SHANGHAÏ CORRESPONDANT
Li Qiaoming, 24 ans, mort durant sa détention provisoire dans une prison du district de Jining, près de Kunming, dans le Yunnan, a bien été frappé à mort par ses codétenus. La porte-parole de la police l’a reconnu il y a quelques jours, fustigeant les « pratiques erronées de gestion » et les « manquements de la surveillance » dans l’établissement : le système de vidéo « était détraqué depuis six mois » ; des « caïds » ont acquis « une influence considérable ». Une demi-douzaine d’officiels du centre de détention, de la police et du gouvernement local ont été sanctionnés. Cet aveu, doublé d’excuses à la famille, est intervenu après trois semaines d’un étrange manège entre les autorités du Yunnan et les internautes de tout le pays.
Tout a commencé le 12 février, avec l’annonce lapidaire qu’un prisonnier était mort à l’hôpital de Kunming, quatre jours après s’être blessé en jouant à cache-cache dans sa cellule avec ses codétenus. Le cas émeut : Li Qiaoming, qui était d’ethnie baï, était jeune. Il attendait d’être jugé pour un délit mineur : l’abattage d’arbres sans autorisation.
L’hypothèse d’un jeu de cache-cache mortel est raillée par les internautes, qui n’en croient pas un mot. On échafaude des théories, on passe en revue d’autres cas de violence policière. En juin 2008, des milliers de jeunes étaient descendus dans la rue et avaient mis le feu au siège du parti à Weng’an, une petite ville du Guizhou, après que la police eut conclu un peu vite au suicide d’une adolescente retrouvée morte dans une rivière, alors qu’on soupçonnait un meurtre. Dépassés par les événements, les organes de propagande locaux avaient lâché la bride aux journalistes, considérant qu’une presse un peu plus critique valait mieux que des internautes enragés.
Au Yunnan, les rumeurs et les sarcasmes montent autour de l’improbable partie de cache-cache. Pour rester maîtres du jeu, les autorités imaginent une parade : créer un comité d’enquête composé de « netcitoyens » locaux et de représentants de la société civile. Une annonce circule sur les forums de discussion. L’appel à candidatures est clos le 19 au soir.
L’internaute Fengzhimoduan (Extrémité du vent), l’un des premiers à appeler, est désigné directeur du groupe d’internautes, composé de dix membres. Citoyen marginal est son adjoint. Le lendemain, le comité assiste à un compte rendu des faits par la police et visite la prison. Mais il ne peut ni interroger les codétenus de la victime ni visionner la vidéo de surveillance de la prison. Secret d’Etat, dit-on. « Ça ne nous laisse pas grand-chose à voir », constate Citoyen marginal.
La police a conclu que la victime, qui avait le rôle du chat, a attrapé l’un des cinq autres détenus qui participaient au jeu, une bagarre a éclaté et Li s’est cogné contre la porte. Le compte rendu des membres du comité provoque des dizaines de pages de réactions sur Internet : les uns posent de nouvelles questions, d’autres décrient un « piège » du département de la propagande.
Et puis, coup de théâtre. Par le « moteur de recherche à chair humaine », nom donné en Chine au travail collaboratif de recherche d’informations en ligne, on apprend bientôt que les deux dirigeants du comité, Fengzhimoduan et Citoyen marginal, appartiennent (ou ont appartenu) à des médias proches du pouvoir. Il n’en faut pas plus pour semer le doute : on les accuse de faire partie de la « bande à 5 centimes », ces internautes qui diffusent des opinions favorables au gouvernement.
Au département de la propagande du Yunnan, c’est un jeune cadre, Wu Hao, âgé de 37 ans, qui a piloté toute l’expérience. Cet ancien journaliste de Xinhua, qui affirme « résoudre les problèmes de l’opinion publique en ligne par les lois d’Internet », est l’archétype de ces jeunes loups « soucieux de montrer aux grands manitous du parti qu’il a compris la logique de l’ère d’Internet et peut fournir à Hu Jintao ce qu’il a demandé quand il incite à un nouveau mode de guidage de l’opinion publique », décrypte David Bandurski, spécialiste des médias à l’université de Hongkong.
Il offre sur son site, China Media Project, une analyse très documentée de la stratégie poursuivie. Mais la polémique qui monte sur Internet autour du rôle de Wu Hao et de son équipe pousse ce dernier à jouer franc jeu : dans un souci inédit de transparence, il met en ligne les conversations qu’il a eues avec le groupe d’internautes lui servant à mesurer la température de l’opinion publique. Un groupe dans lequel on retrouve justement des internautes membres du comité.
Entre-temps, la presse et la blogosphère se sont emparées de l’affaire : Internet, se félicite-t-on, a exercé une forme de supervision collective des abus de pouvoir et conduit à plus de transparence ; la Cour suprême a pu jouer son rôle et imposer une nouvelle enquête.
Dans le milieu des avocats, dont la marge de manœuvre est extrêmement réduite par l’arbitraire d’un système où police, administration carcérale et cour de justice sont inféodées à l’autorité d’un même comité du parti, on met en garde contre cet exercice de relations publiques qui n’a pas sa place dans la procédure légale, pour réclamer de vraies garanties de défense et de supervision.
Dans un récent éditorial, la revue Caijing assénait : « Pour que la vérité éclate, il faut plusieurs conditions institutionnelles de base, précisément l’indépendance de la justice, l’ouverture de la procédure au public (de manière que les avocats puissent exercer leur rôle) et la liberté d’expression. Ces conditions institutionnelles sont une garantie pour obtenir la vérité dans n’importe quelle société. Et la Chine en est pour l’instant dépourvue. »
Brice Pedroletti
Torture ordinaire et violences au quotidien
SHANGHAÏ CORRESPONDANT
Les dénis de justice et les abus policiers provoquent des réactions violentes chez les Chinois. Internet en est de plus en plus souvent la caisse de résonance. En avril 2007, Li Chaoyang, un juge de 38 ans placé en garde à vue pour corruption dans le Guangxi, meurt, selon la police, d’un « syndrome adulte de mort subite ». Le corps que récupère la famille est contusionné et recousu. Quelque temps après, raconte sur son blog l’avocat Liu Xiaoyuan, un détenu condamné à mort révélera le jour de son procès qu’il avait été battu par les gardiens et les autres détenus. L’avocat, qui anime une dizaine de blogs sur les problèmes de la justice, considère comme très répandue la pratique de la torture par la police pour obtenir des aveux, ou la violence en prison contre les suspects trop rétifs.
En 2003, Sun Zhigang, un étudiant graphiste du Hubei placé dans un Centre de rapatriement pour migrants du Guangdong, où il cherchait un travail, car il n’avait pas sur lui sa carte de résidence, fut battu à mort par d’autres détenus. Les gardiens avaient voulu donner une leçon à l’étudiant vindicatif. Là aussi, l’administration prétexta une crise cardiaque, avant que l’obstination de la famille et la mobilisation autour de l’affaire ne fassent éclater la vérité.
Le cas Sun Zhigang fut un tournant pour le mouvement de défense des droits mené par les avocats. Ceux-ci obtinrent l’abolition des centres de transit. « L’existence de caïds dans les prisons est encouragée par les gardiens, car ça leur permet de contrôler les prisonniers par leur intermédiaire », explique la militante des droits de l’homme Mao Henfeng à Shanghaï. Elle fut, dit-elle, passée à tabac à trois reprises lors des deux ans et demi qu’elle passa en prison pour perturbation de l’ordre public (elle fut libérée en novembre 2008). « J’étais attachée. Les gardiennes étaient là. Une dizaine de prisonnières me donnaient des coups. En échange, elles ont des avantages ou des remises de peines. »
Pour les dissidents, les pétitionnaires ou les membres du mouvement religieux interdit Falun Gong, les mauvais traitements ou la surveillance de la part des autres prisonniers sont systématiques : « C’est pire que pour les citoyens ordinaires, car on profite du fait qu’ils sont à l’écart de la société pour leur infliger le plus de mal possible, afin qu’ils renoncent à leur lutte. » Mme Mao dénonce une dérive récente : l’administration forcée de médicaments et de sédatifs. Elle en fut, dit-elle, la victime durant son internement.
Brice Pedroletti