La question plonge de nombreux Chinois dans la perplexité. Et le fait qu’ils se la posent sincèrement est troublant. Depuis 2001, argumentent-ils, les investissements de Pékin permettent à la Région autonome du Tibet une croissance de 12 % par an, supérieure à celle de la Chine. Des villes modernes ont remplacé les villages en pisé, les routes et le chemin de fer ont désenclavé un quart du territoire chinois. Partout, on construit des logements, des hôpitaux, des usines, et bientôt un quatrième aéroport. Les Tibétains bénéficient du privilège inestimable d’échapper à la politique de l’enfant unique, la pire des contraintes en Chine. Ils ont droit à deux enfants pour les cols blancs et plus pour les nomades. Que veulent-ils de plus ? Beaucoup de Chinois, par ailleurs critiques sur bien des aspects du régime, se ferment à l’évocation du problème tibétain. A Pékin, des dîners entre amis tournent au vinaigre : « Vous, les Occidentaux, pourquoi défendez-vous le dalaï-lama ? » Ce n’est pas qu’un effet de la propagande, même si Pékin offre un festival ce printemps, en ce cinquantième anniversaire de la Libération des serfs au Tibet. La plupart des Chinois décryptent la novlangue du Parti et ne se privent pas de s’en moquer. Mais sur la question du Tibet, beaucoup relaient le matraquage du PCC : le dalaï-lama est un séparatiste masqué, les émeutiers de mars sont des voyous et les Tibétains mécontents, en gros, des ingrats.
Le Toit du monde est sans doute aujourd’hui le seul point de friction diplomatique grave entre Pékin et ses partenaires occidentaux. En Chine, il ne divise pas l’opinion. Sur le Tibet, peu ou pas de contestation. Ni d’ailleurs de compassion à l’égard des Tibétains, ou d’intérêt pour leur combat culturel. Il est évidemment difficile de s’informer, et encore davantage de s’exprimer sur le Tibet. Le sujet est en première ligne de la censure chinoise, même les journaux les plus audacieux relaient sans commentaires les dépêches de l’agence Chine nouvelle. L’an dernier, Chang Ping, rédacteur en chef du Southern Metropolis Weekly, avait publié un article, non pas dans son journal mais dans l’édition chinoise du Financial Times. Après les émeutes du Tibet, il revenait sur la campagne anti-CNN et antimédias occidentaux, qualifiés de « biaisés » par la propagande, et s’interrogeait sur l’objectivité des médias chinois. Il a été licencié provisoirement. Depuis, rares sont les éditorialistes qui s’aventurent hors des sentiers battus par le Parti.
Mais ce n’est pas qu’un problème d’accès à l’information, pour les Chinois. Beaucoup ne semblent vraiment pas comprendre qu’on puisse se battre pour sauver son identité et sa religion. La question est d’ordre culturel, entend-on souvent. La notion des droits de l’homme en Asie n’est pas celle de l’Occident. En Chine, avant la liberté, l’immense majorité des citoyens sont reconnaissants au Parti de les avoir sortis de la misère grâce à la politique de réforme lancée par Deng Xiaoping. Dans les années 1980, encouragés à s’enrichir par les dirigeants, les Han ont dit adieu à toute idéologie, et même « à toute morale » ainsi que le dénoncent de nombreux intellectuels. Pour beaucoup, le « socialisme à caractéristiques chinoises » est devenu un modèle économique, sinon politique.
Partout la Chine, deuxième puissance mondiale, impressionne et fait des envieux. Pourquoi pas les Tibétains ? Ils ne dédaignent pas de s’enrichir, mais pas au prix du renoncement à leur religion, à leur spiritualité, à leurs coutumes. Les émeutes sanglantes de mars 2008, initiées à Lhassa par les moines, avaient pris Pékin de court. Le gouvernement et beaucoup de Chinois étaient convaincus que la culture tibétaine, cette vieillerie, était soluble dans le progrès. D’ici peu, dans le Tibet modernisé, subsisteraient quelques monastères, symboles de la richesse culturelle au service de l’industrie touristique. La mort du dalaï-lama, 73 ans aujourd’hui, emporterait les vestiges d’une civilisation éteinte, comme celle des Mongols et des Mandchous.
Les images des échoppes chinoises incendiées dans les rues de Lhassa ou de Xiahe, et celles des inoffensifs commerçants han bastonnés par les jeunes Tibétains ont choqué l’opinion bien au-delà de leur violence. Les Chinois y ont vu, non l’expression d’une souffrance, mais un combat sanglant pour l’indépendance, guidé par le dalaï-lama. Le gouvernement n’a eu qu’à titiller le nerf nationaliste toujours à vif, et le Tibet s’est retrouvé isolé, physiquement et sociologiquement.
Un an après, c’est toujours l’incompréhension. Le régime a retrouvé ses réflexes autoritaires, signe de faiblesse plus que force, comme à chaque menace. La seule réponse est de verrouiller les frontières, d’interdire la présence de journalistes occidentaux (pour leur sécurité) et d’envoyer des troupes. L’essentiel est d’assurer la « stabilité » au Tibet comme dans le reste de l’empire, et de maintenir la croissance, opium plus puissant que l’encens. En Chine, le sujet semble consensuel.