La crise politique thaïlandaise a connu une accélération cette semaine avec le siège du Parlement puis l’occupation des deux aéroports de la capitale par des milliers de protestants de la PAD (People Alliance for Democracy), laissant le pays dans une situation pour le moins surréaliste. Le premier ministre alors au sommet de l’APEC au Pérou n’a pu revenir à Bangkok et depuis il siège à 750 kilomètres de la capitale, dans la ville de Chiang Mai où il s’est réfugié de peur d’être victime d’un nouveau coup d’Etat.
En plus d’approfondir dramatiquement la crise politique, le blocage des aéroports met en péril la situation économique du pays déjà affecté par la crise économique mondiale. A tel point que des dirigeants économiques ont menacé de cesser de payer les impôts si le gouvernement ne met pas fin au chaos.
Des milliers de touristes étrangers sont bloqués dans la capitale, point d’entrée et de sortie de la plupart des vols internationaux. L’industrie touristique, l’une des principales sources de richesse du pays, n’est pas prête de s’en remettre. Selon le ministre du tourisme et des sports, 1 million de thaïlandais travaillant dans le secteur du tourisme pourraient perdre leur emploi durant l’année qui vient.
Affairisme à l’origine de la crise
Le gouvernement apparaît de plus en plus impuissant et incompétent à résoudre la crise politique profonde que traverse le pays.
Cette crise a commencé en 2006 lorsque le premier ministre de l’époque, l’homme d’affaire Thaksin Shinawatra, a vendu son empire industriel Shin Corp à la holding de télécommunication Temasek, directement liée à l’Etat de Singapour. Thaksin fut accusé de vendre le pays, crime majeur dans un pays ultra nationaliste. Cela a permis à Sondhi Limthongkul, un magnat de la presse criblé de dettes, ancien partenaire en affaires de Thaksin, de fédérer toutes sortes de mécontents de l’ère Thaksin : des royalistes qui se sentaient menacés politiquement et économiquement par cette clique affairiste, des militaires qui n’acceptaient pas de voir leur emprise sur la société réduite, le parti démocrate, traditionnel allié de la royauté et de l’armée et rejeté à la périphérie des affaires, des intellectuels et des membres de la classe moyenne fatigués par la corruption et les affaires, des sectes bouddhistes réactionnaires...
Dans l’incapacité d’obtenir le renversement du gouvernement Thaksin par les urnes, la situation dégénéra jusqu’au coup d’état du 19 septembre 2006. Les militaires prirent le pouvoir sans coup férir. S’en suivit une période de 15 mois durant laquelle la junte et un gouvernement civil appointé mirent tout en œuvre pour éliminer les partisans de Thaksin : écriture d’une nouvelle constitution qui renforce le pouvoir des militaires et limite le rôle du premier ministre et de l’exécutif ; interdiction faite à 111 dirigeants du Thai Rak Thai (TRT), le parti de Thaksin, de se présenter aux élections pendant 5 ans, dissolution du TRT ; interdiction de faire campagne contre le projet de constitution et, last but not least, mise en place des élections les plus antidémocratiques qu’ait connu la Thaïlande. Alors même que les provinces les plus fidèles à Thaksin restaient sous le coup de la loi martiale et que tout avait été fait pour réduire le pouvoir du TRT, son héritier, le PPP (People’s Power Party) remporta haut la main les élections du 23 décembre 2007. Cela fut un véritable un camouflet pour les putschistes. Un nouveau gouvernement fut mis en place et la crise rebondit quand sa majorité parlementaire décida de réviser la constitution afin de se prémunir d’une nouvelle dissolution orchestrée par un pouvoir judiciaire hautement politisé et inféodé aux militaires et à la royauté.
Après une période de mise en sommeil durant les 15 mois d’ordre militaire, la PAD fut réactivée en mai 2008 pour « contrer » la volonté du gouvernement d’amender la constitution. La PAD se mobilisa pour imposer la démission du premier ministre. Très vite, la nature profondément antidémocratique du mouvement apparut. Parmi les dirigeants du mouvement Chamlong Srimuang, Phanlop Phinmanee et Prasong Soonsiri, sont trois des principaux vétérans de la guerre contre l’insurrection communiste des années 70-80. Ils ont dédié leur vie à la défense de la monarchie et de la nation à tout prix (y compris par des appels aux meurtres de sympathisants communistes). De nombreux dirigeants d’entreprises soutiennent le mouvement. Ils reprochent à Thaksin d’avoir utilisé le pouvoir pour favoriser ses propres intérêts, ceux de sa famille et de businessmen amis qui ont refait surface dans le gouvernement mis en place en 2008. On trouve aussi parmi les soutiens de la PAD, des bureaucrates syndicaux d’entreprises d’état dont le but principal est de conserver leurs privilèges, et des intellectuels qui voudraient réformer le système politique qu’ils jugent corrompu, inefficace et non représentatif.
Tous ont en commun une aversion pour le peuple qu’ils jugent ignorant, inapte à influencer positivement par leur vote l’avenir du pays. C’est pourquoi ils se mobilisent pour renverser le système démocratique actuel et mettre en place un système élitiste dans lequel seul environ 30% des membres du parlement seraient élus par le peuple, les 70% restant seraient cooptés par ceux qui « comptent » politiquement et économiquement dans le pays, parmi lesquels les membres de la PAD bien entendu.
Le recours à la violence et les actions spectaculaires de la PAD, comme l’occupation depuis le 26 août du siège du premier ministre, ou encore le blocage des deux aéroports n’ont pour l’instant rencontré aucune opposition. Ce qui peut paraître surprenant. D’une part ces actions regroupent peu de monde, quelques milliers de manifestants, et non pas des centaines de milliers comme pourraient le faire penser les médias. D’autre part, c’est l’armée thaïlandaise qui contrôle les aéroports et qui aurait pu s’y opposer si les généraux l’avaient souhaité.
PAD : un mouvement très minoritaire puissamment soutenu
On peut se demander pourquoi la situation a pu dégénérer à ce point alors même que la majorité des thaïlandais et des habitants de Bangkok soutiennent ce gouvernement démocratiquement élu, comme l’ont montré les résultats de toutes les élections depuis 2001.
La PAD semble avoir de puissants alliés : la très réactionnaire reine Sirikit n’a pas caché où allait sa préférence en donnant de l’argent aux blessés de la PAD. L’armée a refusé d’appliquer l’état d’urgence décrété en septembre par le précédent gouvernement de Samak Sundaravej et refuse d’employer la force contre les manifestants qui, eux n’hésitent pas à employer des armes à feu, des barres de fer, des couteaux et des bombes contre leurs opposants. Le parti démocrate, dont l’influence au sein de la population est de plus en plus faible, a été le relais de la PAD au sein du parlement en proposant plusieurs fois des motions de défiance contre le gouvernement.
Quand au roi Bhumibol Adulyadej, sur le trône depuis 1946 et très respecté, qui a jusqu’à présent été le dernier recours en cas d’impasse politique sérieuse, il s’est pour l’instant refusé à intervenir directement dans la crise actuelle.
En se proclamant défenseurs de la monarchie et de la nation, utilisant des symboles forts comme le port de T-shirt jaunes (couleur du roi) et en accusant systématiquement ses adversaires de crime de lèse majesté, la PAD a réussi à limiter sérieusement la liberté d’expression et en particulier celle de la majorité pro-gouvernementale.
La situation semble bloquée et de nombreux observateurs se demandent si la Thaïlande n’est pas au bord d’un nouveau coup d’Etat militaire. La situation est cependant plus pernicieuse. Il est possible cette fois que les thaïlandais soient victimes d’un coup d’Etat silencieux, orchestré non pas par l’armée mais par le pouvoir judiciaire, considérablement renforcé depuis le coup d’Etat de 2006. La cour constitutionnelle doit se réunir la semaine prochaine pour statuer sur le sort de trois partis de la coalition gouvernementale, dont le PPP, et éventuellement les dissoudre en cas de fraude électorale avérée. En cas de dissolution, la PAD entend bien profiter de la vacance de pouvoir avec la complicité des autorités judiciaires.
Les T-shirts rouges
Face à l’incompétence du gouvernement à résoudre la crise et à la passivité de l’armée, les forces pro-démocratiques et pro-gouvernementales se sont réunies dans un mouvement, le « front uni pour la démocratie et contre la dictature » (UDD), qui portent des t-shirt rouges, symbole traditionnel de la lutte contre la dictature. Cette alliance a mobilisé sa base populaire et n’entend pas laisser le pouvoir judiciaire donner raison à un mouvement antidémocratique et minoritaire. L’entrée en scène des « T-shirts rouges », pour beaucoup des villageois et des ouvriers urbains est une nouvelle étape dans cette crise politique, à l’origine une crise entre possédants. Elle pourrait potentiellement mettre en échec un coup d’Etat militaire ou judiciaire. Cette mobilisation montre que la majorité des Thaïlandais n’est pas prête à abandonner les avancées démocratiques de ces dernières années. Il n’en reste pas moins que sans issue politique, la confrontation des forces pro-démocratiques et antigouvernementales pourraient dégénérée en une véritable guerre civile sans qu’un mouvement ouvrier de portée nationale soit en mesure d’offrir une issue positive.