Le système politique des États-Unis est marqué par sa structure fédérale, éloignant du pouvoir les simples citoyens, et une séparation entre les pouvoirs exécutif et législatif qui a rapidement penché en faveur du présidentialisme. Le président nomme à vie les juges de la Cour suprême, qui tranchent les débats sur la constitutionnalité des lois. Il dispose d’un droit de veto législatif difficile à renverser par le Congrès [1]. La Constitution, instaurée en 1787, après la guerre d’indépendance, a peu évolué depuis son origine, même si elle a mis fin à l’exclusion des esclaves ou des femmes. Cette stabilité montre qu’à la suite de la révolution ayant établi son indépendance, la classe dirigeante naissante des États-Unis s’est dotée d’un instrument efficace pour contenir les luttes sociales et entretenir l’illusion d’intérêts communs entre les classes.
Un outil d’unification bourgeois
Les droits économiques et politiques de la bourgeoisie anglaise, limités par l’aristocratie autour du roi, étaient souvent refusés aux élites coloniales. Pendant et après la guerre d’indépendance, les colons blancs, dont nombreux sont propriétaires de manufactures ou de plantations basées sur l’esclavage, s’organisent. Même s’ils s’inspirent des principes élaborés par les philosophes des Lumières, ils excluent d’emblée les femmes et les Noirs du processus ainsi que, par des moyens plus détournés, les masses populaires. Le système fédéral chapeautant les États est ouvertement défendu, surtout à l’origine, comme un frein salutaire à la démocratie autant qu’aux oppositions frontales entre factions de la bourgeoisie. Ces oppositions apparaissent sur la question de l’esclavage et sur l’autorisation de son extension aux nouveaux États colonisés de l’Ouest. Elles portent aussi sur le protectionnisme [2] et mèneront à la guerre civile. Un des éléments déterminants du système est donc cette diversité entre États, polarisée au xixe siècle entre un Nord industriel et un Sud agricole esclavagiste. Le Nord a gagné la guerre civile et il a donc maintenu la primauté de l’État fédéral et l’interdiction aux États de faire sécession en rendant leur union indissoluble.
L’outil institutionnel fédéral, qui joue donc un rôle très important, est aussi lié à des structures de pouvoir à l’échelle des États. Leur maillage inégal est lié à la taille du territoire et à son histoire longue et complexe. Le principe affirmé au départ était de limiter la « tyrannie » potentielle du pouvoir fédéral. La bourgeoisie a su habilement utiliser le pouvoir fédéral pour limiter les progrès locaux, et les régressions locales pour miner les acquis nationaux. Les « contrepoids » institués très tôt vis-à-vis du système fédéral concernent aussi les droits individuels et ils sont marqués par des aspects conjoncturels détournés au fil des années. Ainsi, dans les premiers amendements à la Constitution, on trouve le droit du peuple à porter des armes, interprété depuis dans le cadre des traditions les plus conservatrices du pays. Il rend aujourd’hui presque impossible de lutter contre la prolifération des armes, voire des milices, dans la société. L’amendement sur la liberté d’expression a surtout été une arme des racistes et des obscurantistes, et il a fallu une série de luttes pour en limiter un peu les usages antisociaux. L’absence d’une religion instituée par l’État n’empêche pas les Églises protestantes de s’imposer comme courant dominant, comme le montrent le « in God we trust » sur le dollar ou l’influence des créationnistes. L’ampleur des inégalités, la fragmentation jusqu’à la ségrégation de la société et la faiblesse du secteur public sont des éléments déterminants dans toutes ces dérives. La méfiance se focalise sur les institutions fédérales, sur la capitale, allant jusqu’à se transformer parfois en théorie du complot. Elle a pu déboucher sur des confrontations avec l’État, à la source des penchants anarchistes du mouvement ouvrier radical, mais elle a surtout servi de point d’appui aux interventions conservatrices du « laissez-faire » économique. Le « New Deal », élaboré en réponse à la Grande Dépression, a été une exception, combattue pendant la Guerre froide et considérée comme le mal politique absolu, assimilé au socialisme.
Sclérose sociale et bipartisme
Que reste-t-il alors de public dans cette société ? L’auto-organisation existe, mais elle rencontre de nombreux obstacles, dans un pays qui se voit rarement comme divisé en classes, qui minimise les phénomènes de racisme et glorifie l’entreprise individuelle. Les organisations, qu’on pourrait appeler « associations », sont très souvent liées aux institutions qui privatisent leurs missions sans les démocratiser. Dans les community organizations (« organisations de quartier ») des marges existent parfois pour une action collective démocratique sur différents fronts, mais elles fonctionnent souvent comme des organes liés aux partis institutionnels et aux « fondations » créées par les grands capitalistes. Il est donc très difficile de lutter contre la bureaucratie et la collaboration de classe dans ces structures, a fortiori à leurs échelons nationaux. C’est dans ce cadre qu’a été piégée la majorité des héritiers des luttes des années 1950 à 1970 (droits civiques, féminisme, Chicanos) et leur histoire offre des similitudes avec celle du mouvement ouvrier et de sa bureaucratisation [3]. Les liens avec les Églises sont souvent importants. Elles ont été parfois des espaces vitaux de liberté pour des mouvements comme ceux des Noirs dans le Sud, le seul espace collectif dont on n’osait les priver, même dans les pires heures, ce qui montre bien le manque d’espaces d’émancipation. La bureaucratie prend une autre dimension avec les lobbies, ces groupes de pression qui s’affairent autour des institutions fédérales, voire locales. Le système des fondations et des think tanks illustre l’absence d’une tradition d’élaboration des orientations politiques dans des organisations un tant soit peu démocratiques. Tout groupe d’intérêt qui dispose d’importantes ressources matérielles peut ainsi peser de façon disproportionnée sur le système politique. Les lois censées encadrer leur fonctionnement, comme celles sur le financement des campagnes électorales, ne changent pas grand-chose à ces mécanismes.
Le bipartisme domine depuis au moins un siècle. Sous l’effet notamment du présidentialisme, ce fonctionnement a permis aux grandes oppositions, qui menacèrent parfois l’Union, de s’exprimer mais il a surtout entraîné chaque parti dans l’intégration de ces oppositions, jusqu’à des cas extrêmes comme le Parti démocrate, qui a longtemps été ségrégationniste dans le Sud tout en recueillant massivement les votes des Noirs dans le Nord. Ce parti est aussi organiquement lié, depuis longtemps, au courant dominant et bureaucratique du mouvement syndical, l’American Federation of Labor, ce qui en dit long sur l’aspect réactionnaire de ce mouvement syndical. Les tendances qui, au sein du Parti démocrate, affichent des idées de gauche ne s’adossent pas à des mouvements structurés.
Quant au Parti républicain, il a de meilleurs rapports avec les forces les plus conservatrices du pays, même si cela n’a pas toujours été le cas. Mais comme ces forces ont parfois menacé les intérêts des grands capitalistes à l’échelle des États-Unis entiers, voire du monde, ce parti sert aussi à limiter ces contradictions. La grande bourgeoisie dispose donc d’instruments de choix pour diviser la société, et elle utilise l’alternance, comme elle s’apprête à le faire avec Obama, de façon à ce que rien ne change.
Barrages et fraudes
Pour comprendre le fonctionnement des institutions, il faut donc prendre en compte ces éléments de leur histoire, bien moins linéaire que les patriotes fiers de leur Constitution bicentenaire ne le pensent. Mais où en est-on aujourd’hui ? Les élections parlementaires ont lieu tous les deux ans, doublées de la présidentielle tous les quatre ans. Pour la présidence, son importance et la difficulté à choisir l’homme providentiel pour un pays aussi complexe ont amené à la création de primaires où les électeurs de chaque État peuvent sélectionner un candidat qui sera représenté par les délégués de l’État à la convention nationale de leur parti. Le système permet un certain ancrage dans l’électorat, tout en préservant les intérêts de la bureaucratie des partis et en canalisant les luttes internes. Dans presque tous les États, le collège électoral est constitué à 100 % d’élus favorables au candidat ayant obtenu la majorité relative dans l’État. Cela réduit l’importance du vote dans les États qui ont une tendance historique à soutenir un parti et la renforce dans quelques autres (les « swing states »).
Le bipartisme en sort consolidé et, dans certains cas historiques, comme en 2000, ce n’est pas le candidat qui a obtenu le plus de voix au niveau national qui est élu. On sait que l’élection de 2000 a été décidée par la Cour suprême après un litige sur la Floride. Le gouverneur de cet État, frère de G.W. Bush, a joué un rôle digne des pires républiques bananières pour le faire désigner. Porto Rico et d’autres territoires ne participent pas aux élections. De nombreuses manipulations des listes électorales ont remplacé aujourd’hui la terreur ouverte que subissaient les Noirs du Sud, même après la fin de l’esclavage. Certaines associations déploient une énergie hallucinante pour simplement faire obstacle aux abus les plus extrêmes du système. Les privations de droits pour de nombreux Noirs emprisonnés jouent aussi un rôle, tout comme l’absence totale de droits pour les 12 millions de sans-papiers. L’apparition des machines à voter vient compléter un système aberrant où le vote par correspondance, des semaines à l’avance, est possible et où l’élection générale est si bien organisée qu’il est impossible de voter sans faire la queue, parfois pendant des heures. Le prix à payer pour le fonctionnement du meilleur régime politique au monde…
Ce rapide bilan d’une longue histoire institutionnelle montre bien tout le chemin à parcourir pour introduire ne serait-ce qu’un peu de démocratie et de pouvoir des travailleurs aux Etats-Unis, l’importance de construire des mobilisations indépendantes et des organisations démocratiques pour y parvenir. Il permet aussi de mieux comprendre les nombreuses raisons de désespérer de la campagne présidentielle actuelle, si elle n’est pas suivie d’une reprise de confiance et d’activité de tous ceux qui se battent.