l’humanité sont restés impunis ! Pour ne citer que quelques exemples, rappelons quand même que les crimes contre l’humanité perpétrés massivement au nom du communisme dans plusieurs pays et pendant plusieurs décennies sont restés à ce jour totalement impunis ; les crimes du franquisme sont restés impunis ; les crimes perpétrés par l’armée américaine au Cambodge, au Laos et au Vietnam sont restés impunis ; les violations du droit humanitaire et les crimes contre l’humanité perpétrés par l’armée israélienne au Liban et dans les territoires palestiniens sont restés impunis. Et la liste est loin d’être complète, que ces crimes aient été commis au nom d’une idéologie politique, d’une race, d’une religion ou de la volonté de puissance d’une nation.
C’est en fait une justice pénale internationale à la carte qui a été rendue. Au nom des opportunités du moment et des rapports de forces au sein du Conseil de Sécurité de l’ONU. Mais une justice à la carte, est-ce déjà la justice ?
Si on veut bien se concentrer sur la partie à moitié pleine de la bouteille, on notera qu’en dépit de ces limites à la lutte contre l’impunité, la codification du droit pénal international s’est enrichie. Et un immense pas a été franchi lorsqu’on est passé de tribunaux pénaux internationaux ad hoc, créés au cas par cas selon l’arbitraire du Conseil de Sécurité de l’ONU – et les CETC, malgré leur caractère hybride, entrent dans cette catégorie – à une Cour Pénale Internationale (CPI) dont il faut déplorer que des Etats qui se présentent comme des modèles de démocratie, les Etats-Unis et Israël – refusent d’y adhérer.
Les procès de Phnom Penh s’inscrivent dans ce processus inachevé de lutte contre l’impunité. Une lutte d’autant plus indispensable que le « plus jamais ça » lancé par Hartley Shawcross, le procureur général britannique à Nuremberg, n’a malheureusement pas été entendu.
Les CETC
Pourquoi avoir attendu aussi longtemps pour juger les dirigeants Khmers rouges dont 6 parmi les plus importants sont décédés ? C’est une question souvent posée par ceux qui ignorent ou feignent d’ignorer les responsabilités occidentales dans ce retard. Ils passent sous silence le refus, pendant dix ans, de tout procès par les Occidentaux et la Chine. Ils passent sous silence l’échec de l’ONU à pacifier le pays et à mettre fin à l’existence de zones contrôlées par les Khmers rouges, ce qui fut laissé aux autorités cambodgiennes et réclama une autre décennie. Ils passent sous silence la difficulté à trouver une forme de tribunal répondant aux préoccupations des uns et des autres.
Pour les autorités cambodgiennes, puisque les crimes commis l’ont été par des Cambodgiens, que les victimes furent cambodgiennes et que les faits se sont passés au Cambodge, les procès devaient se tenir au Cambodge et dans la langue du pays. On ne peut qu’approuver. Quel eut été l’impact pour le travail de deuil des survivants et la nécessaire information de la jeunesse d’un tribunal délibérant en anglais à La Haye ?
Pour les représentants de l’ONU, une autre préoccupation, tout aussi légitime était le nécessaire respect de standards juridiques internationaux (toutefois, on remarquera au passage que les gouvernements les plus exigeants sur ces questions étaient ceux qui, depuis, au nom de la lutte contre le terrorisme, bafouent allègrement certains de ces standards).
Il a donc fallu mettre au point un tribunal hybride, composé, à tous les stades de la procédure, depuis la mise en accusation jusqu’à l’instance d’appel, à la fois de magistrats cambodgiens et de magistrats internationaux, ces derniers disposant d’une capacité de bloquer le processus en cas de non satisfaction des critères internationaux. La mise au point d’une telle formule a réclamé plusieurs années de négociations.
Mais depuis juillet 2007, les CETC sont opérationnelles. Elles ont fait arrêter cinq personnes. L’instruction a été menée à bien pour un des cinq accusés. Elle est en cours pour les quatre autres et d’éventuelles arrestations d’autres personnes ne sont pas exclues.
Les limites des procès de Phnom Penh
Sachant quelle serait la position à la fois de la Chine et des Etats-Unis au Conseil de sécurité de l’ONU, le gouvernement cambodgien, en 1997, a demandé l’assistance de la communauté internationale pour juger les crimes commis au Cambodge par les principaux dirigeants du Kampuchea Démocratique entre avril 1975 et janvier 1979. Une procédure judiciaire portant sur une période plus large n’avait aucune chance de recevoir l’appui du Conseil de Sécurité.
Ainsi donc, échappent à la justice les tentatives américaines de déstabiliser le gouvernement du Cambodge pendant les années soixante ; les bombardements américains commencés dès 1969 contre un pays avec lequel les Etats-Unis n’étaient pas en guerre, le rôle des USA dans le coup d’Etat de mars 1970, le soutien de la Chine au Kampuchea Démocratique entre 1975 et 1979 et la responsabilité de milliers de conseillers chinois associés aux travaux forcés infligés au peuple cambodgien, le rôle de la Chine, des USA, des pays de l’Asie du Sud-Est et de l’Europe occidentale dans la reconstitution et l’approvisionnement de l’armée de Pol Pot après 1979 et dans l’isolement d’un Cambodge dévasté par la guerre et exsangue suite au régime des Khmers rouges.
Une autre limite des procès de Phnom Penh n’est pas sans conséquence : seuls des individus sont jugés. A Nuremberg, l’acte d’accusation invoquant une organisation criminelle commune mettait en cause, outre 24 dirigeants, le gouvernement du Reich, la direction du NSDAP (le Parti nazi), la SS, la SD, la SA, la Gestapo ainsi que l’Etat-Major général et le Haut Commandement de l’armée allemande en tant qu’organisations et groupements criminels. A Phnom Penh, ni le gouvernement présidé par Pol Pot, ni le Comité Permanent du Comité Central du Parti Communiste du Kampuchea, véritable centre du pouvoir, ni l’appareil de sécurité (le Santebal) ne sont désignés comme des organisations criminelles. Le Santebal comptait 196 centres de sécurité. Il n’y a qu’un responsable d’un tel centre a être jugé.
Enfin, ultime limite, sauf si elles sont abordées par des experts cités à la barre, les raisons politiques, économiques et sociales qui, avant 1970, ont poussé tant d’intellectuels dans les bras du communisme et les principales sources d’inspiration du communisme cambodgien ne seront pas examinées comme éléments d’explication de la tragédie.
Il résulte de ces différentes limites que la question « pourquoi ? » qui hante tant de Cambodgiens et leurs amis de par le monde risque de ne trouver qu’une réponse partielle au terme des procès de Phnom Penh.
Des procès de Phnom Penh utiles, si…
En dépit de ces limites, et contrairement à ce qu’exprime un certain scepticisme à la fois chez certains Cambodgiens et observateurs occidentaux (qui avaient décrété que les principaux dirigeants ne seraient jamais arrêtés et que la procédure ne commencerait jamais), les procès de Phnom Penh sont d’une très grande utilité.
Tout d’abord, comme déjà indiqué, parce que ces procès s’inscrivent dans le cadre d’une lutte mondiale contre l’impunité et que cela suffirait déjà à les justifier.
Ensuite, parce qu’il n’est pas possible de continuer, au Cambodge, à condamner des gens pour des délits mineurs et laisser impunis les principaux acteurs encore en vie d’un régime qui a fait de l’élimination physique (par la famine, par l’épuisement, par l’extermination) une méthode de gouvernement.
En outre, il ne faut pas sous-estimer l’influence que le respect de procédures de droit par les CETC peut avoir sur la question de l’impunité au Cambodge même. C’est un pays dont il ne restait que 9 magistrats en 1979, dont la Faculté de Droit a été ré-ouverte il y a moins de vingt ans, dont la culture du respect de la règle est extrêmement ténue et qui avance avec beaucoup de difficultés sur le chemin de l’instauration d’un Etat de droit. Une procédure judiciaire exemplaire peut fournir une leçon pratique.
Enfin, et ce n’est pas le moins important, il est indispensable que la vérité historique soit dite. Dans un pays dont 60% de la population sont nés après le régime des Khmers rouges, où cet épisode tragique n’a fait jusqu’ici l’objet d’aucun enseignement dans les écoles, il est indispensable que les responsabilités de la barbarie soient clairement attribuées. C’est important parce que beaucoup de jeunes Cambodgiens ne parviennent pas à concevoir que des Cambodgiens aient pu organiser l’élimination d’autres Cambodgiens. C’est important aussi parce que la propagande du mouvement polpotiste attribuant les massacres aux Vietnamiens, a continué pendant les vingt ans qui ont suivi leur chute à être diffusée par leur radio. C’est important enfin parce qu’il se trouve des démagogues prompts à instrumentaliser la mémoire des victimes et la douleur des survivants à des fins bassement politiciennes.
On s’en rend compte, l’utilité des procès passe en fait par un intense travail de communication avec le public, un travail inédit, car les précédents procès du même genre (TPIY et TPIR) n’ont pas lieu là où vivent les survivants. Pour que la procédure judiciaire puisse servir d’exemple, il faut qu’elle soit expliquée. Pour que les audiences du procès soient comprises, il faut que le public soit préparé. Pour que la vérité historique soit établie, il faut que les éléments de preuve soient clairement présentés. Or, il n’y a pratiquement aucune initiative des autorités cambodgiennes dans ce sens. Et ce que fait dans ce domaine la partie onusienne des CETC, qui est loin d’être négligeable au demeurant (on visitera utilement le site http://wwweccc.gov.kh ), n’atteint pas encore l’ampleur nécessaire pour toucher le grand public.
Il reste beaucoup à faire pour que les procès de Phnom Penh entrent dans l’Histoire comme une étape positive dans la lutte contre l’impunité.
Raoul Marc JENNAR
Consultant auprès de l’ONU
Chambres Extraordinaires dans les Tribunaux Cambodgiens
19.09.2008