Un an après l’intronisation de Poutine, que reste-t-il de ses promesses d’instaurer « la dictature de la loi », de restaurer la « grandeur du pays » ? A quelques réalisations près, il y a surtout le renforcement du pouvoir détenu par Poutine et la nouvelle équipe qu’il a placée aux commandes. Il y a surtout recul de la démocratie au sens de la capacité d’auto-organisation et d’autogouvernement de la société. Certes, à l’exception de certaines rares explosions, la société russe ne se caractérise pas par son activisme politique, mais l’ère Poutine marque une avancée vers un contrôle tentaculaire du pouvoir sur elle. Rien à voir avec les vieilleries soviétiques et les grosses ficelles du KGB. Le contrôle se déploie en finesse, sous couvert de restauration de la confiance du peuple en l’Etat.
La guerre en Tchétchénie témoigne de la capacité du pouvoir à se servir des méthodes de contrôle les plus inhumaines. Les tirs d’artilleries se poursuivent, les opérations punitives se multiplient, la population civile tombe victime des atrocités perpétrées par les deux camps, mais dont le principal coupable est ce pouvoir poutinien qui entretient le mythe d’une « opération antiterroriste ». Presque rien n’est fait pour juger des crimes de guerre commis par les troupes russes. Rien n’annonce le début d’une résolution du conflit, au contraire.
Dans un autre registre, la population est maintenue dans un état stable de pauvreté. La majorité de la population, qui s’épuise dans les petits boulots, vit toujours avec des ressources proches du seuil de pauvreté (autour de 1600 roubles, 400 FF). Mais l’ère Poutine apporte des nouveautés. Un semblant de reprise économique (qui semble déjà s’épuiser) donne aux gens l’espoir d’une sortie du tunnel. Les salaires nominaux augmentent, mais l’inflation se poursuit. Et surtout, les dépenses communales (loyer municipal, électricité, gaz, etc.) font un tel bond qu’elles menacent d’absorber tout le budget familial. Les promesses d’attention accrue au social (indexation des salaires pour les travailleurs du secteur public, revalorisation des retraites), parfois suivies de quelques réalisations concrètes, encouragent la patience de la population. Mais que signifient ces promesses lorsque le budget ne prévoie pas les fonds nécessaires, lorsque le président du Fonds des retraites annonce une prochaine cessation de paiement suite au remboursement inattendu des dettes au Club de Paris ? Les miettes (les salaires des ouvriers ou des instituteurs peuvent descendre jusqu’à 400 ou 500 roubles, soit 100 à 125 FF) sont là pour calmer le mécontentement. Les actions de protestation se font plus rares que jamais. L’idée s’évanouit qu’il est possible de se battre contre un système duquel on n’espère plus que la survie.
Autre nouveauté et autre miroir aux alouettes : la fameuse lutte contre les oligarques. Certes, les deux figures symboliques de l’oligarchie russe, Berezovski et Goussinski, ont été désignées à la vindicte populaire. Mais que se passe-t-il derrière ces personnages-écrans ? Une succession de pouvoir, semble-t-il, l’oligarchie poutinienne remplaçant celle d’Elstine à la tête des grands groupes et des instances de décisions.
D’autres innovations marquent cette première année du règne poutinien, en particulier dans le domaine de la protection sociale. Le discours est celui de la réforme et de la restructuration, pour mieux « aider les personnes qui en ont le plus besoin ». Mais comment « cibler » l’aide ? L’offensive la plus rude frappe le système d’allocation chômage, menacé de dissolution. Pour le reste, il s’agit surtout de « rationaliser » et de « moderniser ». La retraite par capitalisation est déjà évoquée. Les fonds sociaux, autrefois autonomes, ont été budgétisés, accroissant le contrôle de l’Etat sur la protection sociale et aggravant l’opacité de l’usage des fonds. Les cotisations patronales ont été réduites.
Une des tendances les plus inquiétantes de la nouvelle politique concerne l’arsenal législatif en train de se préparer pour broyer encore un peu plus les quelques foyers de résistance. Les protestations des salariés ? La réforme du Code du travail rendra légales les pratiques patronales motivant les mobilisations (retard dans le paiement des salaires, paiement en nature, horaires modulables, etc.). Les syndicats ? Le Code prévoit de leur enlever la possibilité de s’opposer aux licenciements de leurs adhérents et de les mettre sous la surveillance quasi policière de la direction. L’auto-administration locale (dans les villes ou quartiers) ? Largement anesthésiée, elle se voit priver de ses moyens de fonctionnement par la réforme de l’organisation de l’Etat et la centralisation des fonds collectés localement. Les ONG ? Il leur est difficile de fonctionner sans sombrer dans le pôle d’attraction du pouvoir ou sans une aide occidentale qui se tarit. Les partis d’opposition ? Le Parti communiste de Ziouganov ne fait plus partie depuis longtemps de cette catégorie. Il inaugure avec Poutine une nouvelle ligne : défense active du président et attaques verbales accentuées sur le gouvernement. Il est destiné à devenir l’une des deux composantes du système bipartite que se dessine sur mesure l’administration présidentielle dans un projet de réforme des partis. Sont prévues des conditions drastiques à l’enregistrement et à l’autorisation de se présenter à une élection. Autant dire que tous les petits partis d’opposition passent à la trappe.
La politique est ultralibérale, la pratique autoritaire et oligarchique. Mais le discours ainsi que certains gestes concrets répondent aux attentes de la population : défense des intérêts nationaux, restauration de l’ordre et renforcement de l’Etat. Pour l’instant, la population, attentiste et plutôt craintive, cherche refuge dans des espaces privés et se contente de mener au quotidien une lutte pour la survie et le maintien d’un minimum de dignité humaine, si tant est que le désespoir, l’alcoolisme ou le mépris de soi n’ont pas encore totalement gagné la partie.