Depuis environ un mois déjà, la Guadeloupe donne une leçon magistrale de résistance sociale au patronat local et au gouvernement français. Face aux progrès continus de la précarité, le peuple guadeloupéen a répondu par une grève générale sans équivalent dans son histoire. Quelle est la recette de ce succès ? Qu’est-ce qui a pu mobiliser à un tel point la population ? Il semblerait que les réponses résident dans la capacité du mouvement social à incarner les aspirations d’émancipation de la population.
L’aspiration à la dignité humaine
L’ampleur de cette révolte dément tout d’abord ceux qui la réduisent à l’action de quelques agitateurs en quête de notoriété. Lancé le 20 janvier dernier, l’appel à la grève générale a été suivi et relayé par une mobilisation massive de la population dans les rues. Un exemple : le 18 février, ils étaient entre 60 et 80 000 dans la ville du Moule, à l’est de l’île, à commémorer l’assassinat de cinq ouvriers de la canne à sucre par les forces de l’ordre en 1957. Cette manifestation a donc rassemblé entre 13 et 17% des 460 000 habitants de l’île. Imaginons un instant si 5 millions de manifestants se réunissaient jour après jour à Ottawa pour exiger une hausse des salaires…
Parti de la contestation du prix de l’essence le 20 janvier dernier, le mouvement social réclame des mesures pour lutter contre la vie chère et la misère sociale : augmentation immédiate de 200 euros des bas salaires, des retraites et des minima sociaux, prix régulés sur les produits de première nécessité, fin des prix artificiellement gonflés par rapport à la métropole, des logements sociaux, des emplois pour la jeunesse, des services publics aptes à remplir leurs missions, etc. Pas surprenant que la plateforme de 149 revendications du mouvement rencontre un accueil favorable au sein de la population. Celle-ci est touchée par un taux de chômage « officiel » de 22,7% (le taux réel est estimé à près de 40%) et la pauvreté atteint un niveau deux fois plus élevé qu’en métropole. La force de ces revendications semble être de réaffirmer le droit de la population à une vie digne de ce nom, de mettre fin à une « survie » précaire au rythme des « besoins de l’économie ». Cédric, jeune intérimaire : « Chercher un travail fixe et correctement payé, c’est comme tenter de décrocher la Lune. » [1] Le « Manifeste » des neuf intellectuels antillais explique en ce sens : « Nous appelons donc à ces utopies où le politique ne serait pas réduit à la gestion des misères inadmissibles ni à la régulation des sauvageries du « marché » ».
Le refus de la domination coloniale
Outre le fait d’exprimer les aspirations d’émancipation du peuple, la révolte de la Guadeloupe tire sa force également d’une conscience anticoloniale partagée et nourrie d’une mémoire contestataire. Face aux colonnes de gendarmes dépêchés à la hâte par Paris pour réprimer le mouvement, les manifestants chantent en créole : « la Guadeloupe est à nous, la Guadeloupe n’est pas à eux, ils ne feront pas ce qu’ils veulent dans notre pays. » Discriminations à l’embauche, verrouillage des postes de responsabilité par les métropolitains, rentes de monopole extorquées par les entreprises aux mains des békés (minorité descendant des colons antillais), réponse répressive du gouvernement – la Guadeloupe renvoie davantage l’image d’une colonie que celle d’un département appartenant à une République dont la devise est Liberté – Egalité – Fraternité. Cette réalité néocoloniale est âprement dénoncée par le mouvement actuel. Et cette conscience politique constitue un atout majeur car les classes dirigeantes de la métropole n’ont par conséquent que peu d’emprise sur la situation pour asseoir leur domination de manière légitime.
Un collectif unitaire et combattant
Enfin, la grève générale incarne pleinement le sens du mot créole « lyannaj » : rallier, rassembler, unir, solidarité, unité, attache forte. Le Collectif contre les profits outranciers (Lyannaj kont pwofitasyon – LKP), qui se trouve à la tête du mouvement social, regroupe 49 organisations (associations et syndicats) et son porte-parole, Elie Domota, témoigne d’une direction attachée à un langage de vérité face au pouvoir métropolitain et au patronat local. Interrogé par Libération le 17 février sur la suite à donner au mouvement, Domota répond :
« Oui, car nous n’avons pas le choix. Yves Jégo [secrétaire d’Etat à l’Outre-mer] dit que tout est réglé mais il nous a trompés et le gouvernement ne respecte ni sa parole ni ses engagements. La seule chose qui nous intéresse, c’est la signature de notre préaccord avec l’Etat et les patrons le 8 février, qui prévoit une hausse de 200 euros pour les bas salaires. Mais puisque personne ne nous écoute, nous sommes condamnés à être dans la rue. (…) Depuis quatre semaines, l’Etat fait venir des charters de gendarmes pour casser du nègre. Je reste ouvert au dialogue, mais aujourd’hui, il a choisi la répression et les Guadeloupéens vont résister. » [2]
On comprend mieux pourquoi le dossier « Guadeloupe » dérange à l’Elysée ; le gouvernement et les patrons français craignent que la Guadeloupe ne devienne un exemple pour les salariés de la métropole. Et cette peur est justifiée, car la Martinique et La Réunion montrent que ce type de mouvement est hautement contagieux, notamment en temps de crise et après un quart de siècle d’offensive néolibérale.