Dès son origine, « Climat et Capitalisme » s’est consacré à « rendre les verts plus rouges et les rouges plus verts ». C’est donc avec de grandes attentes que j’ai mis la main sur un livre qui lance « un double appel, sans le succès duquel rien ne sera possible : aux écologistes, de penser vraiment le social et les rapports de forces ; à ceux qui pensent le social, de prendre réellement la mesure de la crise écologique, qui conditionne aujourd’hui la justice. »
Et le titre ! Comment un socialiste pourrait-il ne pas aimer un livre intitulé Comment les riches détruisent la planète ? Un livre pointant du doigt les vrais responsables serait un grand pas en avant par rapport à tous ces bouquins qui clament « c’est votre faute parce que vous n’avez pas changé vos ampoules à incandescence et que vous ne vous êtes pas mis à la bicyclette ».
L’auteur, Hervé Kempf, fondateur du magazine écologique Reporterre est journaliste environnemental au quotidien Le Monde. Comment les riches détruisent la planète, un bestseller en France, traite de deux questions d’importance vitale. Pourquoi le pillage des ressources continue-t-il, alors qu’il mène le monde à la catastrophe ? Et que pouvons-nous faire pour arrêter la course à l’écocide ?
Beaucoup de choses, dans ce livre, méritent lecture attentive et discussion. Malheureusement, l’explication proposée ne tient pas la route, et les solutions offertes ne dépassent guère le niveau des vœux pieux. En fin de compte, Comment les riches détruisent la planète est une déception.
Une crise multidimensionnelle
Les deux premiers chapitres de « Comment les riches détruisent la planète » décrivent la complexité des crises interconnectées auxquelles notre monde doit faire face.
Le chapitre I argumente que la changement climatique, l’extinction de milliers d’espèces de plantes et d’animaux et la pollution généralisée des écosystèmes ne peuvent être traités comme des problèmes séparés.
« Les différents dérèglements écologiques n’en forment en réalité qu’un seul. …
« Ainsi, nous devons abandonner l’idée de crises séparées, solubles indépendamment les unes des autres. Cette idée ne sert que des intérêts particuliers, par exemple celui du lobby nucléariste qui utilise le changement climatique pour promouvoir son industrie ».
Ceci constitue un point de vue très important, que les libéraux verts ignorent avec une belle constance. Les solutions axées uniquement sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre pourraient en effet se révéler nuisibles dans d’autres domaines.
Le chapitre II se penche sur la montée globale de l’inégalité. Un billion de gens dans l’hémisphère sud survivent dans la pauvreté absolue, avec moins d’un dollar par mois. Un tiers de la population française vit dans un ménage dont le revenue est inférieur au salaire minimum. Aux États-Unis, 23% des gens gagnent moins que le revenu moyen. Au Japon, 25% des ménages est sans épargne et dépend de l‘assistance sociale.
« De même qu’il y a synergie entre les différentes crises écologiques, il y a synergie entre la crise écologique globale et la crise sociale ». Partout, les pauvres vivent dans les régions les plus polluées, à tel point que la pauvreté peut être définie en termes environnementaux, et pas seulement selon des indicateurs monétaires. Et les pauvres sont le plus affecté par la crise écologique croissante. Partout, la pauvreté et la crise écologique sont inséparables... « elles se répondent l’une l’autre, s’influencent mutuellement, s’aggravent corrélativement ».
En dépit d’une traduction anglaise maladroite et par trop littérale, ces deux chapitres délivrent un message fort. Kempf rassemble efficacement faits et arguments, et son style exprime une indignation morale profonde face à la destruction de la terre et à l’appauvrissement de ses habitants. Ensemble avec l’insistance mise sur le fait que les crises sociales et environnementales sont intimement liées et ne peuvent être résolues indépendamment l’une de l’autre, cela donne aux deux premiers chapitres de son livre le caractère d’une prise de position forte.
Mais cela ne suffit pas à décrire le problème. Il convient de comprendre pourquoi ces crise existent, et ce qui peut être fait pour prévenir une catastrophe. C’est là que « Comment les riches détruisent la planète » échoue.
Capitalisme et socialisme
A plusieurs endroits de son livre, Kempf semble dire que le capitalisme est la cause des crises environnementales et sociales qu’il dépeint si bien. Dans un premier temps, je fus intrigué par son incapacité à expliquer comment et pourquoi le système capitaliste met notre monde en danger — mais, quoique que Kempf ne définisse jamais les termes employés, il semble, que « le capitalisme », pour lui, ne soit pas un système socio-économique : c’est une idéologie, qui fait passer la croissance matérielle avant toute autre valeur. Comme nous allons le voir, les critiques du capitalisme par Kempf sont en fait des critiques de la croissance matérielle.
Et pour lui, le socialisme est tout aussi mauvais — c’est simplement une autre idéologie, parallèle au capitalisme et partageant avec celui-ci les pires méfaits. « La gauche reste confite dans l’idée du progrès tel qu’on le concevait au 19e siècle ... et entonne le chant de la croissance sans la moindre trace d’esprit critique. »
Le marxisme et le socialisme ne sont en fait pas discutés dans ce livre ; ils sont simplement balayés en quelques phrases éparses, comme si leur inopportunité relevait de l’évidence. Le socialisme a été « incapable d’intégrer la critique écologique », point.
Cette condamnation désinvolte du marxisme et du socialisme en tant que courants étrangers à l’écologie aurait été plus crédible si Kempf donnait un quelconque indice de familiarité avec la substance des écrits marxistes sur ce sujet précis. Ses notes de bas de page ne font mention ni de Joel Kovel, ni de John Bellamy Foster, ni de Paul Burkett, ni de Michael Löwy ou d’aucun autre marxiste ayant travaillé à « intégrer la critique écologiste ». Il n’a rien à dire de Fidel Castro, qui s’est exprimé de façon répétée sur des question environnementales, ou de Cuba, le seul pays au monde dont le WWF dit qu’il remplit ses critères de développement durable.
De même, il est troublant que Kempf ne dise rien des courants et partis de la gauche verte, rouge-verte et écosocialiste, qui existent dans de nombreux pays. Voilà une omission sérieuse de la part d’un livre qui appelle les verts à relever le défi des problèmes sociaux et la gauche à relever celui de l’écologie.
Les modes de vie des riches et des célèbres
Kempf commence son analyse des causes des crises dans le chapitre III, « Les puissants de ce monde » Il commence en déclarant, correctement, que le monde d’aujourd’hui est dirigé par « une oligarchie qui accumule revenus, patrimoine, et pouvoir avec une avidité dont on n’avait pas eu d’exemple depuis les ’barons voleurs’ américains de la fin du 19e siècle ».
En dépit de ce début prometteur, ce chapitre ne discute en rien le pouvoir de l’oligarchie. Il ne dit mot du contrôle des grandes entreprises, de leur influence sur les politiques des gouvernements et des partis politiques, de la domination des marchés internationaux par la Banque Mondiale et d’autres institutions, ou d’aucune autre forme de pouvoir.
Au lieu de cela, Kempf décrit la richesse personnelle exorbitante des oligarques. Il rapporte les cas de chefs d’entreprise gagnant des millions de dollars en salaire et plus encore en bonus, et décrit en détails les modes de vie opulents des hyper-riches qui habitent des maisons géantes, fréquentent des lieux de villégiatures réservés et achètent des jouets d’un prix astronomique. Un paragraphe est même consacré à Paris Hilton, la célèbre héritière dont la vie amoureuse et le shopping extravagant font les choux gras des tabloïds.
Attendez — Paris Hilton ? Que vient-elle faire dans ce livre ? Certes, elle est riche et dépense de l’argent somptueusement, mais personne ne pourrait raisonnablement la décrire comme un « puissant de ce monde ». Elle-même ne se prend même pas au sérieux.
Pourtant, les excès de Hilton sont à leur place ici, parce que, pour Kempf, la consommation ostentatoire des très riches n’est pas seulement un symptôme des problèmes du monde — c’est le problème essentiel, la cause profonde des crises que nous connaissons. Le titre de ce livre doit être pris au pied de la lettre : la terre est en train d’être détruite par le comportement irresponsable des gens riches.
Nature humaine et surconsommation
Kempf base sa thèse sur The Theory of the Leisure Class [Théorie de la classe de loisir], un livre publié en 1899 par le critique social américain Thorstein Veblen. Selon Kempf, « la réflexion de Veblen est une clé essentielle pour comprendre notre époque. » (voir ci-dessous une discussion des vues de Veblen)
Au chapitre IV de Comment les riches détruisent la planète, intitulé « Comment les riches exacerbent la crise écologique », Kempf résume la théorie de la consommation ostentatoire par Veblen.
La nature humaine — la « propension à l’émulation » qui pousse chacun d’entre nous à tenter de montrer que nous sommes égaux ou supérieurs aux autres — amène les très riches à consommer de façon ostentatoire et donc à gaspiller de façon ostentatoire. Mus par la même nature humaine, tous ceux qui sont en-dessous sur l’échelle sociale les copient. Cela crée une demande massive pour des choses inutiles, et entraîne une surchauffe économique. Et cette croissance excessive sature aujourd’hui l’atmosphère, provoquant une crise écologique.
La classe de loisir mondiale s’oppose aux changements nécessaires pour empêcher la crise d’empirer.
« Comment ? Indirectement par le statut de sa consommation : son modèle tire vers le haut la consommation générale, en poussant les autres à l’imiter. Directement, par le contrôle du pouvoir économique et politique, qui lui permet de maintenir cette inégalité ».
On excusera le lecteur déçu qui a le sentiment ici de tomber de haut. Les riches détruisent la planète en donnant un mauvais exemple, et ils ne veulent pas s’arrêter.
La solution est encore plus décevante : les riches devraient cesser de donner le mauvais exemple.
« La seule façon que vous et moi acceptions de consommer moins de matière et d’énergie, c’est que la consommation matérielle – donc le revenu – de l’oligarchie soit sévèrement réduite... Puisque la classe de loisir établit le modèle de consommation de la société, si son niveau est abaissé, le niveau général de la consommation diminuera. Nous consommerons moins, la planète ira mieux, et nous seront moins frustrés par le manque de ce que nous n’avons pas. »
Ce qui nous est ainsi proposé, en fin de compte, est une variété particulière de théorie de la percolation. Si les riches consommaient moins, nous ferions de même. Et puisque « la croissance a un effet énorme et nuisible sur l’environnement », la chose la plus importante que nous puissions faire est de consommer moins.
Confusion entre cause et effet
Le gaspillage massif et les productions inutiles sont sans conteste des questions importantes, mais l’analyse de Kempf soulève deux problèmes fondamentaux.
Premièrement, quoiqu’il rejette le PNB comme mesure de la prospérité (parce qu’il ne prend pas en compte la destruction de l’environnement), Kempf tombe dans un piège parallèle : il considère la croissance comme un indicateur unique, qui a tout mauvais. Or, il y a croissance et croissance. Il y a de profondes différences entre construire plus de limousines pour les riches et produire plus de nourriture pour les affamés, entre fabriquer des armes et bâtir des maisons, entre exploiter des sables bitumineux et ériger des champs d’éoliennes.
Le problème auquel nous sommes confrontés n’est pas de savoir comment réduire la production mais comment rediriger l’entièreté de l’économie en la détournant de la production destructive, pour l’orienter vers une production qui restaure les écosystèmes et réduise l’inégalité. La proposition de Kempf pourrait éventuellement réduire quantitativement la consommation, mais on voit mal en quoi elle affecterait la nature de la production.
Deuxièmement, et c’est plus important, Kempf, à la suite de Veblen, inverse complètement la relation entre production et consommation. Si la « propension à l’émulation » est un trait tellement puissante de la nature humaine, (seul l’instinct de conservation serait plus important, selon Veblen) pourquoi avons-nous une industrie de la publicité qui pèse mille milliards de dollars ? Pourquoi les capitalistes consacrent-ils tant de temps et d’argent à conditionner les gens pour qu’ils achètent ? Pourquoi les banques US ont-elles investi d’immenses ressources en argent pour convaincre les gens de signer des prêts hypothécaires au-dessus de leurs moyens ?
La réponse : parce que la croissance n’est pas le résultat de la demande des consommateurs. Le capitalisme fonctionne à travers la concurrence entre firmes capitalistes, chacune cherchant à maximiser son profit. La logique interne de la production capitaliste est « croître ou mourir » : un capitaliste qui choisirait de ne pas croître serait rapidement marginalisé par l’économie capitaliste, et en fin de compte il n’aurait plus de capital.
Les entreprises ne peuvent survivre qu’en étendant constamment la production et la profitabilité. Mais elle ne peuvent réaliser leurs profits qu’en vendant le volume sans cesse croissant de leur production — et voilà pourquoi elles dépensent des milliards à nous persuader d’acheter davantage. Comme le dit un observateur :
« Le capitalisme est devenu expert dans un nouveau secteur de fabrication : la fabrication des désirs. Le génie du capitalisme contemporain n’est pas simplement de donner aux consommateurs ce qu’ils désirent mais de leur faire désirer ce qu’il a à leur vendre » [1]
En d’autres termes, le capitalisme n’est pas en soi consommation ostentatoire, c’est le système de profit qui rend la consommation ostentatoire à la fois possible et nécessaire.
Que faire (s’il est possible de faire quelque chose) ?
En acceptant les théories de Veblen, Kempf s’est placé lui-même dans une impasse. La nature humaine pousse les super-riches à la consommation ostentatoire, et la nature humaine nous pousse tous, nous, les autres, à tenter de les imiter. Comment alors les riches pourraient-ils être persuadés de surmonter leur nature et de consommer moins ?
Kempf rend l’impasse encore plus totale en décrivant les efforts farouches de l’oligarchie en vue de miner la démocratie et de bloquer le changement, à travers la dite guerre contre le terrorisme, l’expansion massive des prisons, la criminalisation de la protestation et le déploiement de la « surveillance totale ». « La démocratie, dit-il, devient antinomique avec les buts recherchés par l’oligarchie ».
Cette hostilité au changement est si forte que Kempf se demande si une part de l’oligarchie n’a pas « un désir inconscient de catastrophe », car l’effondrement écologique, le chaos puis la guerre nucléaire constitueraient les formes ultimes de la consommation ostentatoire.
Face à cela, Kempf ne peut que défendre l’importance de « réduire la consommation matérielle » de sorte que « la pression doit d’abord peser sur les riches, ce qui la fera accepter, dans des formes négociées, à l’ensemble des citoyens ».
Qui pourrait exercer une pression suffisante pour surmonter l’égoïsme de l’oligarchie et sa disponibilité à subvertir la démocratie ? Il suggère trois forces :
– « Le mouvement social » est important , mais « il ne peut emporter seul la mise » ; il faudra que « les classes moyennes et une partie de l’oligarchie, qui n’est pas monolithique, prennent nettement parti pour les libertés publiques et le bien commun » ?
– La plus grande partie des médias sont contrôlés par l’oligarchie, mais certains journalistes « ne sont pas encore totalement asservis » et « pourraient se réveiller autour de l’idéal de la liberté ».
– La gauche est « flageolante » et « manifeste un refus caricatural de s’intéresser réellement à l’écologie », mais elle est essentielle au processus. Elle « renaîtra en unissant les causes de l’inégalité et de l’écologie – ou inapte, disparaîtra dans le désordre général qui l’emportera comme le reste ».
Kempf a entièrement raison de poser que les batailles contre l’inégalité et pour l’environnement doivent être menées conjointement. Mais la coalition de forces qu’il propose n’inclut pas les forces dont les efforts seront décisifs dans cette lutte : les principales victimes de l’inégalité persistante et des destructions capitalistes. Les pauvres et les opprimés dans le monde entier, les peuples indigènes qui jouent un rôle d’avant-garde dans la défense de la Terre, les travailleurs dont la santé est minée et dont les vies sont raccourcies par les productions toxiques, les paysans dont les moyens de subsistance sont détruits par le changement climatique et l’agrobusiness – telles sont les forces qui changeront le monde. Oligarques en déshérence et journalistes honnêtes pourront donner un coup de main, pas jouer un rôle central.
Quand la majorité des habitants de cette Terre — qui sont actuellement exclus de la richesse et du pouvoir — s’uniront pour exercer leur volonté démocratique, ils ne violeront pas la nature humaine. En construisant ce que Marx appelait une « libre association de producteurs » ils ouvriront de nouvelles possibilités au développement personnel, à la solidarité communautaire et à la vie en harmonie avec le monde qui les entoure. Cette transformation s’appelle socialisme.
En bref...
Comment les riches détruisent la planète commence beaucoup mieux que la plupart des livres récents sur les problèmes écologiques et sociaux. A la différence de la plupart des auteurs, Kempf comprend que les problèmes environnementaux et sociaux sont étroitement liés, et que leur solution requiert des changements sociaux profonds, pas seulement des actions individuelles et de nouvelles technologies. Ses premiers chapitres méritent pleinement d’être lus, pour cette raison.
Mais il ne va pas au-delà. Au lieu de critiquer radicalement l’ordre social qui a mené le monde au bord du désastre, il opte pour une théorie pseudo-scientifique de la nature humaine qui avait peu de sens quand elle a été proposée en 1899 et n’en a aucun aujourd’hui. En conséquence, il ne comprend pas les causes fondamentales des problèmes qu’il décrit si bien, et ne fournit pas de base à l’action pour les résoudre.
Thorstein Veblen et la « classe de loisir »
Thorstein Veblen (1857-1929) s’est rendu célèbre par le concept de « consommation ostentatoire ».
Le sociologue radical C. Wright Mills dit de lui qu’il était « le meilleur critique de l’Amérique que l’Amérique ait produit ». L’économiste marxiste Paul Sweezy le salua comme un analyste précoce du comportement des entreprises dans une économie monopolistique. Un autre marxiste, John G. Wright, décrivit Veblen comme « l’un des rares penseurs originaux de grande envergure en Amérique », et dit de son livre consacré à l’influence du monde des affaires dans les universités qu’il « marque le sommet de la pensée sociale libérale en Amérique ». [2]
Mais Veblen n’était ni radical ni marxiste — c’était un critique libéral des excès et des absurdités de la société américaine de son temps. Il écrivit des critiques cinglantes de la haute société, mais ne proposa ou ne soutint jamais aucun programme en faveur du changement social.
The Theory of the Leisure Class (La Théorie de la Classe de Loisir), dont Kempf pense qu’elle explique les crises écologiques actuelles, fut le premier ouvrage de Veblen. Ce fut aussi le plus populaire, quoique son succès de librairie semble avoir découlé du fait que le livre fut perçu plutôt comme une satire sociale pleine d’esprit. Ses descriptions des ultra-riches et de leurs proches son souvent amusantes, mais son explication des causes de l’existence d’une telle classe se limite à la vieille rengaine – qui n’explique rien – de la nature humaine éternelle.
Comme le dit Paul Baran :
« Les explications de Veblen sont toujours en dernière instance de nature biologique ou psychologique, ont toujours quelque lien avec les caractéristiques raciales »fondamentales » des êtres humains ou avec la non moins »fondamentale » structure de leurs motivations. Empruntant abondamment à la psychologie de William James, il évoque différents ’instincts’ taillés sur mesure pour les besoins de sa cause, et en fait des caractéristiques permanentes de la race humaine » [3]
Les théories sociales basée sur une nature humaine invariable soulèvent deux problèmes insolubles. Elles ne peuvent rendre compte des larges variations du comportement humain dans le monde et dans l’histoire. Et elles ne peuvent expliquer, ni même prétendre expliquer, des changements sociaux et des améliorations dans la condition humaine. C’est la raison pour laquelle les conservateurs aiment ce genre de théories : si l’ordre actuel est le produit d’une nature humaine éternelle, alors toute volonté de le changer est futile.
Veblen a tenté d’échapper à ce piège en postulant « deux variantes principales et divergentes de la nature humaine » — la pacifique et la prédatrice. Une sélection naturelle darwinienne déterminerait la variante dominante dans chaque société ou classe sociale. Les humains pacifiques dominaient dans les sociétés anciennes, mais les humains prédateurs ont finalement pris la richesse et le pouvoir, devenant une « classe de loisir » qui se consacre à la guerre, à la religion et à d’autres activités gaspilleuses, non productives. Leurs traits de personnalités – compétition, désir de pouvoir et de statut — se sont transmis en s’aiguisant jusqu’à la classe de loisirs d’aujourd’hui.
La classe de loisirs de Veblen ne correspond pas à ce que les marxistes appellent la classe capitaliste. Veblen divisait l’activité économique en deux catégories : financière et industrielle. L’activité financière est non -productive : elle est centrée sur la possession et l’acquisition de la richesse en tant que telle, qui est le domaine de la classe de loisirs. Pour réussir dans l’activité financière il faut exceller dans les coups tordus, la gestion peu scrupuleuse et la fraude. Cette classe inclut les financiers, les banquiers et les marchands, ainsi que les prêtres, les professeurs, les avocats, les soldats et d’autres qui ne sont pas super-riches mais dont l’activité n’a aucune once d’utilité.
La variante pacifique de la nature humaine existe toujours — Veblen la pensait plus stable à long terme — mais les instincts de coopération, de franchise et d’honnêteté de ce groupe impliquent que ses membres ne peuvent accumuler de grandes richesses. Ils sont, cependant, susceptibles de réussir dans ce que Veblen appelle les activités industrielles, liées à la production réelle de biens utiles et à l’amélioration de la société.
Les membres de la classe de loisirs, il y a longtemps, ont accumulé des richesses et des biens physiques en excédent par rapport à leurs besoins ou à leur usage productif, de sorte que leur instinct de compétition les conduit à concourir plutôt pour leur statut. Le point de vue de Veblen, comme l’a écrit John. G. Wright, était que « la lutte pour l’apparence prendraient le pas à un certain point sur la lutte pour l’existence » [4]
Le seul but économique des membres de la classe des loisirs est d’étendre leur capacité à s’engager dans la consommation ostentatoire et le gaspillage ostentatoire qui prouvent qu’ils sont très, très riches — plus riches que la plupart d’entre nous, surpassant leurs pairs et à même de rattraper ceux qui sont plus riches qu’eux. Pour la classe des loisirs de Veblen comme l’a écrit C. Wright Mills :
« la simple oisiveté ne suffisait pas : il fallait qu’il s’agisse de l’oisiveté de l’inconfort dispendieux, du noble vice et de l’amusement coûteux. En bref, il fallait qu’il s’agisse de consommation ostentatoire, du gaspillage ostentatoire de biens précieux en tant que moyen de gagner en réputation » [5]
Ils utilisent leur richesse et leur pouvoir pour s’assurer que les améliorations dans l’industrie visent non à améliorer le sort de l’humanité, mais à accroître leur richesse personnelle, et donc à une consommation toujours plus gaspilleuse.
Et comme la propension à l’émulation est une tendance fondamentale de la nature humaine, toutes les classes inférieures suivent le mouvement, demandant toujours plus de produits inutiles pour démontrer leur statut.
« Toute classe envie et rivalise avec la classe qui lui est supérieure dans l’échelle sociale …. Tous les standards de consommation sont dérivés, par degrés imperceptibles, des usages et des habitudes de pensée de la classe sociale la plus haute, la classe financière — la riche classe de loisir. »
L’expansion économique constante n’est pas mue, comme Marx l’écrivait, par la logique interne de la production pour le profit. L’économie est plutôt mue par la nature humaine, par l’instinct humain fondamental à faire mieux que le voisin. Nos vies seraient gouvernées par ce que Veblen appelle « la loi du gaspillage ostentatoire ».
La vision de Veblen sur la nature humaine n’était que pure spéculation : il n’apporta aucune preuve, aucune référence, ne mentionna aucune source. Sa théorie dépendait d’instincts humains puissants et de lois économiques qui étaient ignorées de la science en 1899 et qui n’ont pas été découvertes depuis lors. Pour ne pas parler de l’étrange distinction qu’il établit dans la société industrielle occidentale entre « les trois types ethniques principaux : les dolichocéphales blonds, les brachycéphales bruns et les Méditerranéens ».
The Theory of the Leisure Class fut un des meilleurs ouvrages de critique sociale de son temps, et il mérite toujours d’être lu. Mais les tentatives d’explication scientifique de Veblen n’avaient guère de sens en 1899 et elles n’ont pas bien vieilli. En fait celui qui proposerait sérieusement de telles théories aujourd’hui serait considéré à juste titre comme un cinglé.