La crise économique s’est imposée comme une donnée déterminante pour le mandat du prochain président des États-Unis. Elle pose des problèmes indéniables aux élites, même si celles-ci restent en mesure de manipuler politiquement le choc qu’elle suscite. La campagne Obama rassemble probablement la majorité de ces élites aujourd’hui, comme le montrent les dons de campagne qu’il reçoit et le rôle qu’ont joué les démocrates dans l’adoption du plan Paulson, refusé par de nombreux républicains. Aujourd’hui, cette campagne entreprend d’expliquer que ses propositions sur la couverture santé et le changement climatique, pourtant très limitées, sont difficiles à maintenir dans le nouveau contexte de la crise. Il n’est pas question, en revanche, de remettre en cause les subventions aux entreprises et la politique impérialiste globale.
Barack Obama et John McCain essayent de convaincre qu’ils proposent des politiques d’intérêt général, qu’ils défendent les gens « ordinaires » et « moyens », comme le fameux « Joe le plombier » qui, disent-ils, veulent surtout voir baisser leurs impôts et rendent ceux qui ont perdu leur logement responsables de leur sort.
Le choix de cet angle de campagne et l’espoir placé en Obama par certaines catégories populaires sont le signe de la remontée de questions liées aux travailleurs et aux classes populaires. La situation peut cependant renforcer les divisions et transformer, demain, les attentes déçues en résignation et en haine entre groupes ouvriers. Le racisme de certains amis de McCain est si violent qu’il a dû le tempérer, après l’avoir habilement encouragé. Les faiblesses du mouvement ouvrier sur cette question et son manque de revendications d’ensemble face à la crise sont des données cruciales du problème. Les promesses demeurent donc vagues et limitées, et il paraît illusoire d’espérer des victoires nationales dans l’immédiat, d’autant que les luttes syndicales en ont peu connu aux États-Unis.
Acquis fragiles
L’histoire syndicale des États-Unis permet d’éclairer la situation présente. Les premières luttes ouvrières se mènent dans un cadre para ou extra-syndical. Elles sont marquées par des victoires très locales et par la tension entre la défense des travailleurs qualifiés et celle de la classe ouvrière au sens large. La première grande confédération, les Knights of Labor (« Chevaliers du travail »), cherche à organiser toutes celles et tous ceux qui participent à la production, y compris les Noirs, mais aussi certains employeurs, dans des luttes parfois politiques et pas toujours centrées sur l’action collective.
Ils déclinent et sont remplacés, dans les années 1880, d’une part, par l’American Federation of Labor (AFL), une fédération d’hommes blancs qualifiés, regroupés sur la base de leur métier, et, d’autre part, par un syndicalisme radical, très souvent lié à l’anarchisme, violemment réprimé (comme, par exemple, le 1er mai 1886, jour d’arrêt de travail où des travailleurs ont été massacrés au Haymarket, à Chicago). Ce syndicalisme radical donne naissance, en 1905, aux Industrial Workers of the World (IWW). Ils cherchent à construire « un grand syndicat », organisé par branches, sans distinction de sexe ni de « race », avec pour perspective la démocratie, au travail et dans l’économie, et l’abolition du salariat. Leur nombre atteint 150 000, avant de reculer, dans les années 1920, après des années d’extrême répression. L’AFL, pour sa part, étend son modèle, soutient les restrictions à l’immigration et obtient des progrès pour ses seuls syndiqués, contribuant à la stratification sociale et à la faiblesse des acquis généraux (protection sociale, droit de grève, etc.).
Démocratiser les syndicats
Dans les années 1930, la combativité et la montée du communisme transforment les structures syndicales. Le Congress of Industrial Organizations (CIO), né d’une scission dans l’AFL, défend le syndicalisme de branche. C’est l’époque de la Grande Dépression et l’État encadre le syndicalisme à l’aide d’organes de médiation. S’enracine alors un fonctionnement de « syndicat unique », contrôlant parfois le recrutement et imposant que tout recruté soit automatiquement syndiqué (prélèvement de cotisation syndicale à la source). Cette institutionnalisation du syndicalisme accroît sa légitimité, mais contribue à renforcer la bureaucratie. Puis, le rapport de force se dégrade, pendant et après la guerre. Les syndicats effectuent des purges anticommunistes et préparent la fusion AFL-CIO. Les lois se durcissent pour rendre les grèves larges très difficiles et l’AFL-CIO est tristement réduite, jusqu’à aujourd’hui, à défendre le cadre institutionnel comme seul rempart contre le recul syndical.
D’autres mobilisations, celles des Noirs d’abord, puis de certains descendants d’immigrés, des femmes, ou encore des opposants à la guerre du Viêt-nam, marquent les années 1950 à 1970. Alors que la politisation est forte, le mouvement syndical traditionnel n’est pas de nature à s’y rallier et les expériences alternatives (comme celle du Dodge Revolutionary Union Movement, parmi les travailleurs noirs de l’automobile) restent limitées. Puis, viennent le reflux, les attaques de l’ère Reagan et les différents traités internationaux de libéralisation, qui ouvrent une période de restructuration économique et politique mondiale.
La baisse du nombre d’établissements syndiqués contraint les dirigeants à chercher des stratégies de coalition avec d’autres types d’organisations, profitant de la forte institutionnalisation des mouvements sociaux en général, de leurs liens avec des fonds privés comme avec le Parti démocrate. Ces tentatives ne font donc pas sortir le mouvement syndical de ses carcans, et elles relèvent parfois de luttes de pouvoir au sein de la bureaucratie. Mais, parfois, les syndiqués s’organisent afin de démocratiser les syndicats (comme les camionneurs du Teamsters for a Democratic Union) avec des initiatives comme celles qui ont contribué à la naissance de la publication Labor Notes et au retour de la question de la stratégie du mouvement ouvrier, portée notamment par des militants politisés de la gauche radicale.
Batailles collectives
La situation générale des syndicats et des mouvements sociaux reste donc difficile. La grève chez Boeing, commencée début septembre, sur les salaires, les délocalisations et les suppressions d’emplois, sera très difficile à gagner, dans le contexte de crise économique et syndicale. Le mouvement syndical n’est d’ailleurs pas exempt du racisme que cette élection fait parfois apparaître. Le clan Clinton et certains démocrates avaient tenté de l’utiliser, Obama et ses soutiens hésitent à l’affronter, de même que de nombreux syndicalistes. L’effacement des vrais enjeux par les dirigeants syndicaux ne vaut pas que pour les rapports Noirs-Blancs. En cette période d’élection, ils s’en tiennent à une discipline de vote pour les « partenaires » démocrates et se contentent de centrer le débat sur les vagues ou infimes différences économiques et sociales entre les programmes d’Obama et de McCain.
Le verrouillage institutionnel s’ajoute à la situation sociale pour empêcher que d’autres campagnes soient popularisées, alors qu’elles peuvent défendre, dans une certaine mesure, les travailleurs. Les prises de position des candidates du Green Party (deux femmes non Blanches, une première) ou de l’indépendant Ralph Nader ne sont pas sans intérêt, surtout quand elles sont précises et mettent en rapport les 700 milliards de dollars injectés dans l’économie et le rejet de la couverture santé unifiée pour tous ou l’absence d’un réel plan pour l’emploi et les salaires. Mais elles restent inaudibles, après l’occasion manquée de la campagne Nader de 2000, qui avait rassemblé beaucoup de déçus des années Clinton. La victoire de Bush a été volée à Al Gore, mais aussi à cette modeste expression d’une autre gauche, qui ne parvient plus à sortir de cette relégation, se divise ou peut se tourner vers des alliés de circonstance dangereux, comme Ron Paul [1]. Ces candidats n’insistent pas assez sur le point le plus important : toutes les personnes qui souhaitent un vrai changement devront se battre collectivement pour l’obtenir.
Encarts
L’ESCLAVAGE ET LA PLACE DES NOIRS
La première colonisation de l’Amérique du Nord est économique. Assez vite, la partie asservie de la main-d’œuvre européenne se distingue par l’accès à l’émancipation des esclaves transportés depuis l’Afrique. L’économie du sud des États-Unis s’est fondée sur l’esclavage jusqu’à la guerre de Sécession.
La colonisation des terres de l’Ouest, avec la mythologie du « front pionnier », s’est transformée en un génocide des premiers habitants de l’Amérique, et elle a servi de « soupape » au mécontentement des travailleurs blancs qui ont pu s’approprier des terres.
Les divisions de la classe ouvrière en formation sont donc, dès le départ, profondes. Le modèle économique du Nord, consacré par la victoire de la guerre de Sécession, a transformé les esclaves émancipés en un groupe à part, subissant une exploitation et un déni de droit plus violents que les autres. La ségrégation, inscrite un temps dans la loi, existe toujours dans les rapports sociaux, parfois très violents, jusqu’à aujourd’hui. D’où la nécessité de luttes pour l’émancipation et l’égalité, mais aussi pour l’auto-organisation des Noirs, car leur victoire n’a pas été complète dans les années 1950 à 1970. Les Noirs soutiennent majoritairement les démocrates, malgré les contradictions historiques immenses de ce parti sur leur place dans la société.
LE RÔLE DES IMMIGRÉS
Fondés par des colons affluant de nombreux pays différents, les États-Unis connaissent un tournant vers la fin du xixe siècle. Avec la fin de l’esclavage et de la colonisation à l’Ouest, la révolution industrielle et la montée du mouvement ouvrier, il a fallu, pour les capitalistes, diviser et isoler les nouveaux venus à l’aide d’institutions de contrôle. La violence xénophobe et les lois qui l’accompagnent, sans traiter à l’identique les immigrés et les Noirs, consolident une classe ouvrière blanche en partie liée à la bourgeoisie. Les protestants venus d’Europe y sont, au début, parfois associés puis, longtemps plus tard, certains descendants d’Irlandais ou d’Italiens. D’autres populations immigrées leur succèdent et la ségrégation, moins intense que pour les Noirs, persiste jusqu’à aujourd’hui.
La contribution de la main-d’œuvre issue de l’immigration aux luttes sociales est importante. Celles-ci ont souvent été animées, de la fin du xixe siècle à aujourd’hui, par des immigrés issus de sociétés marquées par le mouvement ouvrier, par ses luttes et ses courants révolutionnaires, en Europe puis en Amérique.
L’immigration a aussi contribué, même si les rapports sont plus contradictoires, aux courants syndicaux bureaucratiques qui persistent aujourd’hui et, dans un même mouvement, au Parti démocrate. Le grand mouvement immigré de 2006, dont certains éléments subsistent, peut se lire comme une série de grèves nationales et politiques, dont la répression se poursuit encore aujourd’hui, sans que les syndicats aient une attitude claire et engagée.