Le dernier numéro de Business Week insiste sur la déflation et la chute des profits minant l’économie japonaise, la seconde du monde : « Kakaku hakai. La destruction des prix... C’est un comportement qui s’auto-renforce, qui est potentiellement catastrophique. La récession traîne en longueur et la confiance s’évapore. Les banques ne prêtent plus et les consommateurs n’achètent plus. La demande pour toutes les marchandises, des maisons aux machines outils en passant par les voitures, s’éclipse. Au moment où les prix tombent, les profits se contractent. » (2)
Voilà une fidèle description de la déflation, à ne pas confondre avec la désinflation qui est une baisse des prix (par exemple, ils passent de 3,5%% à 0,5%, comme en Suisse).
Un processus déflationniste s’accélérant ferait passer l’économie nippone d’une récession (chute de la production industrielle, hausse du chômage...) à une dépression (un blocage des mécanismes de la reproduction économique : faillites, prêts asséchés, investissements paralysés, destruction de l’emploi). C’est la situation que connaît l’Indonésie.
Le maillon nippon
Notre insistance sur les infortunes du capitalisme japonais est doublement justifiée. Tout d’abord, il représente un élément central dans l’économie de l’Asie de l’Est. Or, cette région était considérée comme le moteur le plus dynamique de l’économie capitaliste internationale : « Le dynamisme de l’économie mondiale provient surtout de l’Asie », écrivait la Lettre prestigieuse de l’OFCE (3). L’anémie (ou pire) de l’économie japonaise conditionnera donc les évolutions de toute une région (Asie de l’Est) qui pèse encore d’un poids majeur.
Ensuite, le Japon joue un rôle-clé dans la transmission de la crise économico-financière, par le biais d’un de ses anneaux les plus fragiles : l’étranglement du crédit bancaire. Un ébranlement (un krach n’est pas nécessaire) de l’édifice bancaire nippon renforcerait l’onde de choc secouant continent après continent le système économique et financier international. Or, depuis le 15 juillet 1998, le cours les actions des banques japonaises s’est littéralement écrasé (4).
On ne peut dès lors que se ranger à l’avis du vice-président de Goldman Sachs - sagace et profitable firme financière de New-York - Bob Hormats. A la question « Ne croyez-vous pas que le risque de contagion [de l’épidémie financière] continue a être très fort », il répond : « Assurément. La contagion se propage avec rapidité à tout le monde. Les autorités et les banquiers centraux, en particulier, devraient anticiper l’impact violent de la crise, regarder plus en avant et assumer un leadership ferme, en faisant comprendre qu’ils sont prêts à intervenir de manière rapide et déterminée si et quand cela est nécessaire. » (5)
Hormats ne s’aventure pas à faire un pronostic plus délicat. Existe-t-il, aujourd’hui, une direction internationale assez unie et compacte - parmi les principales puissances impérialistes (G7 plus la Suisse) - pour intervenir rapidement, c’est-à-dire injecter des liquidités dans le circuit économique, comme première mesure ?
Reste une interrogation. Dans la période de croissance économique qui s’affirma au milieu des années 90 - avant tout à partir des Etats-Unis - quels facteurs y étaient insérés qui pouvaient laisser présager l’ampleur de la crise en cours ?
Il ne s’agit pas seulement des déséquilibres qui mûrissaient au sein d’une série d’économies de l’Asie de l’Est ; ce que nous avons déjà partiellement éclairés et sur lesquels nous reviendrons (6).
Rentabilité retrouvée
Parmi ces facteurs, nous en dégagerons d’abord deux, gros de contradictions et qui ont modelé l’essor des pays du G7 - et de certaines économies émergentes - avant le retournement présent.
Le premier : au centre de la relance des sept principales économies industrielles (G7 - Etats-Unis, Allemagne, Canada, Italie, France, Grande-Bretagne, Japon) se loge une imposante redistribution de la richesse sociale en faveur du Capital, au détriment du Travail.
En effet, l’essor de l’économie américaine, puis de celles de l’Union européenne, de l’Asie de l’Est (Sud et Nord) et de l’Amérique latine, reposait sur un envol de la rentabilité (de la profitabilité) du stock de capital investi.
Le graphique 1 (« Taux de rendement du capital dans le secteur marchand des pays du G7 ») illustre le décollage de la rentabilité (taux de rendement) du capital. Tout aussi intéressante est la pente inclinée empruntée par la courbe intitulée « coefficient de l’écart ». Elle montre que le taux de profit au sein des pays du G7 est devenu de plus en plus convergent.
Dans tous ces pays, le profit a été redressé grâce à l’interaction de plusieurs facteurs. Citons-en quatre.
1. Une atteinte aux salaires directs et indirects (cotisations sociales) qui soit baissent, soit stagnent. Dans tous les cas, ils se situent nettement au-dessous de la hausse de la productivité, même si celle-ci ne rejoint pas le pic des années 60. Les études du BIT attestent la même tendance. Ainsi au Brésil, la part des salaires dans la valeur ajoutée, au sein de l’industrie manufacturière, a reculé entre 1985-1992 par rapport à 1980-1985. En Corée du Sud, la répartition est quasi stable entre ces mêmes périodes de référence ; la situation s’améliorera un peu de 1994 à 1996 (7).
2. Une stratégie patronale et gouvernementale d’affaiblissement des syndicats, mettant à profit le bras de levier du chômage et instaurant des législations et pratiques qui attentent aux droits d’action syndicale. La mise en concurrence des travailleurs, au nom de la compétitivité, vise le même but : accroître le taux d’exploitation, donc le taux d’extraction de la plus-value (par conséquent le taux de profit).
3. Une élévation de l’intensification du travail (« plus une seconde ne doit être perdue au boulot ») et même du nombre d’heures de travail participe de « cet effort de restauration de la rentabilité ». Simultanément, s’instaurent des réorganisations productives dans les entreprises (« méthodes juste à temps », etc.) et dans les relations entre maison mère, filiales et sous-traitants.
4. Une politique fiscale qui appuie le capital sous diverses formes : depuis les normes favorables à l’amortissement des machines et des biens intermédiaires jusqu’aux multiples réserves que peuvent constituer les firmes (ces mesures permettent de réduire les bénéfices imposables), en passant par une baisse du taux d’imposition des bénéfices déclarés.
Une demande de retard
Cette hausse de la rentabilité du capital aboutit à ce que la part dans la valeur ajoutée qui revient au Capital, par rapport à celle attribuée au Travail, augmente fortement dès 1982, avec une pause au cours de la récession conjoncturelle de 1990/1992 et un redémarrage de 1993 à 1997.
La courbe montante de la partie supérieure du graphique 2, intitulée « Part du revenu du capital dans le secteur marchand », illustre ces gains engrangés par le Capital.
Ce transfert se chiffre à des centaines de milliards de dollars. Il a nourri les profits déclarés des entreprises, les intérêts payés pour les emprunts (dettes auprès des banques ou emprunts obligataires (8) ) et les dividendes distribués aux actionnaires. Enfin, les anticipations sur le relèvement de la profitabilité du capital nourrissaient en Bourse le crescendo des cours des actions.
La contrepartie, toutefois, ne doit pas nous échapper : à comprimer les revenus des salariés pour redresser la profitabilité, les débouchés (la demande) vont concorder de moins en moins avec les capacités de production installées.
L’OFCE définit cette situation comme étant celle où « l’offre est de façon permanente à la recherche d’une demande qui corresponde à son dynamisme ». La demande est constituée par la consommation des ménages, celle des entités publiques et aussi celle des entreprises (ici, il s’agit de l’investissement). La crise de surproduction (écart offre/demande) va donc mûrir.
On comprend mieux pourquoi, face à une demande en stagnation relative (par rapport aux capacités de production), la course aux exportations est au centre de toutes les préoccupations au cours des années 90.
L’investissement traîne
Or, dès 1995, l’UNCTAD écrit : « Une profitabilité du stock de capital ne motive pas de nouveaux investissements à moins qu’il y ait des perspectives de ventes croissantes. » (9) Pointe ici le deuxième facteur de contradiction qui explose aujourd’hui.
En effet, comme le montre la partie inférieure du graphique 2 (intitulée « Investissement »), la part des investissements dans le PIB ne suit pas une ligne ascendante. Grosso modo, elle stagne, avec des fluctuations. Pourquoi ? Le rapport de l’UNCTAD a fourni un élément de la réponse ci-dessus. Il faut en ajouter d’autres.
D’abord, les entrepreneurs donnent une priorité aux investissements de rationalisation - et non d’expansion - de l’appareil productif. Les usines doivent être plus performantes, pour répondre aux normes de rentabilité qui s’internationalisent et s’homogénéisent.
Ensuite, simultanément, les firmes les moins compétitives trépassent. Autrement dit, des capitaux sont détruits, pour « laisser plus de place » à d’autres plus rentables qui cherchent des débouchés pour leur production. Cette dévastation est d’ailleurs un objectif des « plans d’ajustement » imposés à différents pays par le FMI ou par l’imposition des critères de Maastricht en Europe.
Ces deux données, combinées, expliquent de même que l’évolution du volume global des investissements reste en décalage avec la profitabilité.
Enfin, les investissements directs à l’étranger (IDE) redécollent après 1993. Ils traduisent la quête de débouchés (rachats d’entreprises, prises de participation, moins souvent créations). Mais globalement, ils n’ajoutent pas au volume agrégé de l’investissement. Ils marquent plutôt une redistribution géographique du total de l’investissement, entre autres en direction de l’Asie au cours des années 1993-1997 (10).
Dans un tel climat, une concurrence farouche entre capitaux privés (firmes) va donc déferler pour s’approprier la richesse produite à partir d’un volume total stagnant de capitaux productifs investis. Et cela sous la surveillance sévère des marchés financiers qui exigent une forte rentabilité des investissements.
Une fois que le maillon asiatique casse - Japon, puis Thaïlande et Corée -, aussi bien les débouchés en termes de consommation que la dynamique des investissements vont entrer en crise. Les syndromes de la contagion actuelle étaient donc bien présents, déjà entre 1993 et 1997.
Notes
1. The Nikkei Weekly, 14 septembre 1998, p. 4.
2 Business Week, 28 septembre 1998, p. 34.
3. Lettre de l’OFCE (Observatoire français des conjonctures économiques, dirigé par Jean-Paul Fitoussi) : « Observations et diagnostics économiques », N° 163, 6 mai 1987.
4. The Economist, 19 septembre 1998, p. 34.
5. Il Sole-24 Ore, 20 septembre 1998, p. 3.
6. Voir notre article dans Le Courrier du 22 septembre et la contribution (p. 10) au numéro spécial du Courrier publié en février 1998.
7. ILO, World Employment Report, 1996/1997, Geneva 1996 (table 2).
8. Une obligation est un titre de créance qui représente une partie d’un emprunt, à plus ou moins long terme, émis par un Etat, une firme.
9. United Nations Conference on Trade and Development, Trade and Development Report, 1995, p. 176, Geneva 1995.
10. UNCTAD, Trade and Development Report, 1997, p. 96, Geneva 1997.