Depuis six ans, l’année militante internationale s’ouvre avec la tenue du Forum social mondial dans une ville unique : à Porto Alegre (Brésil) ou, en 2004, à Mumbai (Inde). Cette fois-ci, il se réunira en plusieurs lieux. Dans le jargon propre aux forums, on parle d’un FSM « polycentrique ». Le processus prend ainsi une forme continentale. Il commence ce mois de janvier en Afrique à Bamako (Mali) et en Amérique latine à Caracas (Venezuela). En mars, il se poursuivra en Asie à Karachi (Pakistan). D’autres « fragments » du FSM seront peut-être organisés ailleurs encore. Chaque forum possède des caractères spécifiques.
Le forum de Bamako ouvre le bal du 19 au 23 janvier. Il revêt pour l’Afrique une importance particulière : engager une dynamique de mobilisation qualitativement plus large que par le passé, dans la perspective du prochain Forum social mondial « centralisé » qui se tiendra à Nairobi (Kenya) en 2007. Mais des enjeux clés concernent aussi les rapports entre l’Europe (et singulièrement la France) et le continent africain. Il s’agit évidemment de la question de la dette ou encore des migrations, après l’assassinat de migrants à la frontière entre Maroc et les enclaves espagnoles outre Méditerranée. Rappelons aussi que les Maliens ont joué un rôle pionnier dans l’organisation en France des sans-papiers. Le rendez-vous de Bamako est une occasion unique de consolider les liens solidaires entre syndicats, associations et ONG européennes et leurs correspondants en africains. La responsabilité des organisations françaises, notamment, est très directement engagée.
Le forum de Caracas suit immédiatement celui de Bamako. Ses enjeux politiques s’affirment d’emblée tant à l’échelle internationale (vu la confrontation entre Washington et la révolution bolivarienne) que continentale (vu les bouleversements politiques en cours dans des pays comme la Bolivie). A Caracas plus que dans tout autre forum, bon nombre de questions politiques et stratégiques seront au cœur des débats. L’an dernier déjà, lors du cinquième FSM à Porto Alegre, la gauche latino-américaine avait commencé à discuter des expériences brésiliennes et vénézuéliennes. L’accueil fait, en marge du forum, à Chavez comparé à celui fait à Lula manifestait les solidarités nourries par la radicalité bolivarienne et les désillusions suscitées par les abandons du gouvernement brésilien. Depuis, le contraste s’est encore accentué. Lors de la conférence de l’Organisation mondiale du commerce, en décembre dernier à Hongkong, le Brésil (avec l’Inde) a abandonné les pays du Sud en rase campagne. Il a ainsi permis qu’un accord s’impose, sous l’égide des Etats-Unis et de l’Union européenne, sur une déclaration désastreuse qui fait la part bien belle aux multinationales.
Le forum de Karachi devait, initialement, se réunir en même temps que celui de Caracas. Il a dû être reporté à la fin mars, à cause du tremblement de terre qui a frappé le nord du pays et le Cachemire l’automne passé. Comme en 2004, il permettra aux solidarités populaires de s’affirmer entre l’Inde et le Pakistan, deux Etats enfermés dans un dangereux face-à-face nucléaire et qui ont connu plus d’une guerre. L’organisation de ce forum est un véritable défi pour les mouvements pakistanais qui doivent ouvrir un espace démocratique malgré les pressions multiples exercées d’un côté par un régime militaire issu d’un coup d’Etat et de l’autre côté par des courants islamistes fondamentalistes très répressifs - sans oublier les pressions internationales exercées au nom du combat anti-terroriste et des opérations militaires occidentales à la frontière afghane. Il importe particulièrement, dans ces conditions difficiles, que le forum pakistanais reçoivent d’Europe l’appui qu’il mérite. D’autant plus qu’il s’agit aussi de continuer à inscrire (après le FSM de Mumbai et les mobilisations anti-OMC de Hongkong) les réalités asiatiques dans les consciences altermondialistes internationales.
L’expérience d’un FSM « polycentrique » est nouvelle. Elle ne va pas de soi. Dans quelle mesure ses forums continentaux seront-ils différents des forums régionaux initiés depuis 2002 - à l’image du prochain FS européen d’Athènes au mois de mai ? Un débat de fond traverse les instances du forum social depuis plusieurs années sur le rythme des initiatives et la meilleure façon de les rendre utiles aux luttes. Ce débat gagne encore en profondeur car nous sommes aujourd’hui confronté à des questions politiques sur lesquelles il n’y a pas encore de réponses unitaires à la hauteur des exigences : migrations Afrique-Europe, consolidation des processus de rupture en Amérique latine, lutte contre les dynamiques de guerre en Asie, construction d’alternatives à l’échelle européennes... Nous bénéficions, grâce au processus engagé en 2001 à Porto Alegre, d’un acquis collectif considérable. Mais un second souffle est maintenant nécessaire pour dynamiser les capacités de coordination internationale des résistances à la mondialisation libérale. C’est l’un des enjeux majeur de 2006.