Regroupés sur les marches en bois du domicile familial, les huit jeunes enfants de Wachara posent sagement pour le photographe. Les petites filles ont la tête enveloppée dans un foulard noir. Ils sourient tous quand on leur montre la photo prise par une caméra digitale. La maison sur pilotis est formée d’une vaste pièce entourée de cloisons en tôle et éclairée au néon. Kubaeraya est un hameau de la province de Yala, région dominée par les plantations d’hévéas et les bananeraies.
La veille, ils ont enterré leur père. Wachara, un saigneur âgé de 42 ans, « se rendait sur la plantation d’hévéas » quand il a été tué, le 28 avril au petit matin, à la hauteur d’un contrôle de police, rapporte son père, Seng, âgé de 69 ans. « En apprenant la nouvelle, je me suis évanoui, ajoute Seng. Il faut une aide pour les enfants », dit-il. Directeur de l’école primaire locale, Krissada confirme que la famille du patriarche est l’une des plus démunies du hameau.
Le 28 avril, Kubaeraya et le hameau voisin - moins d’un millier d’habitants en tout - ont perdu onze de leurs enfants lors d’attaques simultanées d’une quinzaine de postes de police dans l’extrême sud islamisé de leur pays. Cent huit assaillants, pour la plupart des jeunes armés de machettes, ont été tués. Les forces de sécurité, elles, ont perdu trois soldats et deux policiers.
Trente-deux musulmans, certains armés de fusils, ont trouvé la mort au chef-lieu de la province limitrophe de Pattani, à l’intérieur de la vieille mosquée de Krue Se, où ils s’étaient réfugiés. L’officier qui a donné l’assaut de la mosquée, à l’aide de lance-grenades et de gaz lacrymogènes, a reconnu que cette opération avait été une « erreur », qui a « peut-être offensé nos frères musulmans ». Des défenseurs des droits de l’homme, y compris l’ONU, ont réclamé une enquête.
A un quart d’heure de route de Kubaeraya, le chef-lieu de district de Ban Nyang somnole sous le chaud soleil de midi. « Ce matin-là, j’allais ouvrir mon magasin quand des policiers m’ont bousculé, ordonné de refermer mes grilles et de m’allonger sur le sol à l’intérieur, raconte l’un des épiciers du coin. J’ai entendu une centaine de coups de feu. A neuf heures du matin, nous avons reçu l’autorisation d’ouvrir. »
C’est à ce carrefour que dix habitants des deux hameaux ont été tués, le onzième est mort dans la mosquée de Kreu Se. « Le contrôle de police avait été installé moins d’une semaine auparavant », rapporte la propriétaire d’un autre magasin où l’on vend un peu de tout. Il a été démantelé depuis. Aucune trace d’impact n’est visible sur les murs ou les devantures. « Wachara a été achevé d’une balle dans la nuque », dit l’un de ses frères.
Les musulmans représentent moins de 5 % des 63 millions de Thaïlandais, dans leur immense majorité bouddhistes. Pour l’essentiel, les musulmans sont rassemblés dans le Grand Sud, frontalier de la Malaisie, et forment ainsi l’extrémité d’un vaste arc de cercle islamisé qui s’étend de leurs anciens sultanats jusqu’au sud des Philippines, en englobant la Malaisie voisine et l’Indonésie, premier pays musulman de la planète.
Depuis quatre ans, un réseau terroriste encore mal connu, la Jemaah Islamiyah, s’est manifesté dans le sous-continent. Une poignée de ses membres ont été arrêtés en Thaïlande, en particulier l’Indonésien Hambali, qui passait pour le cerveau de l’organisation et qui était un proche d’Oussama Ben Laden. Négligé par le pouvoir central, le Sud thaïlandais a également été le théâtre d’insurrections séparatistes dans les années 1970 et 1980. Dans la foulée, toutefois, une paix totale s’était étalée sur quinze ans.
Les troubles ont repris le 4 janvier dernier, à la faveur d’attaques coordonnées et d’un vol d’armes dans un dépôt militaire, dont quatre gardes ont été tués. Depuis, une soixantaine d’assassinats individuels ont eu lieu, des dizaines d’écoles ont été incendiées et quelques bombes artisanales ont explosé. Mais personne ne s’attendait à voir subitement de jeunes musulmans attaquer des postes de police au cri d’« Allah akbar ! ». Un piège ? L’atmosphère est, en effet, étrange dans cette région rattachée à la Thaïlande, à l’époque le Siam, en 1902. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le grand sud du royaume n’est pas à feu et à sang. En dépit d’une loi martiale décrétée en janvier, on y circule librement et sans risque apparent. Il n’y a ni couvre-feu nocturne ni camps de réfugiés.
Empruntée de nuit, la belle route qui conduit sur plus de cent kilomètres de l’aéroport de Hat-Yai à Pattani est loin d’être déserte. En outre, les relations entre les mollahs et la monarchie sont très bonnes : depuis son accession au trône en 1946, le roi Bhumibol s’est fait le défenseur des minorités et les musulmans bénéficient de nombreux projets royaux.
Si des agents de renseignement commencent à parler de rendez-vous nocturnes consacrés à l’entraînement sommaire de jeunes recrues, personne n’évoque la présence du moindre camp au fin fond d’une forêt. Parler de guérilla paraît encore incongru : aucune structure - pylône électrique, ponton - n’a été endommagée. Jusqu’ici, les principales armes ont été la machette, le briquet et le bidon d’essence. Aucun mouvement crédible n’a revendiqué la paternité des méfaits depuis le début de l’année.
Deux jours après les évènements, Kubaeraya n’avait toujours pas reçu la visite d’enquêteurs. « Même voilà trente ans, il n’y a jamais eu de séparatisme chez nous », affirme le père de Wachara. « Il n’y a jamais eu d’enlèvements dans notre coin. Nous avons perdu, le 28 avril, outre Wachara, deux lycéens et deux anciens élèves », dit le chef du hameau. Pourquoi ? « Ils n’ont jamais parlé, nous ignorions ce qu’ils faisaient. »
Un autre village a perdu les dix-neuf membres de son équipe de football, âgés de 19 à 26 ans, dans l’attaque d’un commissariat de police d’un chef-lieu de district de la province voisine de Songkhla. Là aussi les habitants affichent désarroi et stupéfaction. Les jeunes étaient revenus voilà trois semaines de Yala et de Pattani, où ils étaient pensionnaires dans des écoles musulmanes, pour la période des grandes vacances. La veille de l’attaque, certains d’entre eux auraient dit à leurs parents qu’ils s’absentaient pour trois mois d’activités religieuses.
Au chef-lieu de la province de Yala, dans le modeste local de l’Association de la jeunesse musulmane de Thaïlande, son président, Rawsedee, regrette que « certains jeunes utilisent leur bravoure de mauvaise façon ». Il affirme qu’aucun membre de son association n’a participé aux attaques du 28 avril. « Bien sûr, ajoute-t-il, nous ne sommes pas d’accord avec l’action de l’armée. » Une répression impitoyable ? Barbichu, âgé d’une quarantaine d’années, Rawsedee poursuit : « L’histoire de la répression par le gouvernement est longue. La solution serait d’organiser le développement de notre région, dont la gestion est mauvaise. » Que souhaite-t-il ? « Nous voulons l’application de la charia aux musulmans de Thaïlande, la finance islamique, l’enseignement islamique. »
Accrochée au mur, au-dessus de la banquette où Rawsedee est assis, figure une grande photo de Somchai, un avocat qui défendait des militants islamistes et qui a accusé la police de pratiquer la torture. On est sans nouvelles de lui depuis le 12 mars, et cinq policiers, dont trois officiers supérieurs, ont été inculpés dans le cadre de l’enquête sur sa disparition à Bangkok. Plus d’une centaine de musulmans sont ainsi portés disparus depuis le début de l’année, et, dit Rawsedee, « les gens du coin sont très fâchés ».
A Yala, Rawsedee fréquente la mosquée de Darul Jahid, où une centaine d’hommes et de garçons sont réunis lors de la prière du vendredi. L’un de ses amis, un enseignant, rapporte : « Il y a vingt ans, nous avons quitté la mosquée voisine car elle est tenue par le gouvernement. Ici, nous pouvons nous exprimer librement. Pendant treize ans nous nous sommes contentés d’une mosquée en bois, et, il y a sept ans, nous l’avons remplacée par du béton et du ciment. » Toutefois, faute d’argent, seul l’intérieur de Darul Jahid est achevé, et l’extérieur est un chantier dont les échafaudages sont entourés d’herbes folles parsemées de détritus.
Sur place, une source proche du gouvernement résume ainsi les principaux facteurs du conflit : « C’est la combinaison d’une résurgence du séparatisme musulman, de l’islamisation, d’activités mafieuses, y compris de la contrebande de drogues, et des intérêts politiciens aux niveaux national et local. Auparavant, les séparatistes ne pouvaient pas recruter de jeunes ; aujourd’hui, certaines mosquées et écoles coraniques enseignent le séparatisme ; il n’y a pas d’influence externe, pas de liens avec le terrorisme régional », ajoute cette source.
Des « bandits » et des « criminels », avait sur-le-champ déclaré, de son côté, le premier ministre, Thaksin Shinawatra, en promettant de retrouver les « cerveaux » des désordres. Lundi 3 mai, il s’est repris : « Des gens utilisent la religion de mauvaise manière, ils citent Dieu et paient des gens 300 bahts [6 euros] pour prendre des machettes et se battre contre les autorités », a-t-il estimé. Quant à ceux qui exploitent ainsi, à ses yeux, la religion, ce sont des « sales types ».
Dans le cadre de l’enquête sur le vol d’armes du 4 janvier, des mandats d’arrêt ont été lancés fin mars contre neuf individus, dont un député de la majorité protégé par son immunité parlementaire. Ils sont notamment soupçonnés de trahison et de détention illicite d’armes. A-t-on retrouvé la trace des 380 fusils d’assaut M-16 volés ? Personne ne paraît le savoir. Mais ces armes n’ont pas été utilisées le 28 avril.
Les habitants de Pattani ont profité du long week-end du 1er mai (le lundi 3 était également férié) pour visiter en famille et par milliers la mosquée de Krue Se, préalablement nettoyée par des policiers et les habitants. Les impacts de balles et de grenades sont visibles. « Nous avons peur que les répercussions à l’étranger, dans les pays musulmans, enflamment la situation », dit sur place une enseignante musulmane accompagnée de son mari, lequel opine du chef.
Krue Se, la plus ancienne mosquée de Thaïlande, est un bâtiment de briques classé qui remonte au XVIe siècle. Il n’a jamais été terminé et le gouvernement venait de dégager des fonds à cet effet. « Le destin de cette mosquée est de ne jamais être achevée, vous pouvez en tirer vos propres conclusions », relève un habitant de Pattani. L’histoire dira, en effet, si elle est destinée à devenir un lieu de pèlerinage, avec ses « martyrs », ou si elle demeurera un lieu de prières chargé d’histoire.
Situé non loin du hameau, au détour d’une petite route de campagne, le cimetière musulman de Kubaeraya abrite cinq monticules de terre fraîche alignés sous une toile de tente qui les protège de la pluie. Les circonstances de ces morts demeurent une énigme. « Là où ils sont morts, seul un policier a été légèrement blessé », rapporte un enseignant musulman. « Les gens ne comprennent pas ce qui s’est passé, ils sont incrédules », dit Krissada, avant d’ajouter : « Ils sont encore sous le choc, la colère viendra plus tard. »
De durs conflits d’intérêts, politiques et financiers, peuvent-ils faire le lit d’une résurgence du séparatisme chez des musulmans exaspérés de voir leurs enfants victimes de complots qui les dépassent ? Les intérêts personnels ou de factions politiques peuvent-ils faire chavirer la région ? « Contrairement à ce qui se passe ailleurs dans le royaume, l’islam peut servir chez nous de paravent à toutes sortes d’intérêts », répond un commerçant de Pattani. « On met les troubles sur le compte d’islamistes et on peut ainsi, poursuit-il, déstabiliser la région. Mais il est encore possible d’arrêter le processus. »
A Yala, sur un large panneau publicitaire, la photo du premier ministre Thaksin en train de saigner un hévéa est accompagnée de cette légende : « Je veux, pour mon pays et mon peuple, mettre mes connaissances et mon expérience au service de la résolution des problèmes de l’économie, de la corruption et de l’influence obscure des parrains. » Dans le sud profond de la Thaïlande, ainsi accusés mais pas nommés, les « parrains » ont encore l’aspect de « fantômes ».