Vos films sont souvent faits avec d‘autres cinéastes ou collaborateurs ?
Eyal Sivan - Oui. Un spécialiste, je l’ai réalisé avec Rony Brauman. On a écrit le scénario ensemble. Pour l’amour du peuple, sur l’Allemagne de l’Est, est coréalisé avec ma monteuse. Les deux films sur l’Afrique, les courts-métrages sur le Burundi et le génocide au Rwanda ont pour coauteur le cameraman. Route 181 est le seul film réalisé avec un réalisateur à part entière, Michel Khleifi, qui a déjà l’expérience de son propre cinéma. J’aime travailler avec des gens. Il y a quelque chose qui me dérange dans le système pyramidal du cinéma. C’est une façon de l’ouvrir que de travailler à deux, à trois, à quatre...
Dans le cadre du cinéma d’essai politique, ce regard critique permanent est nécessaire. Comme je produis moi-même, c’est une façon de créer un dialogue entre réalisateur et producteur, c’est un choix pour essayer de créer entre les deux une collaboration féconde. Route 181 est un projet qui n’existe que par le fait qu’on soit deux. D’abord, il y a l’acte de foi, l’acte symbolique de dire : « Voilà, un Israélien et un Palestinien, on partage un parcours, le même destin, la même terre, la même cinématographie en l’occurrence. » Et il y a l’idée politique de proposer, face à la partition, un partage. Là où on nous dit « séparation », nous on dit « union ». Sur le terrain, c’était être en permanence ensemble, faire la route ensemble, s’arrêter ensemble, parler avec les gens ensemble.
On avait la route définie à l’avance mais avec l’idée d’imbriquer totalement nos regards pour arriver à un stade de confusion qui fait qu’on ne sait pas qui filme. Ce n’est pas un film dans lequel il y a le regard de l’Israélien et le regard du Palestinien, mais une tentative de réappropriation à la fois physique de la géographie, de l’image et de la parole par deux individus qui sont d’abord deux cinéastes, et ensuite un Israélien et un Palestinien. Cela nous oblige à partager un monde commun avec l’idée de faire surgir une narration commune de l’Histoire, de la situation.
Vous avez voulu que le spectateur comprenne, en voyant Route 181, l’éradication de la culture palestinienne, de ses traces, de sa mémoire ?
E. Sivan - On ne se rend pas compte à quel point l’État d’Israël est un État idéologique, en permanence dans une construction à la fois mythologique et mémoriale. Quand on dit mémoire, on dit effacement. La mémoire ne s’oppose pas à l’idée d’effacement, d’habitude on oppose la mémoire à l’oubli, ici la mémoire est un processus d’oubli. Comme il y a une politique de la mémoire dans l’État d’Israël, la question que je pose est : quelle est la mémoire effacée dans cette nouvelle mémoire reconstruite ? Comme dans tout système colonial, c’est la mémoire de l’indigène, la mémoire du passé et la construction d’un homme nouveau : l’homme juif. La mémoire chantage, la mémoire mythologie permet la construction nationaliste. C’est une arme favorite des régimes totalitaires, semi-démocratiques ou de régimes ultra-idéologiques comme celui d’Israël.
Dans votre film Les Esclaves de la mémoire, le discours de l’État crée un raccourci historique stupéfiant, qui part de la sortie d’Égypte pour légitimer la création d’Israël ?
E. Sivan - L’argument ou le prétexte sioniste, c’est d’apporter un cadre politique et une terre à un peuple. Sauf que ce peuple-là, étrangement, sera construit par l’État. On va prendre des Juifs et les transformer en Israéliens dans une rupture avec la tradition du judaïsme ou de la diaspora juive. Cette construction se fait à partir de trois éléments principaux. Le premier, dans une vision, dans une alliance, dans une continuité et dans une période qu’on connaît comme une période coloniale. Le sionisme, mouvement du xixe siècle, va aller jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, avec la constitution de l’État d’Israël, reprendre les thématiques et les méthodes coloniales. Le deuxième est dans la négation de deux éléments principaux : le caractère diasporique des Juifs, c’est-à-dire qu’il nie la tradition rabbinique, religieuse, et la tradition de caractère non territorial des Juifs. Le troisième élément, très proche du premier, nie la réalité géographique de la terre de Palestine, c’est-à-dire l’existence d’un peuple indigène, le peuple palestinien et il nie aussi l’arabité.
Parmi les victimes du sionisme, il n’y a pas que les Palestiniens mais aussi les Juifs orientaux, les Arabes juifs. Ces Juifs des pays arabes perdent leurs origines et leurs racines dans l’État d’Israël. À partir de ces éléments-là, on trouve en Israël les discours coloniaux des mouvements coloniaux. Ces discours condescendants par rapport à l’indigène affirment la disparition de l’indigène, la démolition de la géographie, la force... On trouve aussi, dans ces discours, des éléments propres au mouvement sioniste, dont la transformation des écrits religieux en cadastre, la transformation de Dieu en agent immobilier. Ces discours laissent de côté de nombreux éléments du judaïsme et n’utilisent que ceux qui permettent la construction d’une identité nationale qui n’est pas juive mais bien en rupture avec le judaïsme : l’israélité.
Cette « israélité » m’intéresse beaucoup. Comment construit-on cette israélité ? Par le télescopage entre mythe et histoire. On met sur un plan linéaire et dans une continuité chronologique la sortie d’Égypte (mythe), le génocide des Juifs en Europe (histoire) et histoire de l’État d’Israël qui n’est pas l’histoire juive avec la mort de ses soldats dans les batailles. Tout cela amalgamé donne « l’hommus israélicus », un être à la fois sorti d’Égypte, déporté, sorti des camps, à la fois combattant pour sa survie dans la guerre de 1967, conquérant... Cet homme est en permanence dans la justification de ses crimes au nom de « nous sommes les grandes victimes de l’Histoire ». On arrive à ce paradoxe que le sionisme, qui prétendait sortir le Juif du ghetto, construit aujourd’hui le plus grand ghetto du monde.
Propos recueillis par Laura Laufer