Pourquoi le monde du travail est-il au cœur de vos préoccupations ?
Marcel Trillat - Le monde du travail a été bouleversé ces dernières années. Dans cette énorme jungle où la lutte syndicale a essayé d’imposer un certain nombre de règles, de protections, ce qui a été acquis a tendance à se défaire et à se déliter, parce que les patrons ne dorment pas. On est dans une période où tout ce qui a été acquis par la lutte, les grèves, les bagarres, est complètement détricoté par des armes dont use le patronat - notamment la sous-traitance.
Il y a aussi un effet accru de parcellisation de la classe ouvrière. Cela vaut dans des situations comme celles des femmes précaires qui, par définition, sont complètement isolées. Même dans les grands ensembles de travail qui demeurent, les gens aujourd’hui se sentent plus isolés qu’auparavant. Au travail, les horaires décalés font que les gens ne rentrent ou ne sortent plus tous ensemble. Les temps de pause ont été réduits à la faveur des 35 heures et les gens, du coup, se parlent moins. L’organisation du travail casse aujourd’hui la solidarité ouvrière. De plus, on ferme des usines qui marchent, car leur fermeture dépend de la stratégie choisie par les financiers. Ce que j’ai découvert, au bout de cinq ans d’exploration du monde ouvrier, c’est que celui-ci vit avec la peur au ventre : peur de perdre son boulot, de la fermeture des usines, du chômage et de l’exclusion. Beaucoup ont peur de se retrouver à la rue. Il y a de plus en plus de salariés pauvres qui n’arrivent plus à payer un loyer, qui dorment dans leur bagnole ou dans une caravane. La peur n’incite pas à se battre. Bien sûr, ici où là, selon le rapport de force et si l’organisation syndicale est forte, on arrive à gagner.
Dans Femmes précaires vous avez choisi cinq femmes qui travaillent dans une extrême précarité. Vous vous êtes attaché aussi à nous les présenter dans leur vie privée. Pourquoi ?
M. Trillat - D’abord, elles se présentent elles-mêmes devant la caméra, mais toutes sont vues au travail. Puis, peu à peu, on entre dans la vie quotidienne et dans une certaine intimité. Le projet de départ était de les montrer au travail, coûte que coûte. Parfois, c’était facile de filmer, comme pour Agnès, l’ouvrière viticole avec ses patrons copains... Mais à Auchan, pour filmer Muriel, l’hôtesse de caisse, c’était plus difficile. Dans ce cas-là, on est entré par la fenêtre. Comme dans Les Prolos, volet précédent de mon voyage dans le monde ouvrier, en filmant à Saint-Nazaire. On a d’abord tout fait pour entrer par la grande porte, mais on a eu affaire à des patrons qui considéraient le monde de l’entreprise comme chasse gardée, comme si l’entreprise était leur salle de bains, leur cuisine. ça, c’est un raisonnement que je n’accepte pas, dans la mesure où il y a des millions de gens qui passent une grande partie de leur vie dans les entreprises. Ces gens souffrent, créent, travaillent et produisent dans ces lieux pour la collectivité. Je ne les considère pas comme étant du domaine privé. Alors, filmer en passant par la fenêtre exige d’avoir des caméras discrètes et de filmer quand même en prenant des précautions.
Avez-vous conçu Femmes précaires comme partie d’un ensemble ?
M. Trillat - Oui, ça vient après 300 jours de colère et Les Prolos. Le premier était le récit de la liquidation d’une filature du nord de la France. L’idée du film était de montrer ce qui se passe après que l’on ait dit aux ouvriers « Votre usine est liquidée ». Parfois, on en parle un peu mais, le plus souvent, ce qui se passe après une fermeture d’usine, on n’en parle pas du tout. On ne nous dit jamais ce que les ouvriers deviennent. C’est justement ce qui m’a intéressé. Ce film, tourné sur dix mois, est devenu 300 jours de colère, où l’on voit la lutte pour obtenir un plan social digne de ce nom et pour faire payer le patron qui finalement n’a jamais payé. Le deuxième film, Les Prolos, rejoint vraiment le projet de départ de l’ensemble, c’est-à-dire un voyage dans le monde ouvrier, voyage très subjectif qui veut rendre compte de l’extraordinaire diversité du monde du travail d’aujourd’hui : petites boîtes, grandes boîtes, boîtes très dures, très conviviales pour finir dans la forme des petits boulots, cette espèce de no man’s land, ce n’importe quoi où il n’y a ni règle ni syndicat. Après ces deux films et 450 projections - qui correspondaient, du côté du public, à une fringale de projections avec débats -, je me suis rendu compte, avec le producteur, qu’il y avait deux secteurs qu’on n’avait pas explorés : le travail des femmes et la précarité. D’ailleurs, les femmes nous le rappelaient souvent dans les projections et nous disaient : « Quand est-ce que vous vous en occupez ? » Il n’y a effectivement aucun portrait de femme dans les deux premiers films. On sentait bien que les problèmes spécifiques aux femmes n’étaient pas suffisamment explorés et, d’autre part, on avait peu parlé de tous ces petits boulots qui sont en train d’éclore et de se généraliser, les boulots précaires. On s’est dit qu’on n’avait pas suffisamment creusé le sujet. En y réfléchissant, en parlant avec des sociologues, on s’est rendu compte que le secteur du salariat payé en dessous du Smic était en train de se développer. C’est le travail à temps partiel imposé qui compte un nombre très important de travailleurs, soit environ 3 600 000 personnes dont 80 % sont des femmes.