Sarah Benichou - Quel regard portes-tu sur la révolte des jeunes des banlieues populaires en France ?
Angela Davis - Ce soulèvement des jeunes des banlieues pauvres en France a de grandes similitudes avec les révoltes qui se produisent dans les ghettos aux États-Unis. Les émeutes de 1992, à Los Angeles, étaient fondées sur le même sentiment de frustration chez les jeunes noirs américains. On s’aperçoit que c’est le racisme qui y est pour beaucoup, en France aussi, lorsque l’on discute avec des jeunes comme je l’ai fait à Grigny, dans l’Essonne. Aux États-Unis comme en France, ces « troubles » ont les mêmes origines et nécessitent le même type de réponse, même si certaines différences existent, du fait des histoires différentes des ghettos américains et des banlieues françaises. Les jeunes exigent du changement social et la fin de la « ghettoïsation » et des discriminations envers les communautés de l’immigration post-coloniale.
Aux États-Unis, c’est la fin d’un système issu de l’esclavagisme qui est demandée par les jeunes des ghettos. Ces révoltes ne sont pas isolées de la lutte globale que des millions de gens mènent tous les jours. Comme la situation économique, politique et sociale dans les quartiers populaires est une conséquence directe des politiques internationales du FMI ou de la Banque mondiale, les révoltes de nos frères des quartiers populaires sont aussi une réponse à ces politiques. Les dirigeants ont une stratégie globale pour contrôler le monde, nous devons nous aussi en développer une et la révolte des ghettos doit en faire partie. Ce que montrent, de mon point de vue, toutes les révoltes qui prennent la forme d’émeutes, c’est la faiblesse des directions politiques. Lors des émeutes de Watts, en 1965, aux États-Unis, c’était extrêmement clair pour n’importe quel Noir américain qui participait de près ou de loin au mouvement des droits civiques depuis plusieurs années. Ces émeutes avaient eu une issue positive avec la création du Black Panther Party, en 1966, qui était un outil pour tous ceux qui voulait se servir de leur frustration comme d’une arme politique.
Tu parles de l’esclavagisme comme d’une logique économique et idéologique encore dominante aux États-Unis. Quel est ton avis au sujet de l’article 4 de la loi du 23 février 2005 qui réhabilite, en France, le colonialisme ?
A. Davis - Je suis très étonnée de voir à quel point la France a changé depuis ma dernière visite, en 1992. Aujourd’hui, vous avez connu l’état d’urgence et je me souviens de 1961, alors que j’étais à Paris pour mes études : les Algériens étaient victimes d’un racisme qui m’avait fait penser au système ségrégationniste américain. Dire aujourd’hui que la colonisation a pu avoir un rôle positif est abject et raciste. Je suis indignée. Cela montre que la poussée de l’extrême droite est aussi une réalité en France, et pas seulement aux États-Unis. De plus, toute la politique française semble empreinte de racisme, c’est une question qui va être importante à résoudre pour tous ceux qui veulent un changement social.
Tookie Williams a été exécuté le 12 décembre 2005 en Californie. Schwarzenegger, gouverneur de l’État, a déclaré qu’il ne pouvait gracier un homme qui avait dédié ses mémoires à des gens comme A. Davis, G. Jackson, Malcolm X, N. Mandela, etc. L’exécution de Tookie Williams est-elle un acte politique contre le mouvement noir ?
A. Davis - Depuis que Tookie a été condamné à mort, en 1981, une grande campagne de solidarité s’est développée aux États-Unis. J’étais à la prison lundi. La première chose à noter, c’est qu’un condamné est, pour la première fois, exécuté alors qu’une telle campagne a été menée. Le cas de Tookie Williams a relancé la polémique sur la peine de mort dans la société américaine. À la fin de sa déclaration, Schwarzenegger disait qu’il ne pouvait gracier quelqu’un qui prônait la violence comme programme politique et, ironiquement, la peine de mort s’est révélé l’outil politique violent qui sert de réponse aux problèmes de la société que soulevait, concrètement et symboliquement, Tookie. C’est un acte très politique contre le mouvement noir international et son histoire, surtout qu’il a également cité Nelson Mandela. Schwarzenegger l’a cité comme une personne dont on ne peut parler comme un héros, alors que cet homme est un héros pour la majorité des peuples du monde. En citant Mumia et d’autres, qui incarnent aujourd’hui l’insoumission, le gouverneur fait un procès à toute résistance à sa politique, qui est la même que celle de Bush. C’est là qu’il montre le lien qui existe entre la peine de mort et la guerre contre le terrorisme. De toute façon, cette exécution montre à quel point la peine de mort joue un rôle politique fondamental dans le développement d’une politique intérieure calquée sur le discours de George W. Bush : éradiquer les opposants - les « terroristes » - au modèle qu’il incarne. Mais la terreur vient de lui et de ceux qui le soutiennent : la violence, ce sont eux qui l’utilisent contre tous ceux qui veulent en finir avec l’injustice.
Interviewer Angela Davis est un événement pour n’importe quel militant, parce que tu fais encore partie, après tant d’années, du camp de ceux qui luttent contre ce système. Quel est ton moteur ?
A. Davis - Je ne suis pas une icône ou une image, je suis comme n’importe quel individu qui lutte mais, si une image me colle à la peau, c’est celle du mouvement noir. Si c’est ça qui fait d’une rencontre avec moi un événement, alors c’est que la lutte que nous avons menée est toujours une inspiration pour la jeunesse d’aujourd’hui et que nous n’avons rien fait en vain. C’est cette jeunesse qui est mon moteur depuis des années. Aujourd’hui, on assiste à une grande effervescence politique chez une jeunesse qui réinvente des stratégies originales et créatrices pour changer le monde. C’est ça qui me porte. Cette jeunesse veut changer le monde et le socialisme a besoin de ces luttes pour se construire. Mon objectif n’a pas changé et la jeunesse est plus révoltée et plus créative que jamais. C’est elle qui me permet d’avancer.