Stéfanie Prezioso : Leana et Aline, expliquez-nous pourquoi ce livre ? Ou, en d’autres termes, votre préfacière souligne que votre engagement féministe est à la base de cette étude, pouvez-vous nous en dire plus ?
• Leana Ebel : L’interaction entre notre engagement politique et nos études universitaires est pour nous deux une évidence, l’histoire sociale ne peut être déconnectée des préoccupations actuelles. Comme féministes, nous étions déçues du grand nombre de travaux historiques qui oublient régulièrement d’intégrer les rapports sociaux de sexe (encore plus que ceux de classe !), alors que de nombreux ouvrages ont montré la pertinence d’une telle démarche. Notre intérêt pour les droits des personnes migrantes a également joué un rôle important lorsque nous avons commencé à chercher un sujet de mémoire. Nous avions aussi envie de tenter l’aventure d’étudier une période historique proche et « nouvelle » pour nous, qui plus est peu étudiée, d’où notre choix des années 1950.
• Aline Burki : Lorsque nous avons appris que les femmes étaient majoritaires dans l’immigration suisse entre 1945 et 1958 et qu’il s’agissait le plus souvent de femmes jeunes et célibataires, bénéficiant de permis annuels (permis B) nous avons été très motivées : il s’agissait finalement de remettre en question l’idée réductrice souvent répandue que l’immigration italienne se résume aux saisonniers travaillant dans le bâtiment. Les ouvrières dont nous parlons ne se contentent pas de suivre un mari saisonnier et de s’adapter passivement à ses choix.
• LE : Dans cette perspective, le choix de l’horlogerie était particulièrement intéressant parce que pendant les années 1950, seules des femmes immigrées pouvaient être engagées et à des postes d’auxiliaires. En effet, il semblait clair pour le syndicat comme pour le patronat, qu’embaucher des femmes sans qualification reconnue représentait un moindre mal : elles seraient soi-disant moins capables d’apprendre le métier et représenteraient un risque moindre de fuite des secrets horlogers à l’étranger…
SP : Les ouvrières italiennes des années 1950 et jusqu’au début des années 1960 auraient donc été une monnaie d’échange à bon marché entre le syndicat et le patronat dans une période où les syndicats protègent le travail des Suisses ?
• AB : Oui, on peut le voir ainsi. Au sortir de la Deuxième guerre mondiale, le manque de main-d’œuvre est très fort, dans l’horlogerie comme ailleurs. Le patronat horloger veut faire venir du personnel immigré, mais le syndicat ouvrier résiste : il refuse l’entrée des immigrées car il craint que la possibilité d’embaucher du personnel immigré ne permette au patronat d’étendre la rationalisation du travail - c’est-à-dire diviser et simplifier les tâches pour permettre à du personnel auxiliaire de les accomplir plus rapidement- notamment dans les parties qualifiées de la production. Derrière la lutte contre l’embauche de femmes immigrées, il lutte donc contre la déqualification du métier et défend en priorité ses principaux membres, les hommes suisses qualifiés. L’internationalisme et l’union face aux stratégies patronales n’est pas au goût du jour.
• LE : La question de la main-d’œuvre féminine est instrumentalisée dans les négociations : leur travail et leur salaire fonctionnent comme une monnaie d’échange entre les partenaires sociaux pour arriver à un compromis. Faire progressivement quelques concessions sur leur embauche apporte au syndicat des garanties concernant le travail des hommes qualifiés et le contrôle et l’augmentation des salaires.
SP : Pour la petite histoire, ma maman a été l’une de ses ouvrières italiennes de l’industrie horlogère de La Chaux-de-Fonds, travaillant dans les ateliers réservés aux femmes (notamment réglage) ; pourriez-vous nous expliquer un peu mieux en quoi consiste comme vous le nommez le triple enjeu du genre, de la qualification et de l’origine dans le dispositif de conciliation mis en place ?
• LE : C’était la partie la plus stimulante de notre travail : essayer de comprendre les discriminations liées au sexe, à l’origine et à la qualification sociale. La politique d’embauche n’est pas la même si l’on est suisse-sse ou immigré-e, femme ou homme. Un autre élément divisant les travailleurs-euses est celui de la qualification : la division au sein de la classe ouvrière est effective du fait que certains ouvriers, et un peu moins d’ouvrières, toutes et tous suisses, ont accès à une formation qui délivre une qualification horlogère reconnue (par exemple via le Technicum).
• AB : Mais au cours de l’analyse, il est évident que ces discriminations ne fonctionnent pas comme une addition : chaque ‘combinaison’ doit être traitée en particulier. Les Italiennes appelées dans l’horlogerie le sont parce qu’elles sont en même temps immigrées, femmes et sans qualification reconnue.