La France serait-elle partie en guerre contre les créationnistes, dont les idées progressent un peu partout dans le monde ? Chercheurs en sciences de l’évolution, philosophes, professeurs, inspecteurs de collèges et de lycées : à l’initiative du ministère de l’éducation nationale, du Collège de France et de la Cité des sciences et de l’industrie, ils étaient en tout cas plusieurs centaines à débattre, les 13 et 14 novembre à Paris, de la difficulté croissante à enseigner la théorie de l’évolution. Et ce bien au-delà des Etats-Unis, berceau, depuis Darwin, du créationnisme.
L’attaque la plus frontale date de début 2007. Dans de nombreux pays d’Europe, lycées, collèges et universités reçoivent sans l’avoir demandé un luxueux ouvrage illustré, L’Atlas de la création. Edité et imprimé en Turquie, il prétend démontrer que l’évolution n’est pas une doctrine scientifique mais de la propagande antireligieuse. Son auteur, Harun Yahya – de son vrai nom Adnan Oktar –, dirige une organisation au financement obscur, dont le principal objectif est de promouvoir le Coran.
« LE DESSEIN INTELLIGENT »
« La diffusion de cet ouvrage a fait prendre conscience de l’existence d’un créationnisme musulman, jusque-là relativement ignoré en Occident », souligne Olivier Brosseau, docteur en biologie et coauteur d’un excellent petit livre sur Les Créationnismes (Ed. Syllepse). Egalement diffusé en Asie et au Moyen-Orient, ce discours extrémiste n’a toutefois exercé en Europe et aux Etats-Unis qu’une influence limitée. Il en va tout autrement du concept de « dessein intelligent » (intelligent design, ou ID) : le dernier avatar du créationnisme américain, qui, depuis les années 1990, ne cesse d’étendre son influence dans les sociétés occidentales. Sa thèse centrale ? La vie est trop complexe pour être issue d’un processus non dirigé tel que la sélection naturelle. L’évolution des espèces est admise, mais elle ne peut qu’être l’œuvre d’un concepteur d’ordre supérieur.
Comme les autres, cette théologie naturelle modernisée s’attaque à l’enseignement. Par sa façade pseudo-scientifique (nombre de ses promoteurs sont des universitaires établis), elle ne cesse de marquer des points. En Italie, Letizia Moratti, ministre de l’éducation à l’époque, signe en février 2004 un décret excluant l’enseignement de l’évolution au collège (mesure annulée en 2005 après avoir déclenché une fronde dans la communauté scientifique). Au Royaume-Uni, selon un sondage réalisé en janvier 2006 par la BBC, plus de 40 % des personnes interrogées souhaitent que le créationnisme soit enseigné en cours de science.
La même année, en Allemagne, la chaîne Arte révèle que deux écoles du Land de Hesse, l’une privée et l’autre publique, enseignent le créationnisme en cours de biologie. Pays-Bas, Pologne, Russie, Suède : un peu partout, les exemples se multiplient. Au point que le Conseil de l’Europe, en juin 2007, sonne l’alarme, dans un rapport sur « Les dangers du créationnisme dans l’éducation ». Quatre mois plus tard, une résolution est adoptée, par laquelle l’institution invite ses 47 membres « à s’opposer fermement à l’enseignement du créationnisme en tant que discipline scientifique ». Ce qui n’empêche pas de constater dans plusieurs pays d’Europe, de la part de jeunes étudiants, une opposition de plus en plus marquée à l’enseignement de l’évolution.
UN ENJEU DE SOCIÉTÉ
« Cette influence croissante des idées créationnistes ne serait pas si grave si elle n’avait pas de répercussions politiques, remarque Olivier Boisseau. Mais dès lors qu’on fait accepter, d’une façon prétendument scientifique, l’existence d’un concepteur à l’origine du monde, il devient facile d’appuyer des positions législatives très conservatrices, et de faire admettre certains comportements – l’homosexualité, la contraception, l’avortement – comme déviants. » Sous ses aspects théoriques, le créationnisme constitue bel et bien un enjeu de société. Et plus encore lorsque celle-ci est en mal de repères. Car les tenants du « dessein intelligent » profitent avant tout d’une confusion des légitimités.
« La théorie de l’ID constitue un article de foi. Or, il n’appartient pas à la science de conforter ou de réfuter un article de foi : ce n’est pas de son ressort », souligne le philosophe Dominique Lecourt. Que faire, dès lors, pour remettre les pendules à l’heure ? Enseigner en quoi la pensée scientifique se distingue radicalement d’une opinion ou d’une conviction personnelle. Mais aussi, suggère le théologien Jacques Arnould, « exiger de ceux dont les propos relèvent de la croyance ou des religions qu’ils expliquent leurs méthodes et pas seulement leur contenu ».
Catherine Vincent
LES MOTS DE LA SCIENCE
Fait : observation confirmée de manière répétée, et en pratique considérée comme « vraie ». La vérité en science n’est toutefois jamais définitive.
Hypothèse : essai d’affirmation conduisant à des déductions qui peuvent être testées. Plus les déductions sont vérifiées, plus l’hypothèse devient vraisemblablement correcte.
Loi : généralisation descriptive sur la manière dont un certain aspect du monde naturel se comporte dans des circonstances données.
Théorie : explication soutenue concernant un certain aspect du monde naturel, qui peut intégrer des faits, des lois et des hypothèses testées.
En France, un collectif d’enseignants-chercheurs tire la sonnette d’alarme
La France, pays laïc et au système éducatif centralisé, reste assez bien protégée du lobbying créationniste. Mais la plus grande vigilance s’impose. « Nos élèves vivent dans une société qui reconnaît la science comme quelque chose d’important, mais sans toujours distinguer ses énoncés de simples opinions, alerte Jean-Baptiste de Panafieu, professeur de SVT (sciences de la vie et de la terre). Quand une jeune catholique me dit »Je crois en Dieu, mais je crois aussi en l’évolution« , elle mélange deux bains de culture. »
Deux options qui ne sont pas toujours compatibles : chez certains jeunes musulmans, le conflit entre croyance et science peut même devenir tellement fort qu’il se traduit par « un rejet complet de l’idée de l’évolution, qui peut aller jusqu’au refus d’assister au cours ».
Quelle réaction adopter dans une telle situation ? « Ce n’est pas en martelant les fondements de la méthode scientifique que l’on changera des croyances, mais en reconnaissant qu’il s’agit d’un conflit entre des modes de pensée différents », suggère M. de Panafieu, qui prône une association plus étroite, au collège et au lycée, entre sciences naturelles et philosophie.
Professeur au Collège de France, Armand de Ricqlès craint quant à lui une dérive du système éducatif français et de ses programmes d’enseignement. « La théorie de l’évolution étant la synthèse la plus puissante dont on dispose pour expliquer le monde vivant, elle devrait constituer la thématique centrale de notre enseignement de la biologie et de la géologie », estime-t-il.
QUESTIONS-RÉPONSES
A la tête d’un collectif d’enseignants-chercheurs, cet évolutionniste vient de traduire un point de vue de l’Académie des sciences des Etats-Unis sur « La science et le créationnisme » qui explique les raisons de ne pas présenter des concepts religieux en classes de sciences.
Destiné en premier lieu aux enseignants, ce petit texte propose, sous forme de questions-réponses, « un certain nombre de situations types où des anti-évolutionnistes brandissent à l’encontre de leurs enseignants des questions embarrassantes », précise M. de Ricqlès. Selon lui, il y a urgence à réagir. « Les créationnistes me faisaient sourire il y a vingt ans, mais ce n’est plus le cas. La communauté scientifique est désormais consciente qu’il y a un danger de déstabilisation de l’enseignement par des tentatives pseudo-scientifiques qui n’ont rien à y faire : ce n’est pas admissible dans une société laïque. »