La profondeur de la crise actuelle remet au goût du jour le débat sur le protectionnisme. Quelles sont les causes profondes de la crise et quelles solutions avancer ? Résumons rapidement la thèse de Jacques Sapir.
« En effet pour préserver l’emploi, les gouvernements des pays dont les entreprises sont soumises directement à la concurrence de la production à bas coûts et à faible protection sociale tentent de préserver le niveau des profits sur leur territoire (condition nécessaire pour éviter les délocalisations) en transférant les cotisations sociales des entreprises vers les salariés. (…) Cela contribue à peser sur le revenu de la majorité des ménages, qui ne peuvent maintenir leur niveau de consommation que par un recours croissant à l’endettement. (…) Au cœur de la crise ne se trouvent donc point les banques (…) mais bien le libre-échange, dont les effets sont venus se combiner à ceux de la finance libéralisée. (…) La déflation salariale importée y (en Europe et aux Etats-Unis) engendre une explosion de l’endettement des ménages. (…) La déflation salariale trouve son origine dans les politiques prédatrices menées, en matière de commerce international, par les pays d’Extrême-Orient depuis 1998-2000 à travers le libre-échange généralisé. (…) La déflation salariale importée s’est également installée dans l’Union européenne à la faveur de l’élargissement ». [1]
La thèse est cohérente. Sapir l’argumente par une batterie de chiffres montrant l’accroissement des inégalités, la baisse de la part des salaires dans la valeur ajoutée et l’explosion de l’endettement dans un certain nombre de pays. Si l’on pourrait discuter de la notion de déflation salariale [2], là n’est pas l’essentiel et les chiffres ne sont pas contestables. Il est indéniable que la part des salaires dans la valeur ajoutée a baissé dans tous les pays développés. Un rapport récent de l’OCDE [3] donne une baisse moyenne de 10 points pour les pays développés depuis 1976. Cela signifie que la masse salariale globale a augmenté à un rythme bien plus faible que le PIB. Mais, affirmer cela, ne dit rien sur la cause de cette situation et il ne suffit pas d’affirmer plusieurs fois que la déflation salariale est « importée » pour démontrer la réalité du phénomène.
Comme on l’a vu, Sapir date la déflation salariale de 1998-2000 et, dans le cas de l’Union européenne (UE), de l’élargissement de 2004. Or comme le rappelle Michel Husson [4] « le recul salarial est enclenché dès la première moitié des années 1980 ». Cette baisse de la part salariale s’est déroulée dans la décennie 1980, en France entre 1983 et 1998. Depuis la part salariale s’est à peu près stabilisée. On ne peut donc faire aucune corrélation entre celle-ci et la politique exportatrice à bas coûts salariaux de la Chine ou d’autres pays émergents ni avec l’élargissement de l’Union européenne qui datent de bien plus tard.
En fait ce recul salarial plonge ses racines dans la crise du fordisme des années 1970 qui a abouti notamment à un chômage de masse, dégradant ainsi considérablement les rapports de forces des salariés. Cette situation a été propice à une offensive généralisée des gouvernements et des patronats des pays développés contre les droits des salariés. Elle s’est traduite par des défaites sociales considérables qui ont permis de briser le rapport salarial construit dans la période fordiste et d’instaurer un nouveau type de capitalisme fondé sur la « création de valeur pour l’actionnaire ». Un nouveau rapport salarial a vu ainsi progressivement le jour, basé sur une précarité et une flexibilité accrues et sur la déconnexion entre l’évolution des gains de productivité et l’évolution des salaires.
La « déflation salariale » n’est pas « importée » de l’extérieur, elle se trouve au cœur du modèle productif néolibéral, résultat de l’inversion des rapports de forces entre le capital et le travail. Il ne s’agit pas d’une situation qui serait imposée aux gouvernements et aux entreprises, comme le laisse entendre Sapir, mais d’une volonté politique systématique, plus ou moins freinée par les réactions de mouvements sociaux, de remise en cause des droits sociaux. La déflation salariale n’est pas créée par la Chine ou les nouveaux entrants dans l’Union européenne, mais par les classes dirigeantes des pays du Nord et à leur bénéfice.
Certes Sapir note que ce processus « sert à enrichir encore plus une mince élite dont la fortune a littéralement explosé ces dernières années », mais il ne semble pas voir que ce phénomène trouve sa source dans l’avènement de la logique actionnariale qui domine le fonctionnement du capitalisme néolibéral. La baisse de la part salariale n’a pas servi à accroître la compétitivité des entreprises en augmentant l’investissement. Celui-ci est resté globalement stable. Elle a permis l’explosion des dividendes versés aux actionnaires qui passent de 3,2 % du PIB en 1982 à 8,5 % du PIB en 2007 [5]. En liant les dirigeants d’entreprise aux intérêts des actionnaires par une série de mécanismes financiers (stock-options, salaire indexé sur le cours de l’action, bonus divers), la logique actionnariale les pousse à augmenter sans cesse le niveau des profits. C’est ce mécanisme qui a nourri la financiarisation de l’économie.
Sapir fait du transfert des cotisations sociales des entreprises vers les ménages la conséquence directe de la concurrence des pays à bas coût du travail et à faible protection sociale. Le différentiel de salaire entre l’UE à 15 et les pays d’Europe centrale et orientale (Peco) est en moyenne de 1 à 6 [6] et va jusqu’à 1 à 30 avec la Chine. Comment penser que le transfert de quelques points de cotisation sociale serait à même de combler un tel écart ? On est loin du compte et le coût du travail dans l’UE à 15 et aux Etats-Unis, malgré la baisse de la part salariale, reste incomparablement plus élevé que dans ces pays. Le patronat n’a pas attendu la généralisation du libre-échange pour entonner sa complainte sur les « charges » des entreprises et le coût de la protection sociale. Sapir « oublie » une fois de plus le rapport entre le capital et travail pour ne faire de la baisse des cotisations sociales qu’une conséquence des délocalisations.
Une telle analyse ne peut expliquer un fait simple : pourquoi alors qu’il existe de tels différentiels de coûts salariaux, reste-t-il des entreprises dans les pays développés ? Pourquoi certaines relocalisent, même si ce phénomène est limité ? Certes, tout employeur cherchera à payer ses ouvriers le moins cher possible, mais ce n’est pas le seul critère qui entre en ligne de compte. Outre la qualité des produits [7], le coût du transport, l’existence d’un marché potentiel et d’infrastructures de qualité, c’est la productivité du travail qui est un élément essentiel. Un récent rapport d’information du Sénat [8] fournit des indications intéressantes sur les différentiels de productivité entre les pays émergents et les pays du Nord. Ainsi, le rapport indique que la productivité du secteur manufacturier en Inde ne représente qu’un peu plus de 2 % du niveau américain et moins de 3 % par rapport à l’UE à 15. Celle de la Chine est à peine supérieure : un peu plus de 5 % du niveau américain et moins de 7 % du niveau de l’UE à 15. Si les écarts de productivité sont moins importants avec les nouveaux Etats membres de l’UE, ils restent encore très importants : 20 % du niveau américain, 26 % de celui de l’UE à 15. Même si ces chiffres, notamment dans le cas de la Chine et de l’Inde, sont discutables, il ne fait pas de doute qu’il existe des écarts importants en matière de productivité. Ce sont ces différentiels de productivité qui expliquent en grande partie le fait que le tissu industriel n’a pas disparu dans les pays développés.
Sapir défend l’idée d’un « important tarif communautaire » pour protéger le marché de l’Union [9]. Mais l’instauration de mesures protectionnistes vise, pour lui, à « pénaliser non pas tous les pays pratiquant les bas salaires, mais ceux dont la productivité converge vers nos niveaux et qui ne mettent pas en place des politiques sociales et écologiques également convergentes ». On voit donc que les principaux pays responsables, pour Sapir, de la déflation salariale, comme par exemple la Chine, en seraient par là-même exclus au vu des différentiels de productivité, de même d’ailleurs que les Peco. Quel serait d’ailleurs le seuil qui déterminerait une convergence de productivité et à quels pays s’appliqueraient donc de telles mesures ?
Il préconise la mise en place de « montants compensatoires monétaires » au sein de l’Union européenne pour « compenser les écarts de taux de change, mais aussi de normes sociales et écologiques entre les pays de la zone euro et les autres membres de l’Union ». On peut se demander pourquoi faire une telle distinction entre les pays de la zone euro et les autres membres de l’Union ? Des pays comme la Slovaquie, la Slovénie, Chypre et Malte sont membres de la zone euro et ont des normes sociales très inférieures à celles de pays comme la France ou l’Allemagne, membres de la zone euro, ou de la Suède qui n’y appartient pas. Et pourquoi ne pas appliquer une telle mesure à l’Allemagne qui a imposé à ses salariés une baisse des salaires réels entre 1995 et 2006 pour booster ses exportations au sein de l’Union européenne au détriment de ses partenaires européens ?
Au-delà de ces contradictions, la mesure proposée par Sapir apparaît problématique d’un point de vue pratique. Sapir indique que la « recette des montants compensatoires devrait abonder un fonds de convergence social et écologique ». Or, si les montants compensatoires visaient réellement à compenser le différentiel salarial, ils devraient être très élevés et signifieraient, de fait, une interdiction des exportations venant des Peco. L’alimentation du fonds préconisé par Sapir pour aider ces pays serait donc inexistante. Mais si ces montants compensatoires sont faibles, ils n’auront alors aucun effet dissuasif.
Il faut sortir de ces contradictions. Il ne s’agit pas ici de nier les dégâts du libre-échange généralisé, notamment pour de nombreux pays du Sud, ni les drames sociaux qu’entraînent les délocalisations, et de les combattre, mais de refuser une analyse qui fait de « la Chine et ses voisins (les) responsables de la déflation salariale » [10]. La déréglementation financière et la liberté de circulation des capitaux, combinées au libre-échange, ont certes permis une mise en concurrence des salariés du monde entier, notamment en profitant des salaires partout plus faibles des femmes, qui a renforcé encore les rapports de forces créés par le patronat dans le cadre du capitalisme actionnarial. Mais ils n’en sont pas la cause. Comme le note d’ailleurs Sapir, de façon contradictoire avec le reste de sa thèse, le patronat prend « prétexte » de la concurrence des pays à bas coût du travail pour faire pression sur les salariés. Il ne s’agit effectivement que d’un prétexte, d’une pression psychologico-politique pour arracher des concessions supplémentaires au monde du travail. Elle pèse sans aucun doute sur les capacités de réaction des salariés. Mais ce n’est pas en tenant des propos qui légitiment, de fait, le discours patronal que l’on permettra à ceux-ci de mieux réagir.
Contrairement à ce qu’affirme Sapir le choix n’est pas entre protectionnisme et libre-échange et le combat pour l’Europe sociale n’est pas « la grande illusion » qu’il dénonce. C’est même la seule façon de sortir par le haut de la situation actuelle. Il s’agit, comme le Manifeste d’Attac-France et les Attac d’Europe le préconisent, d’imposer par des mobilisations sociales et citoyennes une série de mesures comme l’harmonisation par le haut des droits sociaux des salariés, en particulier l’égalité de rémunération entre les femmes et les hommes, la mise en œuvre de critères de convergences sociaux et fiscaux, une augmentation significative du budget européen pour aider les nouveaux entrants… Au-delà, il faut prendre une série de mesures visant à casser la logique du capitalisme actionnarial, telles que la fixation d’une rémunération maximale pour les dirigeants et d’un taux de profit maximal [11], une taxation plus importante des profits non réinvestis…
Que cela soit très difficile à réaliser, cela ne fait aucun doute. Mais est-ce vraiment plus difficile à mettre en œuvre que la solution illusoire qu’il nous propose qui suppose elle aussi de toute façon un accord unanime des pays de l’Union. A moins que sa proposition ne vise qu’à être appliquée dans un seul pays, en l’occurrence la France, ce qui signifierait dans ce cas une guerre commerciale généralisée et l’aggravation de la concurrence entre les différents pays de l’Union. Bref, l’exact contraire du but recherché par Sapir.