Bref rappel. La première des contradictions a trait à l’apparition, secteur par secteur, d’une tendance à la surproduction de biens par rapport à la demande solvable. Cette surproduction rampante a avivé la concurrence entre firmes et stimulé des fusions-acquisitions. Elle a débouché sur des guerres de prix dans certains segments (électronique, par exemple).
Cette surproduction relative se manifeste peu à peu dans l’utilisation insuffisante du total des capacités productives installées, malgré toutes les précautions de la production « juste à temps ». Le graphique 1 (« Etats-Unis : conjoncture industrielle ») fait bien ressortir les courbes croisées signalant, d’un côté, l’évolution de la production industrielle et, de l’autre, celle du taux d’utilisation de l’appareil de production, depuis 1995.
La deuxième contradiction perçait dans la discordance constatée entre le relèvement de la rentabilité des firmes et la stagnation globale des investissements productifs, de 1982/1983 à 1996/1997. Or, l’investissement est un élément décisif pour une relance soutenue. La courbe moyenne aplatie - ou même descendante, si l’investissement net est analysé (2) - de l’évolution de l’investissement conduit à un autre écueil : la lutte se durcit pour retirer le maximum de bénéfices de capitaux investis qui, eux, ne s’empâtent pas. A ce propos, nous notions que « les marchés financiers exigeaient une forte rentabilité des investissements ».
Qu’est-ce que cela signifie ? Les gros investisseurs, depuis des années, pressurent le secteur manufacturier afin qu’une fraction accrue de la plus-value (valeur ajoutée) soit dédiée aux dividendes (revenu reçu par le détenteur d’une action) : le share holder value. La part allant aux investissements reste dès lors contenue. Ce mécanisme va stimuler le retournement de conjoncture et des opérations financières périlleuses.
Exportations contaminées
La crise actuelle plonge donc ses racines dans les contradictions de la production et de la répartition de la richesse. Elle n’est pas d’abord boursière. Mais elle est exacerbée par « l’hypertrophie financière » qui va des marchés de la dette à ceux des actions, dans un lien continu.
Ainsi, le Financial Times écrit à propos de « la forteresse Europe » : « Les prévisions de profits des firmes sont mises sous pression, au moment où les perspectives de croissance sont révisées à la baisse. » (3) La conclusion est évidente : les actions, en Europe, vont encore baisser. Les investisseurs vont les délaisser pour « voler vers la qualité », c’est-à-dire acheter des obligations.
La jonction commence à apparaître entre la « crise asiatique » et le retournement du cycle (récession) aux Etats-Unis, et sous peu en Europe. De l’encre noire dont sont faites les chroniques économiques ressort un terme crucial : contagion.
Un premier élément explicatif de cette contagion réside dans les échanges commerciaux. En effet, la part des exportations a augmenté dans le Produit intérieur brut de chaque pays depuis le milieu des années 80, sous l’effet de levier du « tout à l’exportation ».
Les répercussions multiples, au plan des échanges, des récessions et dépressions frappant l’Asie de l’Est ont été mal anticipées. Par exemple, la mutation du flux des exportations américaines n’a souvent pas été enregistrée par les analystes. Ainsi, entre juillet 1997 et juin 1998, la région du Pacifique a absorbé 27,2% des exportations des Etats-Unis (4). Or, cette zone est directement touchée, depuis quelques mois, par le virus asiatique. Autre exemple. Le débouché nippon, depuis le milieu 1995, s’est contracté pour les exportations américaines. Cependant, le Mexique avait pris une sorte de relève. Il absorbait quelque 8% des exportations US au milieu 1995 ; la barre des 11% est passée au premier semestre 19985. Mais le fragile Mexique subit, déjà, les contrecoups de la « crise asiatique ». Pas étonnant que le Département du commerce américain pronostique une réduction de la production industrielle ; les (nouveaux) marchés porteurs se tassent.
Dominos de fermetures
Des rétroactions contagieuses s’exercent aussi par le biais des investissements directs à l’étranger (IDE). Ils ont constitué un élément notable de la période 1993-1997.
Depuis le débat des années 90, une de leurs fonctions primordiales s’est renforcée : rentabiliser un réseau complexe d’entreprises qui fournissent les composants des produits finaux. En fonction des fluctuations de la demande (quantité et qualité des produits), des mutations technologiques, des différentiels de coûts de production, les sociétés transnationales (STN) décident de fermer, du jour au lendemain, une entreprise dans le monde.
Ainsi, la liaison établie entre le capitalisme anglais déclinant et les investisseurs étrangers s’est soldée, ces dernières semaines, par de nombreuses fermetures et licenciements. The Sunday Times écrit : « De Shell, le géant pétrolier, à Fujitsu, le fabricant japonais de semi-conducteurs, les retombées de l’effondrement asiatique taillent profondément dans le cœur industriel britannique. » (6) Le japonais Fujitsu a supprimé 570 emplois ; l’allemand Siemens : 1100 ; l’américain Motorola : 200. Toujours dans l’électronique, le coréen Hyundai renonce à construire une usine en Ecosse. Le producteur allemand d’automobiles BMW, qui possède Rover, réorganise sa production en réduisant de 1500 les effectifs. Voilà une des voies empruntées par l’épidémie pour atteindre le monde industriel de l’OCDE.
L’hypertrophie financière
A ces deux facteurs de contagion - exportations et IDE - s’ajoute l’effet domino des crises financières et boursières. Concrètement, le nombre de pays et de firmes qui sont en situation, plus ou moins ouverte, de cessation de paiement ne cesse d’augmenter. Ces faillites en chaîne étaient inscrites dans « l’hypertrophie financière », dont les formes contemporaines furent tracées dès 1982-1983.
Le soubassement de cette « hypertrophie financière » réside dans l’explosion de la dette publique. L’endettement brut du seul secteur public des 21 pays de l’OCDE a passé de 41,7% du PIB (agrégé) à 70,7% de 1981 à 1997. A cela, il faut ajouter la dette du dit « tiers-monde ».
Dès le milieu des années 80, en réponse à la crise de la dette du Mexique (puis des autres), les grandes banques privées se sont dégagées de l’activité des crédits à long terme. La dette publique (et aussi privée) va donner lieu à l’explosion du marché obligataire : celui où les dettes vont devenir des titres échangeables (titrisation), sous la forme de multiples types d’obligations, c’est-à-dire un titre de créance représentant une partie d’un emprunt. Cinq « règles » doivent s’instaurer pour que les marchés obligataires baignent dans l’huile.
1. La libre circulation des capitaux à l’échelle du monde est un impératif. En effet, l’épargne doit pouvoir être captée partout, être prêtée universellement ; et les gains être « rapatriés » sans problème.
Afin que le « monde de la finance » puisse se partager un tel gâteau, les corsets des « spécialisations » (prêts hypothécaires, activités commerciales, etc.) seront délacés. La compartimentation de l’activité financière - établie pour en faciliter le contrôle, suite à l’expérience saumâtre de 1929 - sera démolie.
Banques, assurances et « fonds de placements » multiplieront les opérations, en « équilibrant », souvent avec des artifices, les pertes d’un secteur au moyen des gains (potentiels) d’un autre.
Dans ce contexte, les capitaux cherchent le rendement maximal. Dès lors, pester (présentement) contre la spéculation sert, en général, à voiler la dimension systémique, normalisée, de cette mondialisation viciée du capital.
2. Pour assurer les rendements obligataires, de 1985 à 1997, la pression des « opérateurs financiers » a été grande sur les banques centrales afin que les taux d’intérêt descendent nettement moins vite que l’inflation. Ainsi, il en résulta des taux d’intérêt réels (intérêt moins inflation) historiquement très élevés.
Cette politique de taux réels élevés était invoquée au nom de la lutte contre l’inflation, en réalité du combat contre le pouvoir d’achat des salariés, des secteurs privé et public. Cette politique favorisait des rentiers aux visages multiples.
3. L’épargnant doit être choyé : « Donnez-nous votre argent, il sera bien défendu ». Une méthode de procréation d’épargnants-sous-contrainte est mise au point : affaiblir les systèmes de sécurité sociale. Dans la foulée, sont offerts aux « nouvelles classes moyennes » des fonds de placements, des assurances vie... De concert, la fortune des fonds de pension (IIe pilier) gonfle. Avec cette manne, le trio épargne-dette-prêt obligataire va pouvoir occuper le devant de la scène.
En outre, les entreprises, qui engrangeaient de gros profits, déposaient une partie de leurs « excédents » sur ce marché.
Les banques, elles, obtenaient des ressources à bas prix sur le marché monétaire et les plaçaient sur celui des obligations, plus rémunérateur. Par exemple, le Crédit Suisse-First Boston (CSFB), depuis 1995, a été très actif sur le fabuleux marché des obligations d’Etat russes (les célèbres GKO, d’un coup dégonflées). Entre 1995 et début 1998, le « risque russe » payait ; cette considération primait.
La gourmette endettement-prêt va s’élonger et se fragiliser. La Banque des règlements internationaux (BRI) s’en inquiète, dès 1995 (7). Ses craintes sont plus que confirmées !
4. Le risque de perte (donc aussi de gain) existant, les investisseurs veulent se couvrir. Par exemple, si les taux montent et qu’une obligation porte un taux d’intérêt fixe (admettons 5%), son prix va baisser, car les investisseurs vont la vendre et se déplacer vers une autre, à rendement supérieur.
Ce genre de « risque » sera couvert par la mise au point d’instruments financiers, mathématiquement sophistiqués, mais économiquement, politiquement, et socialement aveugles, comme le constate, enfin, Business Week (8). L’hebdomadaire commente l’effondrement de 50% d’un fonds prestigieux, géré par deux prix Nobel ! Quand tout baisse, partout, la couverture se transforme en douche glacée. Et la grippe se transmet sur le champ : les risques couverts passent des uns aux autres.
Un chiffre : quelque 4000 à 5000 de ces fonds de couverture (hedge fund), non contrôlés, sont très engagés sur les marchés émergents. Logique, ces derniers sont les plus risqués (mais très rentables, jusqu’à ce que...).
Ces fonds totalisent des avoirs équivalant à 400 milliards de dollars ; ce qui représente le double de la capitalisation boursière (le nombre des actions multiplié par leur cours sur une Bourse) de la Thaïlande, de l’Indonésie et de la Corée du Sud avant la crise (9). Pas besoin d’être un prix Nobel pour comprendre que si un investisseur perd des sommes importantes, sur une place, il va vendre des actifs financiers qu’il détient sur une autre place, pour se « refaire ». Ce faisant, il transmet mécaniquement le choc financier et boursier. Il devient contagieux.
5. Si des flux de capitaux se dirigent vers les pays émergents, leur monnaie doit être ancrée au dollar. Voilà la loi qu’imposent le FMI, le G7 et les « prêteurs ». Les intérêts obtenus en prêtant à une firme pourrie du clan Suharto - qui paiera le service de sa dette grâce à la surexploitation des travailleurs indonésiens - pourront sonner aussi clairement qu’un bon dollar.
Toutefois, quand la roupie décroche face au dollar, c’est la catastrophe, en chaîne. Les entreprises ne peuvent servir leur dette et ne reçoivent plus un centime pour acheter des biens nécessaires à la production ; les salariés sont licenciés ; les salaires sont écrasés pour « être compétitifs à l’exportation »... demain ; les crédits relais du FMI servent à payer, partiellement, les créanciers du G7. Des banques prêteuses doivent toutefois essuyer des pertes énormes, comme la géante Sumitomo ; ce qui se répercute au Japon. L’ancrage débouche, alors, sur une contagion débridée.
Ainsi, l’« hypertrophie financière » des années 80 et 90, qui suscita tous les optimismes béats, en se dégonflant (un peu) provoque un souffle qui balaie toutes les économies. Surexploitation et parasitisme se marient. Ils révèlent les traits vrais du régime capitaliste planétaire.
1. Voi Le Courrier du 21 septembre et du 22 septembre 1998.
2. Voir le graphique 1 dans Le Courrier du 22 septembre 1998 et aussi l’étude de l’OCDE, Vers une pénurie mondiale de capitaux, menace réelle ou pure fiction, 1996.
3. Financial Times, 22 septembre 1998, p. 19, sous-titre de l’article : « La forteresse Europe commence à succomber à l’assaut général ».
4. Goldman Sachs, U.S. Economics Analyst, N° 98/35, 28 août 1998.
5. Ibid., p. 5
6. Sunday Times, 20 septembre 1998, Business Focus, p. 5.
7. BRI, 65e Rapport annuel, juin 1995, Bâle, pp. 230-232.
8. Business Week, 21 septembre 1998, p. 57.
9. Financial Times, 21 septembre 1998, p. 17.